« Rien à foutre » d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre : La nouvelle vie d’Adèle
Présenté lors de la Semaine de la Critique à Cannes, le premier long métrage de fiction d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre fait de la présence de son actrice principale, Adèle Exarchopoulos, un véritable sujet à part entière, un enjeu théorique et de mise en scène, qui le fait dépasser les terres pourtant arpentées du psychologisme et du récit de l’acceptation. Huit ans après La Vie d’Adèle, la présence et le jeu de l’actrice trouvent dans Rien à foutre un autre écrin à partir duquel la fascination peut à nouveau opérer et l’attachement se créer.
« Rien à foutre », un film d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre (2021)
Dans le film de sa « naissance au cinéma », La Vie d’Adèle en 2013 – même si elle avait déjà joué dans quelques autres films plus confidentiellement auparavant –, Adèle Exarchopoulos était déjà le sujet du film d'Abdellatif Kechiche, placée au centre de celui-ci, de son titre, de toutes ses scènes et de presque tous ses plans. Plus que de suivre le personnage et l’actrice dans des situations données, le film embrassait complètement leur mouvement, leur développement, leur « vie » pour en faire son objet, beaucoup plus que l’intrigue vaguement héritée et peu respectée de la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude de Julie Maroh, dont il était a priori inspiré. Avec ce film qui lui était entièrement dédié, Adèle Exarchopoulos imposait son visage et sa présence à l’écran, aidée par un film qui l’habitait autant qu’elle l’habitait. Huit ans plus tard, alors que l’on a suivi la carrière inégale de la jeune comédienne en fonction des intérêts variés qu’éveillaient en nous ses collaborations avec des cinéastes plus ou moins appréciés, force est de constater que plus aucun autre film ne l’a placée dans une position similaire, celle de posséder un film dans son entièreté, du début à la fin, de lui dicter son rythme ou d’adopter le sien au point que les deux se confondent. C’est avec Rien à foutre d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre que l’on retrouve finalement une situation comparable, même si le dispositif mis en place est assez différent.
La partie et le tout
C’est peu dire qu’Adèle Exarchopoulos est omniprésente dans Rien à foutre. Les seuls plans dans lesquels elle ne figure pas sont des plans aériens – sur le ciel, les arbres, les avions, etc. – venant ponctuer certaines scènes et qui sont souvent filmés dans un format qui n’est pas le même que pour la plupart des scènes de « comédie » à proprement parler. La facilité serait de dire que la caméra « suit » la comédienne dans ses faits et gestes, qu’elle épouse ses mouvements et ses émotions, qu’elle fait corps avec elle. Mais le procédé est plus complexe que cela car, contrairement à La Vie d’Adèle, justement, il y a très peu de gros plans, voire même de plans rapprochés dans Rien à foutre. Visuellement, l’actrice Adèle et son personnage Cassandre sont souvent montrés à l’écran comme une partie d’un tout, ou plutôt comme un élément physique, un corps, placé ou déambulant dans un contexte et un décor, dont il s’agit de rendre compte et de faire exister autant que le personnage et son interprète. Adèle/Cassandre est rarement seule à l’écran dans les scènes « de dialogue », elle fait partie d’un tout, d’une troupe. Mais elle ne s’intègre pas toujours pleinement à cette troupe. Elle est parfois uniquement spectatrice de certaines scènes, lors desquelles elle ne fait qu’observer et écouter ce que font ou disent les autres. Mais même quand elle est au cœur de l’action ou du dialogue, elle ne semble jamais être isolée par la caméra. Si elle s’inscrit donc dans un contexte et un décor qui existent souvent avant elle et en dehors d’elle, la manière dont elle y figure fait également pleinement partie de la composition des plans et de ce qu’ils induisent comme sentiment chez le spectateur.
Adèle Exarchopoulos est par exemple souvent « décadrée » dans une partie de l’image, à droite ou à gauche. Ou, dans des plans où elle est seule, légèrement en marge ou décalée dans une partie inférieure du cadre. La place de l’actrice dans le film est en cela assez paradoxale, puisqu’elle est à la fois de tous les plans mais également souvent mise à la marge de ceux-ci, comme si elle n’était qu’un élément du décor, du contexte, lequel primerait dès lors sur sa présence même. Pourtant, sa présence est déterminante, au point d’être peut-être le sujet de Rien à foutre. Rarement un film n’aura autant questionné chez l’auteur de ces lignes la présence d’un(e) acteur/actrice à l’écran et la manière dont il/elle habite les plans et l'espace. Les scènes, les décors, les contextes que met en place le film apparaissent comme autant de théâtres que l’actrice est appelée à venir marquer de son empreinte, habiter de sa présence. Mais ces scènes et les autres comédiens qui y participent – lesquels « font » parfois tout bonnement les scènes, leur donnent vie – semblent avoir été conçues et se dérouler indépendamment de la venue ou de la présence d’Adèle/Cassandre. L’impression qui en ressort est que tout aurait été mis en place rien que pour voir la réaction de celle-ci et la mettre en évidence, à la manière d’une caméra cachée organisée dans le seul but de montrer la réaction de la personne « piégée ». Il n’est cependant pas question ici de dire que l’actrice ou le personnage serait piégé(e) par le film, tant la collaboration entre l’actrice et le film semble au centre même de l’existence et de l’impulsion créatrice de celui-ci. Rien à foutre n’en a certainement pas « rien à foutre » de son actrice, sa raison d’être étant tout bonnement sa rencontre avec celle-ci. Comment un acteur ou une actrice vient habiter un film, évoluer dans celui-ci comme dans la vie, comme dans un décor, comme dans un théâtre, c’est la question que semblent poser le film et la démarche d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, lesquels proposent ni plus ni moins à leur actrice de déambuler dans des scènes et de se confronter à un contexte qu’ils ont créé avant et indépendamment d’elle, mais qui prend une autre dimension, un autre sens, par sa présence et par son jeu.
