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La bande des gangsters dans Reservoir Dogs
Esthétique

« Reservoir Dogs » de Quentin Tarantino : Le paradoxe de Mr. Orange

Thibaut Grégoire
Mr. Orange (Tim Roth) construit une fausse persona et un faux récit, mais il se rachète de ce mensonge en voulant révéler la vérité, même si ce sursaut est pour lui suicidaire. Ce paradoxe que représente Mr. Orange, Quentin Tarantino l’incarne aussi parfaitement avec Reservoir Dogs, lui qui se dissimulera d’abord derrière une superficialité feinte, derrière l’esbroufe et les clins d’œil, pour au final délivrer une certaine vérité, celle d’un point de vue et d’un véritable discours sur le cinéma et ses possibilités de torsion de la narration et du montage.
Thibaut Grégoire

« Reservoir Dogs », un film de Quentin Tarantino (1992)

La scène d’ouverture de Reservoir Dogs est emblématique d’une « patte » Tarantino, fondatrice d’un style qui lui sera à la fois propre et copieusement emprunté, trituré, déformé, vicié, au point que, à la vision du film aujourd’hui, elle peut autant agir comme un repoussoir que comme une porte d’entrée efficace selon que l’on soit ou non adepte du cinéma de Tarantino, de ce qu’il est devenu, et de ce à quoi il a donné naissance. Même pour un cinéphile plutôt enclin à apprécier l’œuvre du cinéaste, cette mise en bouche peut aujourd’hui être difficile à avaler, tant elle abrite – principalement au niveau du dialogue – tous les attributs clichés d’une scène « tarantinienne », presque jusqu’à la caricature : à savoir les références « popculturelles » – Madonna, les tubes radiophoniques, Charlie Chan, etc. – et les conversations de type « café du commerce » – le grand débat sur l’utilité et/ou la pertinence des pourboires aux serveuses –, le tout rythmé par un langage fleuri et perturbé par une cacophonie constante due à l’amoncellement et au nœud des conversations simultanées. En cela, cette première scène est une sorte d’épreuve à passer ou d’avertissement lancé au spectateur : à celui pour qui cette séquence est insupportable ou difficile d’accès, ce sont les portes du tout le cinéma de Tarantino, de tout ce qui va suivre, qui se ferment.

On peut voir en quoi cette démarche apparaît comme peu aimable, voire sectaire. En une scène pratiquement inaugurale de son œuvre, un réalisateur préviendrait déjà ses détracteurs potentiels que ses films ne seront pas pour eux. Et, pire encore, ceux qui réussiraient l’épreuve ou braveraient l’avertissement devraient encore passer quelques étapes avant d’enfin commencer à percevoir un prisme adéquat par lequel appréhender le cinéma de Tarantino. Car, il faut le dire, il n’y a pas que la première scène de Reservoir Dogs qui peut paraître rebutante, mais également toute sa première heure, lors de laquelle se déroule un faux huis clos dans un hangar désaffecté, où se retrouvent des hommes en costumes trois pièces et aux noms colorés suite à un braquage qui ne sera jamais montré en tant que tel au spectateur. Des bribes d’informations sont lâchées au compte goûte, au fil d’un dialogue dit à la lisière d’une théâtralité surjouée par des comédiens parfois en roue libre. Pourtant il se dégage déjà un fil narratif assez clair et déterminé, dont les meilleurs signes sont probablement les deux premiers flashbacks dédiés chacun à un personnage – respectivement Mr. White et Mr. Blonde – et qui apportent les premiers éléments de réponses concrets quant à la teneur du braquage invisible et aux liens entre les différents protagonistes. Mais ce sera définitivement le troisième flashback attribué à un personnage, en l’occurrence cette fois-ci Mr. Orange (Tim Roth), qui à la fois dépatouillera les fils de l’intrigue, apportera les réponses les plus attendues aux questions posées depuis le début du film, et permettra enfin au spectateur intrigué de comprendre si les graines semées de manière économe et dispersée par Tarantino porteront leurs fruits.

Le flashback de Mr. Orange est logiquement le plus long des trois – plus ou moins vingt minutes – et est implicitement divisé en deux parties : la seconde retrace en plusieurs séquences la mise en place du plan concernant le braquage et éclaircit encore pas mal de zones d’ombres concernant les interactions entre les personnages ; la première est une vertigineuse construction narrative en poupée russe qui est presque un court-métrage en soi. Elle consiste dans ses contours – donc son début et sa fin – en une scène de rencontre dans un bar-restaurant entre Mr. Orange, dont il vient d’être révélé qu’il est un policier infiltré, avec son contact, un homme noir auquel le générique attribue le nom de Holdaway. Orange raconte à Holdaway son entrevue avec certains des membres de la bande improvisée qui va perpétrer le braquage. Au milieu de la conversation, Holdaway demande à Orange s’il s’est servi de « l’anecdote ». Commence alors une autre séquence lors de laquelle Holdaway confie à Orange quatre feuilles sur lesquelles est écrite une fausse anecdote à propos d’un deal de drogue qu’Orange est censé raconter pour crédibiliser sa couverture. Holdaway lui dit de répéter ce monologue comme un stand-up et d’en connaître tous les détails. La séquence suivante montre Orange en train de répéter l’anecdote chez lui, en se trompant encore sur quelques détails. Le monologue de l’anecdote continue dans la scène qui suit mais cette fois-ci Orange la déclame à la manière d’un stand-up, face à Holdaway, sur une scène improvisée devant un mur graffité. Enfin, le montage fait encore voyager l’anecdote – toujours dans la continuité – vers un troisième lieu : la boite de nuit où Orange a rendez-vous avec Mr. White et Nice Guy Eddie, l’un des commanditaires du braquage. L’anecdote aura donc fait son chemin à travers quatre séquences – la présentation, la répétition, la représentation et la mise en pratique.

