« Rodin », Le regard en force : Interview avec Jacques Doillon
Avec Rodin, Jacques Doillon tente de dégager l’essence du personnage à travers sa relation aux femmes et au travail. Dans cette interview, il revient sur quelques grands aspects de son film : sa représentation de Rodin, le triangle amoureux, sa méthode de travail, le décor et les costumes.
« Rodin », un film de Jacques Doillon (2017)
Dans leur Rodin, Jacques Doillon et Vincent Lindon tentent de dégager l’essence du personnage à travers sa relation aux femmes et au travail. Si l’ombre de la figure patrimoniale du sculpteur qui plane sur le film et l’ambiguïté du regard porté sur les personnages féminins posent question, le portrait de l’artiste en obsessionnel et le travail de mise en scène sur les corps restent passionnants. Nous avons pu rencontrer le cinéaste durant une bonne demi-heure. La générosité de ses réponses nous a permis de dégager quelques grandes lignes de sa démarche de metteur en scène, tout en restant focalisés sur Rodin.
On retrouve dans Rodin la figure du triangle amoureux, qui est une récurrence assez flagrante de votre cinéma. Il y a factuellement le trio Camille Claudel/Auguste Rodin/Rose Beuret, mais l'on pourrait aussi envisager le fait que le véritable trio soit en réalité Camille Claudel/Rodin/l’art et sa pratique. Le travail de Rodin et son obsession pour son œuvre n’est-il pas la troisième instance de ce triangle ?
J’ai l’impression que si le triangle est aussi présent dans mes films, c’est parce qu’il est présent partout dans la vie. 2 + 1, c’est la base de tout. Dans un feu de cheminée, si vous mettez deux bûches, ça ne va pas prendre, mais si vous en ajoutez une troisième, ça va s’enflammer. Et comme je suis intéressé par la flamme et par le départ des flammes, je suis obligé de mettre cette troisième bûche. Mais, hors plaisanterie, c’est vrai que, dans ce film, l’art fait incontestablement partie du trio. Je pense même qu’il en est la toute première instance. En fait, Rodin est partagé entre deux femmes car il a la passion avec Camille et la force d’habitude avec Rose. Mais Rose représente son milieu. C’est là d’où il vient et, quand il est avec elle, il est chez lui. La relation qu’il a avec elle n’a pas grand-chose à voir avec celle qu’il entretient avec Camille, de sorte qu’elles ne sont pas directement en compétition. Dans les faits, c’est vrai qu’il y a eu une sorte de bagarre entre les deux relations durant quelques années, mais je doute un peu du fait que Rodin aie véritablement envisagé de quitter Rose. Elle représente la femme de l’ombre, discrète, qui est à la fois une servante et une maîtresse, qui sera toujours là mais qui est comme un à-côté pour lui. Je pense donc que la grande affaire de sa vie, c’est effectivement son travail. Les femmes, que ce soit l’une ou l’autre, arrivent de tout manière en seconde position. C’est quelqu’un qui se lève pour aller travailler à son atelier, et rentre chez lui quand il n’a plus assez de lumière. Il est accaparé par la force et le bonheur du travail, qui le placent dans une forme d’isolement qui excluent tous ceux qui sont autour. Stefan Zweig a raconté une anecdote dans un texte qu’il a écrit sur Rodin. Il était invité à son atelier et, après lui avoir montré une sculpture, Rodin a repéré un détail sur cette sculpture qui ne lui plaisait pas. Il s’est alors mis a le retravailler, finissant par oublier totalement que Zweig était là. Zweig décrit ce moment comme si Rodin était possédé, en extase, et il dit qu’il avait l’air de rajeunir d’une dizaine d’années. Puis quand il eut fini ce travail, Rodin fit mine de vouloir fermer son atelier, car il avait complètement oublié la présence de Zweig. On voit là la force, l’excitation inouïe à travailler, et en même temps la solitude que cela crée.
Quand on fait un film autour d’un artiste et du regard qu’il porte sur son œuvre, dans quelle mesure ne parle-t-on pas de soi-même ?
