« Rester vertical » d'Alain Guiraudie : L'heure du loup
Rester vertical a l'ambition grande et ondoyante, celle de faire poindre ce qu'il en est du désir quand il est partout, à tous les tournants. Le désir d'Alain Guiraudie, un cinéaste itinérant qui s'interroge sur la société dans laquelle il vit et où le désir déterritorialise à tout va, mais sans orientation ni destination. Celui de son personnage qui lui ressemble aussi, ce scénariste qui a la bougeotte en comprenant qu'il est un déplacé, fondamentalement. Le déplacé gêne comme on parlerait d'un propos déplacé. La gêne occasionnée résulte alors de l'exil intérieur de l'homme quelconque ayant pour double inavoué le paria, sa hantise. Lui qui nomadise est un autre homme aux loups qui tente de se tenir debout devant la meute parce que la verticalité est le dernier rempart face aux hantises qui montent, qui montent, déclassement et exclusion.
Rencontre manquée
La première séquence est très simple. Rester vertical démarre en effet ainsi, avec un plan filmé en travelling-avant sur une petite route de campagne jusqu'à ce que le regard accroche deux personnes, un jeune homme sur le bas côté à droite et, un peu plus loin à gauche, un homme beaucoup plus vieux planté sur sa chaise. Le plan suivant montre, depuis l'extérieur de la voiture, le conducteur faire marche arrière, sortir du véhicule et approcher le jeune homme afin de lui demander s'il ne voudrait pas par hasard devenir acteur de cinéma. À la suite du refus qui lui est sèchement opposé en s'appuyant sur une courte série de champs-contrechamps, le conducteur remonte dans sa voiture et repart. Le séquence se conclut alors en renouant avec le filmage en travelling-avant d'ouverture.
Une boucle est bouclée mais la boucle n'est pas un cercle, on le sait. Alors apparaît le titre du film, l'infinitif ayant valeur déclarative : Rester vertical. Le cinquième long-métrage d'Alain Guiraudie.
Rien de plus simple, apparemment. Rien de plus complexe, cependant, dès lors que cette introduction en guise de préliminaire fait lever trois remarques comme un chasseur lèverait un lièvre. D'abord, la rencontre est manquée. Comme tout ratage, ce loupé donne à spéculer. Peut-être cela est-il dû au fait que le jeune homme, branché par un inconnu lui proposant de faire du cinéma, y aurait décelé une tentative de drague homosexuelle à laquelle il ne peut ou ne souhaite pas répondre favorablement, au moins pour le moment. Ensuite, l'automobiliste ayant essuyé ce refus repart comme il est arrivé, selon un mouvement paradoxal d'annulation symbolique de ses déplacements qui est de révélation rétroactive de ses motivations, de son moteur caché. Ainsi, le retour en arrière distinguerait à partir d'une avancée ce qui relèverait alors d'une avance, tout en duplicité ou bien inconsciemment masquée. Le fait de repartir bredouille solderait peut-être la reculade d'un désir d'enculage plus ou moins avouée. Enfin, la distribution des points de vue dans la séquence est soutenue par un découpage somme toute assez classique. On note cependant que la répétition conclusive du premier travelling-avant focalisé sur la vision du conducteur est précédée par un plan intermédiaire, sans sujet localisé, qui montre ce dernier abordant le jeune homme.
L'automobiliste apparaît ainsi comme une figure non seulement duplice mais dédoublée, montrée successivement voyant et vu, à la fois sujet du regard qu'il exerce sur l'autre et objet du regard d'un autre sans visage – sans autre visage que celui du réalisateur caché derrière les fourrés de la caméra.
Rencontre manquée, mouvements contradictoires et effets de surplace, déhiscence du personnage qui voit en étant vu à la fois, redoublement spéculaire des points de vue où le sien recoupe celui du cinéaste. La contrariété d'un désir en indique déjà la nature, comme désir de l'autre qui n'est pas celui que l'on croit, l'autre devant soi et celui que l'on porte en soi. Avec une aisance déconcertante quand le découpage classique ne contrevient pas, loin de là, au jeu des ambivalences, et sans rien forcer d'une pente schizoïde que le film d'Alain Guiraudie va reconduire en en élargissant le périmètre par cercles concentriques et boucles récursives, la question fondamentale du mouvement au cinéma se voit essentiellement repensée depuis la perspective moderne du « faux mouvement »(1).