Prendre part au contexte
Ce contexte, précisément, quel est-il ? Rien à foutre montre la vie de Cassandre dans tous ses aspects : sa vie professionnelle d’hôtesse de l’air dans un compagnie low-cost basée à Lanzarote ; sa vie de célibataire sans attaches enchaînant les fêtes alcoolisées et les coups d’un soir via Tinder ; et enfin sa vie de famille, entre un père veuf et une sœur prenant doucement le chemin de l’alcoolisme, faisant encore le deuil d’une mère disparue dans un accident de voiture. La première partie du film fait alterner les scènes « professionnelles », dans les avions, lors des escales, et dans des formations pour passer chef de cabine, avec des scènes festives, de drague par téléphone ou de flirts foireux. Parfois, Cassandre est le moteur de l’action, comme quand elle empêche une voyageuse de prendre l’avion car son bagage à main est trop lourd pour être pris en cabine. Parfois elle participe à l’action comme quand elle sympathise avec une passagère dont elle ne parle pas la langue mais dont elle comprend qu’elle prend l’avion pour aller subir une lourde opération à l’étranger. Et enfin, parfois, elle n’est que témoin de l’action d’une scène comme lorsqu’elle suit des formations qui lui ont été imposées par un bureaucrate soucieux de la rentabilité de sa compagnie, mais dont elle n’a vraisemblablement « rien à foutre ». Souvent dans ces scènes, qu’Adèle/Cassandre soit vectrice, participante ou simplement témoin de l’action, elle semble constamment les habiter un peu comme une touriste, vaguement ou pas du tout concernée par ce qui l’entoure, à quelques exceptions près dont cette rencontre avec la passagère allant se faire opérer. Cette scène est d’ailleurs un petit point de bascule car suite à celle-ci, Cassandre décide de briser une règle professionnelle en payant, avec sa propre carte de crédit, une petite bouteille de vin à la passagère qu’elle a pris en sympathie. Ce geste lui sera évidemment reproché plus tard par son supérieur et la réaction légèrement rebelle de Cassandre face à cette réprimande tranchera nettement avec son attitude première, elle qui refusait par exemple de se mouiller dans des grèves du personnel contre sa compagnie.
Au fur et à mesure que le film avance, les scènes dans lesquelles Adèle/Cassandre ne fait que « subir » ou « témoigner » alternent un peu plus avec d’autres durant lesquelles elle semble justement ne plus en avoir « rien à foutre ». Le personnage se réveille occasionnellement et par à-coups, et Adèle suit les soubresauts de Cassandre avec un art de l’équilibre véritablement fascinant à regarder. La fascination est d’ailleurs probablement au centre de la réception du film car, si elle n’advient pas, l’intérêt de celui-ci peut potentiellement en être drastiquement amoindri. Pour l’auteur de ces lignes, la présence d’Adèle Exarchopoulos – et cette fascination exercée – a permis de faire avaler quelques couleuvres, comme certaines explications psychologisantes du comportement du personnage. Dans la seconde partie de Rien à foutre, lorsque Cassandre se retrouve dans un terrain « familial » et que la relation qu’elle entretient avec son père ou que l’exacerbation des effets du deuil de la mère sont mis en avant, la présence de l’actrice et la manière dont est pensée son inscription dans le contexte dramaturgique du film, ainsi que dans la composition même des scènes et du cadre, prend tout son sens car, sans cette utilisation à la fois théorique et très palpable du corps de l’actrice, Rien à foutre pourrait n’être que le rendu filmique d’un scénario psychologique de plus, d’un simple récit du deuil et de son acceptation. Le film n’est pas cela, car il pense la présence de l’acteur à l’écran comme un moteur, comme vecteur de mise en scène, de fiction et de réel. Une scène en particulier éprouve cette problématique et cette limite entre l’intérêt théorique de la démarche et une certaine pesanteur psychologique de l’écriture : une scène très écrite et pensée comme un « tournant », une pirouette scénaristique lors de laquelle, plus ou moins après un bon tiers du film, on apprend d’un coup la mort de la mère de Cassandre et les conditions de celle-ci, ainsi que l'origine du prénom de Cassandre – jamais mentionné avant –, prénom oh combien porteur de tout un passif symbolique et mythologique qui fait que son choix même comme patronyme de l’héroïne et cette décision de ne le révéler qu’à presque mi-parcours, est une « révélation » à elle seule sur le personnage et la situation dans laquelle elle se trouve. Mais même dans une scène aussi lourdement porteuse de sens et d’explications, le jeu de l’actrice et tout ce qui aura été préalablement posé en termes de rapports entre l’actrice et le personnage, entre l’actrice et le film, entre le théâtre de l’action et le corps qui le traverse, viendront apporter une dimension autre, unique et théorique, pour peu encore une fois que la fascination ait opéré.