Ce qui est sûr, c’est que sa méthode, sa façon de travailler, me plaît. Si c’était quelqu’un qui avait attaqué la pierre avec des outils en main, j’aurais probablement moins été intrigué par son œuvre. Ce n’est intéressant que parce qu’il y a infiniment de réflexion et de temps avant d’arriver à la forme définitive. C’est dans la terre qu’il trouve la forme et il prend le temps pour y arriver. Tant qu’il n’est pas satisfait, il ne lâche pas. C’est pour ça qu’il est toujours en retard sur ses commandes, comme on peut le voir dans le film avec sa statue de Balzac : entre la commande et le résultat définitif, il y a sept ans qui s’écoulent. Il ne travaille pas sept ans sur cette seule sculpture, mais il prend son temps pour chercher. Il ne travaille pas de façon industrielle. Ce n’est pas quelqu’un qui est dans la maîtrise totale, il est aussi attentif aux accidents et au hasard. C’est là où je me retrouve car, en tournant des scènes, j’ai le sentiment de chercher constamment. Je n’ai jamais voulu arriver sur un tournage avec le découpage ni avec l’idée de ce que j’allais faire. Les premières personnes que je vois le matin, un jour de tournage, ce sont les acteurs. Je revois le texte avec eux et je fais la mise en place. Puis, une fois que la mise en place est faite, je demande aux techniciens de venir. À partir de cela, on avance et on cherche, mais je ne sais pas à l’avance ce qu’on va trouver. J’ai donc l’impression que ma façon de travailler est assez proche de celle de Rodin, dans cette recherche et cette disponibilité aux accidents et au hasard. En travaillant comme ça, si ça fonctionne, le résultat est imprévisible et étonnant. Évidemment, le cinéaste a moins de temps que le sculpteur pour arriver à cela. Pour une scène, on n’a que quelques heures, moins d’une journée. Mais si l'on ne perd pas de temps avec la lumière et plein de détails superflus, ça nous laisse cinq bonnes heures pour travailler avec les acteurs, ce qui est essentiel. C’est pour ça que je fais beaucoup de prises. Avant, je pouvais aller jusqu’à 28 prises. Depuis que je travaille avec deux caméras, je pense qu’on en est à une bonne quinzaine. Mais en tout cas, il faut chercher. Quand Picasso dit « je ne cherche pas, je trouve », ce n’est pas sérieux. C’est une boutade pour intriguer la critique ou amuser quelques amis. Mais quand on voit la quantité énorme de travail que cet homme-là a abattu, on se rend compte que cette petite phrase n’a aucun sens. Donc, cette façon de travailler de Rodin, de chercher la forme dans la terre, je la comprends très bien. Aujourd’hui, la plupart des films se font à l’encontre de cette idée de recherche. La plupart des réalisateurs arrivent sur le tournage avec un story-board bouclé, qui a été préalablement donné à toute l’équipe du film. Et donc les premières personnes présentes sur le plateau sont les techniciens, qui font en sorte que ce qui a été prévu dans le story-board soit respecté à la lettre. Je ne dis pas qu’on ne puisse pas faire des films corrects de cette manière mais ma conviction à moi, c’est qu’on ne peut pas trouver des choses bien formidables en procédant de la sorte. Je n’y crois pas du tout.
Pourquoi avez-vous choisi en particulier de vous pencher sur la relation de Rodin avec Camille Claudel, et sur son travail sur la statue de Balzac ?
J’avais l’impression que je ne pouvais pas faire un film sur Rodin sans aborder ces aspects-là qui sont ce qui font son personnage : sa relation avec les femmes et son obsession pour son travail. Une autre option que j’aurais pu prendre aurait été de me pencher uniquement sur cet aspect « au travail », en réduisant la dramaturgie à une séance de travail dans son atelier. On pourrait imaginer une grande scène d’une heure et demi où on le verrait travailler, et ça serait forcément intéressant, mais il faudrait dans ce cas-là faire appel à un vrai sculpteur, qui soit capable d’avancer sur une œuvre et de la façonner. Vincent Lindon a beaucoup travaillé en amont pour reproduire les gestes d’un sculpteur, mais de là à travailler durablement sur une œuvre, ça ne me paraît pas jouable. Mais si l'on veut faire un film un peu biographique, pour essayer de dégager l’essence d’une personnalité, on est bien obligé d’en passer par mettre un peu de tout : les œuvres, les relations avec les femmes, avec les modèles, etc. Maintenant, je me suis focalisé sur ces choses-là qui me paraissaient essentielles, et j’en ai minimisé d’autres, comme par exemple sa relation avec Bourdelle, qui fut son élève et qui a beaucoup sculpté pour lui. Mais si j’avais voulu développer des personnages comme celui-là, il m’aurait fallu beaucoup plus que deux heures. Il faut savoir resserrer le propos sur deux ou trois éléments déterminants.
Comment avez-vous travaillé pour prendre en compte les éléments de décor et de costumes liés à l’époque où se déroule le film, sans que cela ne devienne trop envahissant ?