On dira du faux-mouvement (avec un tiret) qu'il est un type de mouvement dont la motivation a pour moteur une temporalité paradoxale, ponctuée de ses symptômes et striée de ses contrariétés, avec tous les contretemps et les butées possibles, tous les achoppements et les différés qui soient, toutes les intermittences et les motifs caractérisant la balance du désir et sa béance, irrésolue. Le faux-mouvement fausse ainsi la transparence des actions et leurs enchaînements mécaniques au nom d'une logique des mouvements aberrants affectant le partage du sensible, et dont le désir est la vérité.
Le museau dans la bergerie
Il faut revenir sur la conception, phénoménologique, d'une déhiscence logée au cœur de la subjectivité, entre la vision du sujet ouverte sur l'extérieur et son regard l'incluant comme sujet dans la réalité regardée. La déhiscence se manifeste autrement lorsque, peu de temps après, Léo (Damien Bonnard) contemple le causse Méjean, le plus haut plateau des Grands Causses en Lozère, celui que désirait déjà filmer le cinéaste à l'époque du moyen-métrage Du soleil pour les gueux (2000). À Marie (India Hair) la bergère lui demandant ce qu'il fait là, Léo répond en disant s'intéresser aux loups réintroduits dans la région. Avec la figure mariale associée à la pastorale néotestamentaire, le loup du mythe pointerait aussi le bout de son museau dans la bergerie d'un naturalisme social, soucieux de problématiques agricoles et écologistes. L'ancien pays du Gévaudan où eurent lieu vers 1760 les fameux crimes d'une bête introuvable ne recoupe-t-il pas en effet l'actuelle Lozère ? À l'autre bout du museau, on trouve après tout Léo, un homme qui n'aime rien tant que musarder.
Un plan sur le paysage, donc, un autre sur le sujet qui le contemple (avec l'intensité noire des yeux et une légère dissymétrie affectant le regard de Damien Bonnard), et un troisième sur le paysage en incluant au loin le sujet du regard : Alain Guiraudie partage ce genre de découpage filmique avec Bruno Dumont. Dans les deux cas, il s'agit de faire du porteur du regard celui qui « fait » le paysage comme un tableau et son désir consiste à s'y projeter, tout en devant considérer les conséquences d'être simultanément dans le tableau et en dehors de lui. La différence est cependant très grande avec Bruno Dumont qui a souvent surenchéri sur cette coupure fondamentale afin d'en polariser l'idée, entre la pesanteur pulsionnelle de la nature et la grâce qui en suspend les effets dévastateurs quand l'idiotie triomphe de la bêtise. La déhiscence est ce qui, chez Alain Guiraudie, détermine davantage la douceur des pérégrinations en forme d'égarements, aventures, dérives et évasions, et celle des mélanges du rêve et de la réalité brouillant les mécanismes réflexes de l'identification. Le museau est aussi celui du musard qui met du jeu et de la musardise dans les obligations du travail.
Revenir sur le fait primordial de la rencontre manquée autorise désormais à marquer ce qui s'y dérobe et ce qu'elle révèle. L'aporie du rapport raté n'est pas seulement la sanction de celui qui essuie un refus (et qui ne cessera pas d'en répéter l'obstination), c'est le révélateur de son désir (moins révéler un acteur inconnu que le draguer, et moins faire du cinéma que voir dans le cinéma ce qui s'y machine de séduction). Quand, depuis l'impasse, le surgissement de la trouvaille inattendue arrive en suppléance du ratage, il faut faire un pas de côté, un tour qui est un détour, tirer une ligne diagonale. Le désir portera moins alors sur le jeune homme qui rappelle de loin la beauté des anges pasoliniens que sur le vieillard irascible d'à côté. Si le garçon, fils adoptif ou amant inavoué, s'en occupe mal, Léo trouvera bientôt à le remplacer, à cette place et pour cette tâche. Parce que même un vieux schnoque qui franchouillarde à mort n'en demeure pas moins désirable.
À l'inverse, une rencontre a priori réussie (Léo fait sur le causse la connaissance de Marie, ils se mettent ensemble et décident d'avoir un enfant) bute d'emblée sur le motif du loup comme le fétiche d'un clivage social. Le scénariste y voit en effet la preuve d'un progrès écologique tandis que la bergère lui répond, avec ce pragmatisme langagier typiquement guiraudien, que l'animal menace son troupeau en fragilisant sa situation. La butée du loup opposant le citadin écolo à la paysanne du coin se verra réitérée plus tard sur le versant de la question de l'enfant. Avec l'arrivée d'un troisième enfant, Marie fait de nouveau l'expérience des manquements de la présence paternelle et décide de partir en confiant à Léo, toujours en vadrouille, la responsabilité de s'occuper seul du nourrisson.