Attachement et fascination
L’intérêt que peut potentiellement susciter Rien à foutre tient donc beaucoup à l’attachement que l’on peut éprouver pour son actrice principale, par la fascination qu’elle exerce ou non d’elle-même sur le spectateur par son jeu et sa présence. Il est difficile d’expliquer l’attachement et/ou la fascination que peut provoquer un acteur ou une actrice sur le spectateur. Parfois l’attachement ne va d’ailleurs pas de pair avec la fascination. Et tel ou tel comédien en fascinera certains mais en agacera d’autres, comme il laissera sans doute la majorité totalement indifférente. C’est pourquoi le choix d’un cinéaste – ou de deux, en l’occurrence – de mettre à ce point une actrice au centre de son film, au point même qu’elle fasse corps avec celui-ci, est audacieux, voire risqué. Mais Rien à foutre utilise intelligemment cette fascination potentielle, cet attachement que le spectateur peut avoir à un acteur ou une actrice, en la faisant évoluer dans un contexte, un écrin qui ne lui est pas entièrement dévolu ou qui n’a pas été entièrement créé pour elle, mais qui devient son terrain de jeu, au sens « actoral » du terme. Le film pourrait en quelque sorte exister sans la présence d’Adèle Exarchopoulos. Le théâtre de ses déambulations, le contexte dans lequel elle évolue et les situations auxquelles elle est confrontée semblent à ce point exister par eux-mêmes qu’ils continueraient d’avoir cours si elle n’était pas là ou si elle sortait du champ. Un autre corps pourrait également y prendre place, et le processus d’attachement et/ou de fascination fonctionnerait dès lors d’une autre manière, peut-être moins bien, peut-être mieux, cela dépendra toujours des spectateurs.
Mais le film tel qu’il est actuellement, la rencontre du théâtre, de la troupe et des situations mises en place par Emmanuel Marre et Julie Lecoustre avec l’actrice Adèle Exarchopoulos, ne fonctionne potentiellement — n’exerce potentiellement une fascination sur un ou plusieurs spectateurs — que parce que La Vie d’Adèle, huit ans auparavant, a déjà opéré la rencontre du film avec son actrice au point de faire se confondre les deux. Rien à foutre doit en ce sens quelque chose à La Vie d’Adèle, même s’il inverse en réalité son procédé d’attachement et de fascination. Dans le film d’Abdellatif Kechiche, cet attachement et cette fascination potentiels émanaient de la communion et de la confusion entre l’actrice et le film. Dans Rien à foutre, ils découlent justement du fait que l’on puisse clairement dissocier, isoler l’une de l’autre, comme l’on peut isoler un comédien d’une troupe, un élément de décor du décor dans sa globalité, un membre d’une famille de celle-ci. En cela, Adèle ne « fait pas corps » avec Rien à foutre comme elle « faisait corps » avec La Vie d’Adèle. Dans le cas de La Vie d’Adèle, le corps du film et celui de l’actrice ne faisaient qu’un. Dans celui de Rien à foutre, ils se frottent constamment l’un à l’autre, au point de donner naissance à un troisième corps hybride, dans lequel on peut encore distinguer les deux corps originaux l’un de l’autre. La scène finale du film opère une véritable synthèse de ce procédé, de ce jeu entre symbiose et dissociation. En déplacement professionnel à Dubaï, Cassandre y assiste – debout sur un emplacement dessiné au sol, pour des raisons sanitaires – à un spectacle son et lumière à base de jets d’eau et de musique sirupeuse. Durant le « show », la caméra – probablement un téléphone portable à ce moment-là, vu le format utilisé et déjà employé plusieurs fois auparavant dans le film – semble s’envoler, aller capter de plus près les jets d’eau, puis revenir doucement sur le « plateau » où se trouvent disposés militairement les spectateurs, et enfin s’acheminer vers Cassandre/Adèle qui récupère à ce moment la caméra pour terminer le plan – et le film – en mode « selfie ». Dans ce plan final, l’actrice semble à la fois se détacher et se raccrocher au film. Elle reprend ses droits, sa subjectivité et son identité en prenant le contrôle de la caméra et en faisant ce « selfie », mais le mouvement virevoltant qui précède ce geste atteste aussi du fait que le film a lui aussi pris son « envol » et affirmé sa singularité, son identité, indépendamment de son personnage et de son actrice. Mais le fait qu’un seul plan rassemble en un même mouvement l’affirmation d’identité d’un film et celle de son actrice – et vienne qui plus est clôturer le film, telle une véritable déclaration esthétique – apporte la confirmation de cette rencontre, de la mise en commun de ces deux entités et de la naissance d’une troisième.
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