Je me suis vite rendu compte qu’il ne fallait pas s’attacher aux détails de vraisemblance historique. Je me souviens par exemple d’une conversation que j’ai eue avec Pascaline Chavanne, la chef costumière, à propos d’une photo de Camille Claudel, dans laquelle son arrière-train était assez proéminent. Il s’agissait en fait de la tournure, qui est une sorte de dérivé de la crinoline, et qui a existé une bonne dizaine d’années après le second Empire. Personnellement, je trouvais ça très laid et, à mon grand bonheur, Pascaline a suggéré avant que je ne le fasse de ne pas l’utiliser dans les costumes. De la même manière, je n’ai absolument pas voulu encombrer le film des chapeaux pour les hommes, qui étaient pourtant pratiquement une obligation à l’époque. Mais cela aurait apporté une distance que je ne souhaitais pas. On m’a aussi parlé de la myopie de Rodin, qui aurait impliqué que Vincent Lindon porte des lunettes pour le rôle. Mais là aussi, c’est une contrainte qui aurait joué contre le film et contre mon instinct. Ce qui m’intéresse, c’est la force du regard. Et si je lui avais mis des lunettes, j’aurais dû lutter contre les reflets dans les verres pour pouvoir capter son regard. On s’est débarrassé de pas mal de choses inutiles qui auraient mis à distance le spectateur. J’assume de ne pas faire un « film d’époque » en bonne et due forme. Il faut se rendre à l’évidence que le film d’époque est une notion qui n’a aucun sens. Quand on recrée une époque, on est de toute façon dans une non-vérité sur des tas de choses, à commencer par la façon de parler, de placer la voix, etc. Et à côté de ça, il faudrait affubler le tout d’une « vérité » photographique ? Ça n’a pas de sens. D’ailleurs, l’acteur aussi perd de sa concentration en devant faire attention à ces détails vestimentaires ou d’accessoires qui n’ont aucune utilité. D’ailleurs, j’ai l’impression que ça n’a vraiment de l’importance pour personne. À la sortie du film, je vais probablement avoir des reproches qui vont m’être adressés à propos de plein de choix que j’ai faits, mais certainement pas à propos des chapeaux ou des lunettes.
Dans les décors du film, le plus important et le plus significatif est celui de l’atelier, que vous filmez sous tous les angles. Comment vous êtes-vous approprié cet espace ? L’avez-vous reconstitué à partir de photos ou l’avez-vous « ré-imaginé », d’une certaine manière ?
On ne pouvait pas le reconstituer. En fait, Rodin a eu six ateliers à Paris et quelques-uns du côté de Meudon. Ce qu’on a essayé de faire, c’est recomposer un atelier en regardant attentivement tout le matériel photographique dont on disposait mais en ne reproduisant pas tout à l’identique, toujours dans cette idée de ne pas chercher en vain une « vérité » qui serait inatteignable. Il fallait constituer un espace différent et homogène. Il y a une espèce de pièce centrale, dans laquelle on a placé la Porte de l’Enfer, puis on a disposé d’autres œuvres reconnaissables un peu partout. Mais, en sachant que Rodin avait plusieurs ateliers, on savait qu’en mettant toutes ces œuvres dans un seul atelier, la reconstitution était forcément « fausse ». L’idée était donc d’arriver à quelque chose qui ressemble étrangement à l'un de ses ateliers. Il fallait recréer une certaine allure bordélique que l’on y retrouvait. Et il y a une série de pièces que l’on trouvait dans tous ses ateliers et que l’on a donc recréées : une pièce pour manger, une autre pour travailler le plâtre, un endroit où il travaillait avec ses modèles, un petit vestiaire où les modèles se changeaient, etc. L’endroit que l'on a trouvé pour y recréer l’atelier est une ancienne fonderie, qui est toujours en bon état et qui dispose de très grandes baies vitrées, ce qui a permis au chef opérateur, Christophe Beaucarne, de l’éclairer de l’extérieur, à son bon vouloir.
Vincent Lindon donne une dimension massive au personnage, et vous le filmez dans cette optique-là, de dos, un peu comme un animal. Il se déplace d’ailleurs un peu comme un félin, que ce soit entre les statues dans l’atelier ou dans les ballets amoureux que vous orchestrez...
Oui, Vincent et moi avions le même sentiment à ce sujet. D’ailleurs, les écrits décrivent Rodin comme un taureau, un lion, comme quelqu’un d’une rare puissance. Quand on fait des recherches sur lui, c’est quelque chose qui émerge assez vite, cette puissance animale. Il est arc-bouté, un peu comme une cathédrale, les pieds fixés au sol. Dans une scène à contre-jour, on l’a placé dans une position vraiment très arc-boutée, les jambes écartées, etc. Et vers la fin du tournage, je suis tombé sur une caricature que Bourdelle avait fait de Rodin, qui le représentait exactement de la même manière. On avait donc reproduit une image qui tendait à exprimer l’essence de Rodin, sans même la connaître.
Propos recueillis le 8 mai à Bruxelles par Thibaut Grégoire, en collaboration avec Thibault van de Werve (Cinephilia)