Le loup entré dans la bergerie est une vieille expression qui remonte au 17ème siècle et elle revient hanter la surface des images quand Léo apparaît comme l'homme qui a rapport au paysage mais sur le mode d'une déhiscence, s'y projetant en y projetant ses fantasmes de citation progressiste, tout en demeurant extérieur au cadre symbolique de sa projection, qui revient au quotidien de ses habitants.
Le paysage est le tableau du sujet qui contemple l'objet de son désir et le désir de s'y projeter en habitant le tableau regardé s'accomplit seulement à la marge ou imaginairement. Le loup y étant tantôt l'enjeu d'un tournant écologique, tantôt un risque nuisant à ce qu'il reste de pastoralisme. L'enfant comme envie contrariée pour Marie de garder un homme auprès d'elle figure le désir inconscient pour Léo d'avoir un petit sans sa maman. Trois occasions de caractériser le désir comme ce qui barre le sujet, clivé entre un vide structural et le remplissage de ses objets particuliers, tous des avatars du fameux objet a lacanien qui comble moins le vide du sujet qu'il ne le symbolise(2).
Prendre son pied
à prendre à contre-pied
À première vue, Rester vertical semble prendre son pied en prenant à contre-pied le film précédent, L'Inconnu du lac (2013). Si le second film circonscrit sa scène, ouverte et fermée comme un théâtre antique, en ayant pour site un bout de plage au bord du Lac de Sainte-Croix entre le Var et les Alpes-de-Haute-Provence, le premier élargit au contraire les distances en combinant des espaces hétérogènes. Il y a déjà le causse Méjean en Lozère où s'y pratique un élevage de brebis menacé par la présence d'un loup. Il y a aussi le port de Brest dans le Finistère où Léo passe souvent pour travailler sur ses scénarios. Il y a encore le Marais poitevin situé entre les régions des Pays de Loire et Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes et Léo s'y aventure comme on s'aventurerait dans le bayou. Il y va vraisemblablement pour trouver un havre de paix, musardant entre deux précarités, familiale et professionnelle, parenthèse d'abord suivie au fil de l'eau d'une rêverie baba-cool lorgnant du côté d'Apichatpong Weerasethakul, puis dans sa reprise sous la forme étirée d'un cauchemar filandreux.
Prendre son pied à prendre à contre-pied ne doit cependant faire rater, cachée derrière le paravent d'un minimalisme ramassant la quintessence d'un geste cinématographique, l'hétérogénéité qu'Alain Guiraudie avait déjà su organiser dans L'Inconnu du lac. Entre le lac et la plage, entre le parking et la forêt, entre tel bout de plage et tel autre, des partages sont attestés dont les frontières invisibles sont bel et bien réelles, constitutives d'un lieu (de drague homo) vécu comme une « hétérotopie » (Michel Foucault) sans être jamais séparée de ses taches aveugles, zones d'ombre et angles morts.
Rester vertical est le film d'Alain Guiraudie où la géographie est incontestablement plus ample et plus diversifiée. Si son hétérogénéité y est plus immédiatement sensible, elle n'en reste pas moins contrariée par de nombreux effets de surplace, des mouvements aberrants comme autant de faux-mouvements. La carte de géographie est diagonalisée par le diagramme du désir, inaccessible à Léo en valant pour lui comme pour tous ceux qu'ils croisent, désir personnel et impersonnel.
On pense ici au motif obsessionnel de la ligne, route, ligne de tramway et stries du paysage cultivé. Sans oublier, bien sûr, la ligne droite d'une phrase tapée sur un clavier d'ordinateur et que son auteur efface de la page blanche que projette son écran, métonymie des travellings de cinéma. Des mouvements circulatoires qui s'avèrent giratoires (Léo repasse constamment par les mêmes endroits, emprunte les mêmes routes et chemins, il bouge en faisant su surplace). Des mouvements répétitifs, forcément (Léo croise les mêmes personnes). Ils le sont d'ailleurs tellement qu'ils poussent à doubler toutes les motivations conscientes par les mouvements aberrants d'un inconscient sans sujet identifiable. Travailler sur un scénario en souffrant d'être sous pression de son producteur, s'occuper d'un bébé et retrouver sa maman qui s'est barrée, être pris en tenaille par son attirance sexuelle pour un fermier et un vieillard, frôler la déchéance sociale et s'en relever en devenant éleveur de brebis, faire un rêve en forme d'auto-analyse écolo et ne plus pouvoir en réchapper, finir par affronter la meute des loups que l'on porte également à l'intérieur de soi, etc.