Mr. Orange (Tim Roth) ensanglanté dans Reservoir Dogs
Mr. Orange (Tim Roth) - © Live Entertainment

Dans cette séquence représentant l’aboutissement du mensonge élaboré que constitue cette anecdote, Orange est enfin confronté à un public qui ne sait a priori pas qu’il raconte une histoire inventée et l’interrompt dès lors de temps à autre pour lui poser des questions sur des détails, questions auxquelles Orange répond de manière naturelle, dans le flux de sa logorrhée verbale. Puis, au sein de cette séquence, s’en ouvre une autre – encore une poupée russe – dans laquelle Orange se retrouve visuellement plongé au cœur de son anecdote fictionnelle. Le voici incarnant mentalement la scène au fur et à mesure qu’il la raconte : dans des toilettes publiques, le petit dealer portant sur lui une quantité non négligeable de drogue se fait toiser par quatre policiers en uniforme et leur berger allemand dont les aboiements à répétition devraient les alerter sur la présence de stupéfiants dans la pièce ; mais trop obnubilés, eux-aussi, par une autre anecdote racontée par l’un d’eux, les policiers laissent Orange faire son besoin naturelle, se laver les mains, se les sécher et s’en aller comme si de rien n’était, le tout filmé au ralenti par un Tarantino qui aime plus que tout faire durer le plaisir. La séquence de l’anecdote se termine, puis celle de la boîte de nuit, et enfin celle de la rencontre au bar-restaurant entre Orange et Holdaway. Chaque poupée russe aura bien scrupuleusement été refermée par le méticuleux et pointilleux Tarantino, avant qu’il ne puisse passer à la seconde partie du flashback, laquelle montrera enfin la mise en place en tant que telle du « plan », puis ses conséquences, non sans à nouveau emprunter quelques chemins de traverse.

Dans une construction classique, le personnage de Mr. Orange serait la porte d’entrée dans le film, le point d’accroche du spectateur, mais dans ce type-ci de construction, puisque la révélation de son identité n’intervient que dans le dernier tiers, Orange, à l’image du flashback qui lui est attribué, endosse plutôt la fonction de pierre de rosette, de codex permettant de décrypter le film et son intrigue dans leur ensemble, d’éclaircir les zones d’ombres. Pourtant, ces vingt minutes de flashback et Mr. Orange lui-même recèlent un véritable paradoxe puisqu’ils jouent à la fois et alternativement sur le registre du mensonge et de la révélation. Tout comme la première partie du flashback s’applique à décrire méticuleusement et dans un écrin doré la construction de toutes pièces d’un mensonge tellement assimilé qu’il finit par acquérir une vérité propre – plongeant le personnage au sein de la projection totalement superficielle, puisque factice, d’une anecdote fictionnelle, le tout créant une nouvelle vérité, une vérité visuelle et cinématographique – et la deuxième à restituer tout aussi méticuleusement la préparation du braquage, Mr. Orange, qui aura dans un premier temps menti sur son identité à ses « acolytes » occasionnels, s’acharnera par la suite à vouloir révéler les choses.

Dans un premier temps, il voudra révéler les vrais noms de ceux dont l’identité respective aura été masquée par des couleurs ou par un uniforme pour les besoins du braquage : Mr. White dit dans un dialogue que Mr. Orange lui a fait dire son véritable prénom ; puis, se vidant de son sang dans le hangar après avoir été touché par une balle dans la fuite succédant au casse, Orange exhortera le policier précédemment torturé par Mr. Blonde à lui révéler son nom, avant de lui donner le sien à son tour. Et, lors du final, alors qu’il sait que cet aveu le condamnera probablement, Orange ne peut s’empêcher de révéler à Mr. White qu’il est un flic infiltré. Orange a donc construit une fausse persona, un faux récit, mais semble vouloir se racheter de ce mensonge en révélant la vérité, même si ce sursaut est pour lui suicidaire. Ce paradoxe que représente Mr. Orange, cette ambivalence, Quentin Tarantino l’incarne aussi parfaitement à travers Reservoir Dogs, lui qui se sera d’abord dissimulé derrière une superficialité feinte, derrière l’esbroufe et les clins d’œil, pour au final délivrer une certaine vérité, celle d’un point de vue et d’un véritable discours sur le cinéma et sur les possibilités de torsion de la narration et du montage. Par le prisme d’une dernière demi-heure prenant à bras-le-corps (dans le fond comme dans la forme) toute une dialectique de la révélation, Tarantino se révèle lui-même en cinéaste, lui qui avait pourtant d’abord fait en sorte de passer pour un frimeur.

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