
« Sailor et Lula » de David Lynch : Les forces du désir
L’art de l’acteur est employé dans Sailor et Lula de façon à donner une certaine idée du désir. Là, le désir-souffrance produit par une insigne perversité, ici, le désir-bonheur qu’inspire l’amour le plus simple ; l’un et l’autre se reflètent intensément ou monstrueusement dans le corps des comédiens.
« Sailor et Lula », un film de David Lynch (1990)
Le couple que forme Sailor et Lula est, à sa manière, un idéal. À première vue, ce ne sont que deux jeunes gens partageant avant tout une intense attirance sexuelle. Leurs ébats sont puissants. Ils touchent ensemble au plus grand plaisir. Pour exprimer cette exaltation des sens, en dehors des scènes d’amour dans les chambres d’hôtel, Laura Dern anime les lignes sinueuses de son corps pour faire l’effet d’une danse fougueuse ou alors d’une décontraction désinvolte ; le jeu de Nicolas Cage associe quant à lui un calme élégant et une mine charmante, évoquant l’interprétation classique d’un comédien de film noir, avec le déchaînement énergique d’un accès d’euphorie. À la fois contrôlé et débridé, le corps des deux acteurs montre le désir de leurs personnages comme une force de la nature.
Amour simple, amour physique, amour tout extérieur. En effet, Sailor ne semble pas tout à fait capable de comprendre tout ce qui hante l’esprit de Lula, bien qu’il en soit fasciné. Néanmoins, leur relation sans complexe donne une image peut-être simple mais merveilleusement libérée du couple amoureux. Lula peut faire une comparaison érotique entre son père et Sailor sans faire preuve d’aucune malsanité ; ailleurs, Sailor peut évoquer l’une de ses relations sexuelles avec une autre femme à Lula sans que cette dernière ne montre aucun signe de jalousie (au contraire, ça lui donne envie). Ensemble, ils s’amusent avant tout. Ils sont deux grands enfants ayant conservé leur naïveté et qui, devenus adultes, ont ajouté à leurs jeux ceux les plus érotiques de l’amour. Ce qui est miraculeusement absent de leur couple, c’est la souffrance qu’un désir malheureux pourrait produire.
Or c’est justement celui-ci qui anime la mère de Lula (Diane Ladd), bien décidée à détruire l’amant de sa fille en engageant le tueur Santos (J. E. Freeman) et la bande d’assassins détraqués que celui-ci jette aux trousses de Sailor. Comme la mère, tous sont d’abord motivés par une insigne perversité, sous l’emprise d’un désir qui n’est que frustration, pulsion et sadisme, ne supportant surtout pas qu’il soit pour d’autres source de bonheur. Ainsi, derrière la romance, le road movie et le film de gangsters, Sailor et Lula est avant tout le récit plus profond de ces deux faces du désir : le désir-bonheur que représentent Sailor et Lula et le désir-souffrance qu’illustrent les autres lancés à leur poursuite.

Le désir-souffrance est développé à travers une galerie de personnages truculents, monstrueux, obscènes, où là aussi, c’est l’interprétation et le physique des acteurs qui va donner à travers le corps — déformé et détraqué — l’image d’un certain désir. C’est l’oncle immonde de Lula qui la viole quand elle est âgée de treize ans ; ce chef mafieux à l’expression sinistre vivant dans son manoir entouré d’un sérail de femmes nues, immobiles comme des statues, en permanence lui tenant compagnie jusqu’aux toilettes ; ce trio de tueurs délirants, gesticulants comme des pantins, dont cette femme boiteuse qui hurle « fuck me » à l’instant où son compère tire une balle dans la tête du détective (Harry Dean Stanton). Enfin, la mère de Lula, en particulier le jeu exubérant de son interprète Diane Ladd, forme l’image parfaite et douloureuse du désir-souffrance. Ses grimaces figurent les pulsions qui de l’intérieur la rongent et concourent à sa propre auto-destruction. Version démoniaque de Cary Scott dans Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk (1955), elle est la sorcière produite par une société qui, derrière les vernis de la vie américaine, est dénuée d’amour. Alcoolique au foyer, américaine stéréotype ultra-fardée, elle est un masque horrible qui se révèle dans cette image saisissante de son visage recouvert de rouge à lèvres où ses fards, tout au contraire de séduire, inspirent finalement la terreur.
Au lieu de la tendresse, la violence ; tel est le désir-souffrance qui est sur le point d’anéantir le désir-bonheur dans cette scène paroxystique où Bobby Peru (William Dafoe dont le jeu évoque le serpent, la hyène, un animal prédateur) retient Lula dans sa chambre, l’enserre et réclame tout en lui caressant le corps qu’elle lui demande « fuck me » en échange de sa libération. Dans la douleur, le plaisir surviendra quand même, dégradé : Lula prononcera les mots avec une envie réelle. Peru la relâchera instantanément, l’abandonnant à son désir abîmé, à la honte.
Pour plusieurs raisons, Sailor et Lula et la série Twin Peaks du même David Lynch sont liés. D’abord, on retrouve dans le film de nombreux acteurs principaux de la série (les deux productions datent de la même année). Les deux abordent des thèmes semblables, tels que la criminalité au cœur de la vie américaine, le quotidien malheureux de la classe moyenne ou encore la perversion de la jeunesse. Par-dessus tout, les deux œuvres de Lynch ont le même sujet : la corruption du désir. Comme Laura Palmer, victime de la perversité de son entourage le plus proche, de son père et des membres de sa petite ville, Sailor et Lula risquent plusieurs fois de sombrer face au même antagonisme. Or, contrairement à Twin Peaks qui brouillent les issues derrière le mystère et le fantastique, Sailor et Lula propose une solution à ce mal du désir-souffrance : c’est ce couple, cet amour simple et sans douleur vivant d’un pur plaisir qu’incarnent Sailor et Lula ; mélange singulier de sensualité et de candeur, un bonheur enfantin qui trouve son expression dans le jeu mémorable des acteurs.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de David Lynch