Tous ses déplacements qui manifestent des mouvements aberrants forment une cartographie remuée dans ses profondeurs et ses plis par une compulsion de répétition, celle d'un déplacement perpétuel, d'un nomadisme entre les places identifiables et disponibles sans se fixer dans aucune d'entre elles.
Prendre son pied à prendre à contre-pied l'ordre des places culmine avec deux situations, d'une incongruité totale. D'abord Léo suscite le désir du grand-père de son enfant avant d'enculer un vieillard, tirant de son dernier orgasme l'occasion d'une euthanasie pour le moins hétérodoxe.
Il est inutile de voir dans la reprise du premier rêve le moment de bascule narrative de Rester vertical, à l'image de la torsion d'un ruban de Möbius ou d'un film de David Lynch. Tout aurait toujours déjà commencé avec la séquence d'ouverture, d'une limpidité génialement faussée, d'ailleurs marquée du sceau d'une tache réelle mais introuvable, autre contre-pied. On ne l'a pas dit, c'est un fond sonore fait de musique rock mais diffus, étouffé, comme en sourdine. On pense d'abord qu'il s'échappe de la voiture de Léo avant de comprendre qu'il sort en fait des enceintes de la chaîne hi-fi appartenant au vieillard. Ce rock, il va d'ailleurs falloir l'entendre bien plus fort lors d'une séquence culottée qui ne tient que parce qu'un film entier en soutient l'intense nécessité, comme il en prolonge l'audace avec sa dernière séquence, peut-être plus incroyable encore.
La gêne occasionnée par ces deux séquences est l'indice des déplacements non autorisés par la doxa et la prendre à rebrousse-poil ou à contre-pied consiste à prendre son pied en lui prenant le chou. Le loup entré dans la bergerie est au fond le film lui-même quand il pénètre les grands sujets de société (la réintroduction des loups et la difficulté matérielle des bergers, l'euthanasie et les nouvelles formes de la monoparentalité) pour en ramener des images de hantise (la désocialisation avec les vagabonds, un devenir-paria qui a pour emblème le loup) et, avec elles, des interpellations éthiques (rester vertical invite à se tenir debout dans la nuit, face aux peurs qui grégarisent et bestialisent).
Au tournant
(pierres qui roulent)
Tout aurait toujours déjà commencé avec Rester vertical qui s'apparente à un rêve labyrinthique, sa pente ondoyante et fuyante sans craindre le fourvoiement (la thérapeute sylvestre jouée par Laure Calamy, le producteur du film sur le scénario duquel planche Léo, deux figures autoritaires qui rappellent au rêveur que le surmoi n'est pas loin, cet autre loup caché dans les fourrés). Un film qui rêve parce qu'il est un rêve de film ou l'inverse, certes moins baroque et brouillon que Pas de repos pour les braves (2003), certes moins drôle et ébouriffant que Le Roi de l'évasion (2009), certes moins épuré que L'Inconnu du lac. Mais peut-être aussi le film plus éloquent d'un geste de cinéma qui s'aventure à la marge d'un monde à son tournant, la société française pliée de vieilles menaces et traversée de désirs nouveaux qui ne s'en laissent pas compter. Le monde à son tournant, difficile de ne pas penser au Kehre dans la pensée de Martin Heidegger(3). Les girations et les surplaces incessants tracent en effet la carte des mouvements aberrants d'une époque sans orientation ni destination, celle d'une technique sans contenu qui déterritorialise et désertifie les vieilles partitions symboliques, nature et culture, travail et famille. Des obscurcissements éclairés aussi par des désirs invitant à la reconfiguration, requérant de nouvelles constructions qui devront être des révolutions
(Heidegger ne suffit pas, il y faut Marx qui ne suffira pas davantage, vaste est notre désorientation).
