Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Mia (Garance Marillier) marche dans la rue dans Rue des dames
Rayon vert

« Rue des dames » de Hamé Bourokba et Ekoué Labitey : L'économie du coup de pression

Des Nouvelles du Front cinématographique
L’air de rien, Rue des dames dame le pion à ce qui régente aujourd’hui le grand échiquier du cinéma français. Ce film, pas toujours bien chantourné mais toujours très inspiré, instruit néanmoins ce qui est si peu raconté et documenté, à savoir l’économie grise des petits services rendus, tous ces coups de pouce qui ont pour envers des coups de pression, coups de coude et sales petits coups tordus, et les décompensations qui en représentent le solde de tout compte.

 
 

« Tu glisses, tu suis, tu pousses, tu tiens
T’y crois, tu tires sur la laisse à chien
 »
(La Rumeur, « Saturé », Comment rester propre ?, 2023)
 
 

Avancer à coup d’entailles

Faussement dispersive, la narration de Rue des dames de Hamé Bourokba et Ekoué Labitey, piliers du groupe La Rumeur, s’y déduit d’une maille serrée de relations dont le point de concentration est donné par l’arrêt de métro La Fourche, à la croisée des 17e et 18e arrondissements de Paris, et dont la couronne a pour marge extérieure Gennevilliers. Très vite, des personnages s’imposent, précaires et galériens du quotidien que ne protège pas l’autoentrepreneuriat. On les colle, ces êtres à la peine qui se donnent toujours la peine de ne pas la montrer, on les suivrait presque aveuglément, intrigués de ne pas toujours tout saisir de leurs intrigues, en raison d’un scénario précis, très bien écrit, et d’une solide incarnation.

La distribution est en effet l’autre point très fort de Rue des dames. On pense tout particulièrement à Garance Marillier, la mine renfrognée à l’instar de son aînée Florence Loiret-Caille, et Sandor Funtek, ce croisement tout en insolence juvénile balançant entre Reda Kateb et Gérald Thomassin.

On avance mais à coup d’entailles. Chaque progression conduit à un resserrement redouté du récit, jusqu’à ses incidences dans les plis et replis de son principal corps conducteur, Mia, une jeune femme enceinte qui manœuvre à gagner le revenu complémentaire à son petit salaire de manucure.

Salon de beauté et VTC, hôtel une étoile et soirée champagne au roof-top des Champs-Élysées, voilà quelques points de connexion d’un tissu de motivations qui, s’ils sont la condition de circulation des personnages, ces êtres pressés à vivre sous pression des lendemains incertains, échappent toutefois longtemps à leur compréhension, rétives à leur assimilation. Ainsi on les suit, une manucure qui vivote à l’hôtel et branche ses clientes sur des nuits tarifées avec profit partagé, un chauffeur à son compte dont le cousin est un footballeur connu dont la célébrité risque d’être entachée par une affaire de mœurs, sans pour autant capter l’entièreté de la nature de leurs rapports.

L’intérêt concret qui tous les relie est doté d’une manière de rétivité qui trouve sa raison profonde dans la spécificité sociale de ce petit monde ainsi décrit, ce peuple indésirable à tous les populismes.

La rigueur documentaire s’allie à la fiction, elle en a besoin pour donner à voir, dans l’écart des rapports déduits, une violence peu montrée, à la dérobée du radar sociologique du cinéma français.

Mia (Garance Marillier) face à Issa (Bakary Keita) dans Rue des dames
© François Grivelet - Visuel fourni par The Jokers

Coups de pouce, de pression, décompensation

Avancer par entailles, autrement dit marauder dans des formes relativement mineures de l’économie informelle – ainsi un détournement de clientèle qui peut s’apparenter à du proxénétisme, ailleurs une grossesse perçue comme la possibilité d’un chantage – est un révélateur des développements actuels du salariat à l’ère du néolibéralisme accéléré, rogné par une précarisation galopante, incapable d’assurer un statut, de soutenir un désir d’autonomie. Le salaire ne suffisant plus, il faut alors se débrouiller dans la désaffiliation et la démerde doit puiser dans la nébuleuse grise de l’illégal et l’informel de quoi pouvoir compenser. À terme, la décompensation tombe comme un coup de pied dans le ventre, pas toujours spectaculaire (une baston reconduira à la case prison), jamais comme une punition (une fausse couche blesse la porteuse de l’enfant qui ne viendra pas).

Rue des dames marque un point décisif quand il extrait d’un naturalisme à la petite semaine la vérité obscène d’une économie des services rendus entre galériens du quotidien. Chaque coup de pouce s’accompagne en effet d’un coup de pression et tous y consentent, tous y cèdent, du footballeur au flic aux manières adolescentes et démonstratives, entre parents et enfants, entre cousins, entre amis.

Le coup de pouce a pour envers la pratique dominante du coup de pression qui, très loin de compenser le stress des résidents pressés d’un salariat effiloché, l’avive jusqu’à la rupture décompensatoire, le coup de coude comme un coup de pied. Cela qui n’aura jamais été expliqué par le gynécologue obstétricien de Mia, dont le message de prévention exclut le stress économique(1).

Coups de coude, de pied dans le ventre

Le renfrognement cède et casse. La laisse à chien des services rendus et des coups de pression étrangle jusqu’aux boyaux. Mia a mal au ventre, elle s’arrête et saigne, tandis que son amie Diane, enceinte de la star du football, garde son désir d’enfant pour elle, pur de tout équivalent monétaire. Le saignement est cruel aussi (cruor dit le sang qui coule) en marquant une différence générationnelle (Mia n’arrive pas au terme de sa grossesse, contrairement à sa mère, qui avant elle avait connu la précarité). D’une génération l’autre, la précarité aurait tellement été amplifiée qu’elle presse les désirs de maternité, coups de pouce et de coude, de pression et de pied – dans le ventre.

Rue des dames frôlerait lui-même la fausse couche (réalisé en 2021, il ne sort que maintenant sur un volant réduit de salles, en quasi-catimini). Il souffre cependant de sacrifier un excellent scénario, assorti d’une non moins excellente distribution, à une rhétorique filmique banalisée (le triptyque caméra à l’épaule-longue focale-gros plan fiche en l’air les arrière-plans mais c’est après tout non sans raison, les êtres sous pression ayant toujours la vue courte), en abusant d’un fond musical en flux continu (en dépit des indéniables qualités de la composition originale de Kim N’Guyen et Mosey).

Après Les Derniers Parisiens (2017), le second long-métrage de Hamé et Ekoué vaut toutefois mieux que l’idée d’un scénario de Jacques Becker filmé par Spike Lee et qui rêverait de J’ai pas sommeil (1993) de Claire Denis. Il damerait ainsi le pion aux meilleurs cinéastes sur ce créneau (Rabah Ameur-Zaïmeche), et tutoierait de belles réussites récentes (De bas étage de Yassine Qnia), en renvoyant à ses chères études les recentrages contrariés d’un auteur bien rangé (Ladj Ly).

Notes[+]