« R.M.N. » de Cristian Mungiu : La valse inachevée
Dans R.M.N., la musique, pourtant sans cesse avortée, devient le seul moyen de dépasser les barrières du langage, de rêver à un monde où les individus se détachent de la haine et de la violence en parvenant enfin à s'accorder. Inspiré par In The Mood For Love de Wong Kar-wai, auquel R.M.N. répond en miroir, Cristian Mungiu filme un amour platonique qui ne se concrétise jamais, Mathias observant la maison comme un spectateur-voyeur devant une fenêtre-écran : un spectateur qui fantasmerait de vivre une grande histoire d’amour qui va à l'encontre de ses "principes", comme celle des personnages de Tony Leung et Maggie Cheung.
« R.M.N. », un film de Cristian Mungiu (2022)
Il y a une citation musicale et cinéphilique pour le moins inattendue au sein de R.M.N. de Cristian Mungiu. Comme souvent dans ce type de cinéma, il n’y a aucune musique extradiégétique. Cependant, le réalisateur roumain ne se prive pas d’en utiliser régulièrement à l’intérieur du récit, qu’il s’agisse de musiques jouées en direct avec des instruments ou qu’elles soient transmises par un poste de radio ou un ordinateur. Ces différentes mélodies, cependant, sont sans cesse interrompues, par une intervention extérieure ou directement par une coupure de montage. À travers ces différents morceaux avortés semble se raconter une tentative de dépasser les obstacles du langage.
Cela a beaucoup été commenté, il y a de nombreuses langues dans R.M.N., le village de Transylvanie y devient une sorte de Babel moderne ; ces différents idiomes se mélangent et progressent petit à petit vers le chaos, cristallisé dans le fameux plan fixe de 17 minutes à la fin du film. La musique devient alors le seul moyen de dépasser ces barrières, de rêver à un monde où les individus dépassent la haine et la violence et parviennent à enfin parler la même langue. C’est ce qu’exprime par exemple la scène où Csilla (Judith State) dîne avec les nouveaux arrivants Sri-lankais et que l’un d’eux commence à jouer du Beethoven en faisant résonner les verres d’eau. Ce petit concert harmonieux sera bien vite interrompu par le jet d’un projectile en feu qui brise une fenêtre : la violence semble l’emporter sur la musique, le feu sur l’eau.
Mais c’est une autre citation de R.M.N., en trois temps, qui nous intéresse. Elle concerne la relation entre Csilla et son ancien amant Mathias (Marin Grigore), de retour dans le village après avoir échoué à réussir professionnellement à l’étranger. La jeune femme est chez elle, elle joue au violoncelle un morceau que bon nombre de cinéphiles reconnaissent immédiatement : le thème de Yumeji, composé par Shigeru Umebayashi et popularisé par le film In The Mood For Love de Wong Kar-Wai. Le plan suivant montre Mathias épiant la jeune femme depuis l’arrière de la maison, se masturbant, puis faisant tomber un instrument de jardin qui interrompt la musique. Csilla ouvre la porte, et lui indique de venir par la porte d’entrée s’il souhaite lui rendre visite. L’homme refuse l’invitation et s’en va.
La musique répétée par Csilla symbolise probablement, elle aussi, la tentative de dépasser la violence et d’espérer une histoire d’amour entre les deux personnages. Le fait de choisir un thème aussi iconique invite également à aller plus loin : la musique serait une métonymie d’In The Mood For Love, de son couple, voire du cinéma romantique, poétique, lyrique que représente Wong Kar-Wai. Ce rapprochement est renforcé dans R.M.N. par le plan de Mathias observant la maison, comme un spectateur-voyeur devant une fenêtre-écran. Un spectateur qui fantasmerait de vivre une grande histoire d’amour comme celle des personnages de Tony Leung et Maggie Cheung. Une histoire qui semble cependant impossible, puisqu’il reste à l’extérieur de la maison, incapable de traverser l’écran. D’ailleurs, son geste de masturbation pourrait aller dans ce sens, une manière provocatrice pour Mungiu de « salir » l’œuvre de Wong Kar Wai, un geste de perversité en totale opposition à la pudeur quintessentielle qui caractérise le film hongkongais.
L’opposition entre les deux couples semble d’ailleurs continuer avec une deuxième citation du même thème un peu plus tard dans R.M.N. où Csilla, dans la même pièce, rejoue la fameuse valse sur son ordinateur : quelques secondes plus tard, comme par un lien de cause à effet, elle entend Mathias frapper à sa porte. Cette fois, pas de contrechamp sur l’extérieur : elle lui ouvre, il entre et lui caresse l’épaule. Mungiu ne montre pas ce qui se passe ensuite, et enchaîne avec une scène qui a lieu à l’usine le lendemain matin, créant là une rupture entre la mélodie romantique et le bruit des machines industrielles. Nous comprendrons ensuite que les deux personnages se remettent à coucher ensemble, sans pour autant assumer des sentiments amoureux : Mathias ne parvient pas à lui dire « je t’aime » dans sa langue maternelle, elle se montre hésitante à lui tenir la main en public. La musique accompagne cependant cette tension, ouvrant la possibilité aux personnages de trouver cette harmonie, surtout pour Mathias, pris entre son désir et cette part de féminité qu’il refuse chez son fils, ou la violence de ses homologues masculins. Cette romance, qui semble advenir grâce à la musique d’Umebayashi, dessinerait peut-être ainsi un contrepoint à celle de Monsieur Chow et Madame Su. Le couple d’In The Mood For Love représenterait le figement de la passion amoureuse, d’un amour platonique qui ne se concrétise jamais ; celui de R.M.N. passe à l’acte assez vite mais ne parvient pas à toucher du doigt une véritable vibration amoureuse, contrairement à leurs aînés. Mungiu voudrait peut-être répondre à l’amour courtois de Wong Kar Wai par une romance plus prosaïque, y compris dans sa banalité, ses faiblesses, ses lâchetés.
Enfin, la valse amoureuse revient, pour quelques petites secondes, hanter les derniers instants de R.M.N.. La relation entre Mathias et Csilla semble arriver à son terme. Mathias erre dans le village, un fusil à la main. Après avoir exploré plusieurs lieux, il revient dans la maison de sa maîtresse, lieu matriciel de leur romance. Cette fois-ci, il entre par la porte de devant. Il fait face à Csilla, qui répétait une fois de plus le thème de Yumeji au violoncelle. Prise de panique, elle arrête la musique immédiatement et sort par la porte de derrière, inversant donc le mouvement précédent où c’est lui qui entrait par cette même porte. Ils sortent, et le film se termine sur une scène finale énigmatique qui semble signifier que le personnage – mais peut-être s’agit-il de l’ensemble de la communauté – est entré dans un point de non-retour vers la sauvagerie. Quoi qu’il en soit, cette dernière sortie de la maison indique une direction claire pour le couple : il n’y a plus d’avenir possible pour cette romance, ils sont bel et bien sortis de la fenêtre-écran, ils ne vivront jamais à l’intérieur d’In The Mood For Love et leur valse restera inachevée.