Si Rester vertical n'est pas le plus réussi des films d'Alain Guiraudie (Ce vieux rêve qui bouge reste son meilleur opus à ce jour), il serait peut-être le plus original en étant le plus sériel, le plus atonal. Un film moins détonant ou explosif que détonnant, en sortant du ton général. Avec sa dynamique sérielle et ses boucles récursives, Rester vertical propose des variations comme autant de pierres qui roulent en amassant aux mêmes endroits, traversés et retraversés, toujours plus de mousse spéculative. Ses méandres connectent ainsi des espaces hétérogènes reconfigurant la géographie existante. Et, d'abord, celle d'un cinéma français goûtant si peu la réalité de la diversité géographique nationale, comme il goûte si peu les corps privilégiés par Alain Guiraudie, d'une beauté si peu canonique. Ouvert aux flux d'une énergie désirante capable de déplacements et de translations, d'agencements et de torsions étranges, le projet initial d'un documentaire portant sur la question contemporaine du loup aura in fine débouché sur l'actualisation intempestive du mythe de la Bête du Gévaudan.
Entre-temps, la chronique sociale aura été parasitée par plus d'une hantise, ourlée par l'angoisse de l'échec (le loup métaphorise ce qui relève d'une rencontre littéralement loupée) et le motif insistant de la déréliction sociale (le lupus dit depuis le Moyen-Âge une maladie de pauvres, un érythème affectant le visage et la peau). Avec ses boucles comme des loops, Rester vertical est allé fourrer son museau du côté d'expérimentations buissonnières, des musardises machinées depuis le déjà là des représentations codifiées (la métaphore du loup dans la bergerie, le cliché catéchistique de la nativité, le motif biblique de l'agneau pascal bon pour le sacrifice, la figure païenne du loup-garou).
Avec sa géographie circonscrite et localisée, mais aussi traversée et retraversée pour en déplier les différentes strates d'imaginaire, Rester vertical aurait l'ambition – la plus grande, probablement, de tout le cinéma d'Alain Guiraudie – de faire poindre ce qu'il en est aujourd'hui du désir dès lors qu'il fuit de partout, à tous les tournants. Notamment chez un cinéaste qui s'interroge sur la société dans laquelle il vit et face à ce qu'on y désire, pour soi-même comme pour les autres. Et chez Léo qui lui ressemble tant physiquement, le scénariste paumé qui a la bougeotte en comprenant à quel point il est lui-même un déplacé. Le déplacé au sens où sa présence en devient gênante (dire quelque chose de déplacé, c'est dire ce qu'il ne fallait pas dire, c'est sortir du ton – d'où encore le caractère sériel du film, son côté atonal). Le déplacé d'un exil forcé (le déplacé a pour double le vagabond, le paria).
Pour le déplacé, le risque est de ne plus avoir du tout de place à soi. Le risque engage aussi et rien moins que la question de la place du spectateur. Comme le diraient Jean-Luc Godard, Marie José Mondzain et Jean-Louis Comolli, le spectateur ne doit pas avoir peur de perdre la sienne afin de gagner la compréhension selon laquelle les places sont libres en n'appartenant à personne. Circuler entre les places contre la gêne occasionnée de leurs gardiens, les bergers d'une pastorale dépassée.
Métonymie, mon amour
(louve et love, vulve et lapsus)
Dans Rester vertical, les déplacements sont des faux-mouvements qui engagent toute la structure du réseau des signifiants (puisque, comme l'a montré Jacques Lacan, c'est ce réseau qui est au fondement de l'inconscient du sujet et de son désir en étant le désir de l'autre). Le loup peut alors résonner avec le lupanar en faisant entendre également, derrière le mot de louve, le vieux français love apparenté au mot anglais disant l'amour. Avec le latin volpes et l'indo-européen vulpes, le renard est lié à la vulve à l'instar de celle de Marie, blonde, charnue et bouclée, doigtée puis léchée par Léo avant que n'en sorte leur enfant dans un raccord saisissant. Le raccord est ici la béance par où passe la visitation de l'idée que la naissance de l'enfant se supplée de l'absence du rapport sexuel.
Vulpes a également donné le letton lapsa apparenté à lapsus. La glissade, le faux pas ou la chute qui vient du latin labor engagent alors les termes de labeur et de douleur, comme une femme parturiente, mise au travail de l'accouchement. Le loup donne aussi à entendre le vieux patois leu en résonnant avec le prénom du héros, Léo (leu vient du latin leo signifiant lion, qui est au soubassement de lupus). Alors, le loup qui fascine tant Léo est-il l'animal-symptôme de la peur du faux pas qui le ferait glisser hors du centre, virant du côté de la marge où vit le paria ? Ou bien est-il l'animal totémique, emblématique et royal d'un désir sur lequel on peut ne pas céder, même laborieusement, afin de sortir vivant du désert « caussenard » de la compulsion de répétition ?
Après les étranges créatures (les « ounayes ») gardées par le berger de Du soleil pour les gueux, après le mythique et si bien nommé Faftao-Laoupo croisé dans Pas de repos pour les braves, après le silure légendaire hantant le fond de L'Inconnu du lac, le loup est dans Rester vertical l'un des supports (l'objet a) marquant la métonymie du désir et son vide, structural. Celui qui détermine tout un régime d'équivalences des places comme de substituabilité des êtres qui les occupent à tour de rôle (Léo et Marie, le père de cette dernière Jean-Louis et Marcel le vieillard, le jeune Yoan censé s'occuper de lui et le sans-logis vivant sous un passage brestois avant de se transmuer en meute).
La métonymie se dit d'une prise de partie en remplacement signifiant du tout. C'est la monnaie d'échange dans la relance des signifiants, sonnants et trébuchants, sans franchissement cependant de la barre les séparant du signifié (la métonymie, logique, est le contraire de la métaphore, poétique). Avec la métonymie, les déplacements, y compris en s'autorisant de l'étymologie, prolifèrent. Son rhizome est une herbe folle, une forêt sauvage excédant la vigilance de la censure et du refoulement. La métonymie caractérise ainsi le mouvement même du désir, son lupanar, ses meutes animales et ses lapsus, le désir aussi indestructible que son envers qu'est la pulsion de mort. Le mouvement du désir en tant qu'il conditionne la structure narrative de Rester vertical. Métonymie, mon amour.
Le cinéma a tergo
Si dans Rester Vertical la première rencontre de Léo avec Yoan est loupée en menant in fine à l'apparition du loup, il faut alors se demander dans quelle mesure la rencontre avec l'animal est d'une certaine façon aussi réussie. L'inavoué se dévoile alors dans les jeux de taquin de la métonymie propre au désir, sans rien trahir de fondements inaccessibles à toute explication par la psychologie ou l'autobiographie.
Ainsi, le désir inavoué d'être un père sans une femme qui jouerait à la maman, comme un jour les hommes ont découvert que les femmes pouvaient bien faire des bébés toutes seules, se double de l'autre désir, pas moins inavoué, consistant à faire l'amour avec un vieil homme. Chose peu vue, voire jamais dans le cinéma français quand le vieux est une figure d'érotisme dans le cinéma guiraudien, au moins depuis Du soleil pour les gueux. Ainsi, le désir inavoué du loup déporte jusqu'à cette heure du loup, celle qui a tant fasciné Ingmar Bergman dans sa période auto-analytique et expressionniste, celle qui impose avec l'aide de l'opératrice Claire Mathon les nuits parmi les plus intenses du cinéma français. À l'heure du loup, plusieurs désirs se lèvent en se donnant la main. Le désir de l'enfant sans maman avec la hantise du paria. Le désir de pratiquer la sodomie avec un vieux monsieur qui pourrait être votre papa. On se souviendra du cas de L'Homme aux loups étudié dès 1910 par Sigmund Freud et présenté dans Cinq psychanalyses en 1936, extrayant de la névrose de Sergueï Pankejeff la scène primitive d'un coït parental a tergo, autrement dit par-derrière comme le font les animaux, par exemple les loups. Tergo dit en latin le dos et, peut-être, le désir guiraudien de prendre le cinéma français par derrière. Le désir, enfin, des rapports d'indistinction entre le sexe, la naissance (de l'enfant auquel se substituera l'agneau quand il fera défaut) et de la mort (on pourrait s'autoriser à dire que la sodomie, risquée car sans capote dans L'Inconnue du lac, s'accouple ici avec la question de l'euthanasie lorsque Marcel meurt entre les cuisses de Léo qui le sodomise).
Vient alors le moment, drolatique, où Léo devient l'objet d'une chronique judiciaire et médiatique, rapidement évacuée mais tout à fait significative. La presse s'acharne en effet à réduire à la moulinette du fait divers scandaleux (du style « Un homme euthanasie un vieillard en le sodomisant sous les yeux de son enfant ») un événement autrement complexe (c'est la force du cinéma, mais aussi sa faiblesse, que d'exiger, contre le court-circuit du tempo médiatique, les circuits plus longs et entrelacés de la narration). Faire les gros titres de la presse c'est, pour le pauvre Léo, passer sous la presse d'une mise en récit pressée de coller aux réflexes policiers de l'identification criminelle.
La réduction de tête opérée par le fait divers pervertit ainsi le sens du comportement de Léo. Elle réifie également la figure du vieillard en survalorisant émotionnellement la figure de l'enfant. Surtout, la réduction médiatique est sourde à la musique rock d'une utopie libertaire venue des années 1970. Une utopie qu'il faudrait reprendre et repriser, qu'il faudrait achever si elle est morte tout en en relançant le spectre puisque si le mort saisit le vif, le non-mort n'en est pas captif. On le voit, Rester vertical s'amuse à tirer de ses faux-mouvements l'énergie dynamique d'une branle qui, parfois indolente, brasse de nombreuses questions. La mousse qui s'amasse sous les pierres du film, par exemple la musique rock des utopies et des hétérodoxies remisées, est une écume qui excède les compressions médiatiques, friandes de débats de société virant bruyamment à la foire d'empoigne.
La nuit, debout
(l'analité des métaphores)
À la place, que voit-on ? L'atonale déflagration d'une substituabilité qui répondrait au règne de l'argent comme équivalent général abstrait (le scénariste en manque de monnaie, qui demande à son producteur à ce qu'il lui fasse des virements, repasse entre les virages dans ce passage où se réfugient les virés de la société, qui porte le nom de l'un des fondateurs de l'Union européenne, Jean Monnet). À la place, que voit-on ? Le surgissement fou en plein milieu du causse Méjean d'un loup suivi de sa meute (la dernière séquence est extraordinaire, avec ce plan, bazinien, de la coprésence de Léo devenu barbu et du loup en tête de meute, l'anomal). Pourquoi ce plan bouleverse-t-il tant ?
On dira qu'il y en a des loups qui s'assemblent en meute pour hurler dans des manifestations dites « pour tous » contre les nouveaux droits demandés au nom de l'égalité par les homosexuels au nom des nouvelles formes de parentalité et d'homoparentalité qui existent déjà, en attendant d'être protégées par la loi. Pourtant, ces mêmes loups, loin de caricaturer des positions réactionnaires, sont beaux, intimidants, fascinants. Faut-il les tuer parce qu'ils représentent une menace ou les préserver parce qu'ils témoignent de la biodiversité ? Leur ambivalence même nous rappelle que nombreuses sont les forces participant à nous abêtir pour faire de chacun d'entre nous des lycanthropes, des bêtes qui hurlent à la lune, chassant en meute ou bien n'étant bonnes qu'à être salement abattues.
Pourquoi, à ce moment-là, le film d'Alain Guiraudie bouleverse-t-il tant, sinon que s'y manifeste l'éthique nécessaire à ne pas céder sur son désir consistant, comme son titre l'indique exemplairement, à rester vertical ? Protéger le faible, enfant ou agneau, que nous tenons dans nos bras de la meute qui s'en lèche les babines, rester debout afin de tenir, à distance et en respect, les loups déployés et prêts à l'assaut. Et voir dans le loup, tantôt cette altération de soi, tantôt l'autre à l'intérieur de soi-même : Rester vertical poserait aussi l'impératif de rester debout à l'heure du loup, rester et persévérer quand le contexte social du film d'Alain Guiraudie est alors à la « Nuit debout ».
Prendre son pied à prendre à contre-pied les tendances du cinéma français et de la société, c'est les prendre par-derrière, à l'heure du loup où le matérialisme couche avec l'éthique de la psychanalyse.
Aurions-nous alors substitué à la métonymie la métaphore ? La réponse finale appartient ici à Jacques Lacan : « Le niveau anal est le lieu de la métaphore – un objet pour un autre, donner les fèces à la place du phallus. Vous saisissez là pourquoi la pulsion anale est le domaine de l'oblativité, du don et du cadeau. Là où on est pris de court, là où on ne peut, en raison du manque, donner ce qui est à donner, on a toujours la ressource de donner autre chose. C'est pourquoi, dans sa morale, l'homme s'inscrit au niveau anal. Et c'est vrai tout spécialement du matérialiste »(4).
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