Renaissance du Cinéma Caméo
D’une petite église gothique, d’un Cammeo, et des publics qui manquent. Le Caméo — comme cinéma ambitieux — laisse rêver à un spectateur qui n’existe pas encore. Echappant à l’enquête de marché, celui-ci n’est autre que l’individu singulier qui surgit au cours de la projection.
D’une petite église gothique, d’un Cammeo, et des publics qui manquent
Le nouveau Caméo de la rue des Carmes(1) ne sent plus la vieille VHS et les coupes branchées des footballeurs des années 80. La touche pop des néons et l’austérité du rideau de fer laissent place à une élégante façade blanche qui restaure la pureté d’une ligne claire art-déco. Inondé d'une lumière à peine filtrée par une série de portes vitrées, le hall d’entrée aménage doucement la transition entre le monde de la rue et l’univers feutré des cinémas. Les couloirs, lumineux et fonctionnels, mènent le spectateur vers les salles — comme s’il déambulait dans un musée résolument contemporain, dans lequel les œuvres ne se juxtaposent pas en masse mais se distribuent selon une scénographie industrieuse. Le Caméo effectue sa renaissance, à la hauteur de ce que l'on peut attendre d'une ville de culture au XXIème siècle. Entre hier et demain, sous l'éclat de la nouveauté et de la technique, c’est une petite église gothique — avec sa nef, ses chapelles et son parvis — qui nous raconte une histoire de la réception cinématographique tout en appelant les publics qui manquent.
Avec une capacité limitée à 725 spectateurs, distribuée dans 5 salles, le Caméo semble d’emblée nous contredire. Et pourtant, la scénographie des salles construit tantôt une nef, tantôt trois chapelles, tantôt un parvis qui, chacun, conditionne une certaine expérience de réception du cinéma (le film) dans le cinéma (le lieu). Nef. Malgré une capacité modeste de 350 sièges, la salle 1 donne le vertige. Le spectateur y est dominé par un écran haut perché, lui-même surmonté d’un plafond démesurément haut. L'ensemble conditionne l’élévation spirituelle et collective des spectateurs. Au-dessus de leur tête passent les images, qui pourraient encore s'élever à de plus hautes altitudes, vers on ne sait quel ciel peuplé d’esprits. Longtemps après leur départ, nous entendons encore le chant des croyances communes — comme autant d'échos d'une foi partagée. Chapelle. Trois chapelles permettent plus de confidentialité. Les salles 2, 3 et 5 ont respectivement une capacité de 49, 59 et 92 places (plus une pour les personnes à mobilité réduite, ainsi que le rappelle la fiche technique). Comme dans la salle 1, l’écran force le spectateur à lever la tête vers les images. Toutefois, celles-ci ne pourront plus fuir vers on ne sait quel ciel étoilé. En se cognant au plafond, les images retombent sur le spectateur. Mouvement du haut vers le bas, et non plus du bas vers le haut. C’est le lieu du recueillement, le lieu des émois confidentiels d’une spiritualité qui ne se transcende plus dans la grand-messe de la petite cathédrale gothique, mais se concentre dans les affections du cinéphile à l’abri des grands espaces. Les images font bruire dans les chapelles un léger murmure, les spectateurs lui répondent par les chuchotements de l'esprit. Le Parvis, vers l’agora. Celui qui fuit les cathédrales ou les chapelles trouvera son bonheur dans la salle 4. Celle-ci détonne avec la scénographie religieuse des conditions minimales de l’expérience du spectateur. Son écran se tient au niveau de l’espace moyen des lieux publics dans lesquels nous évoluons au quotidien : notre agora. Nous faisons face aux images. Celles-ci ne nous tombent pas dessus, guère plus qu’elles ne nous élèvent vers les confins. Toute lutte, cordiale et verbale bien entendu, devient possible : polémique du spectateur avec les images, des spectateurs entre eux. Comme tombée sur le parvis de la cathédrale, la salle 4 empêche a priori toute fascination, toute communion individuelle ou collective. Les voix y sont fortes, individuelles. C'est l'orateur qu'on entend, au présent de la lutte.
Grand-messe dans la nef (le cinéma comme expérience religieuse collective), prière et écoute intime dans les chapelles (le cinéma comme expérience spirituelle personnelle), lutte dans l’agora (le cinéma comme lieu de construction d’un problème public, lieu de débat), la scénographie des salles du Caméo appelle trois grands types de cinéphile : le cinéphile religieux, le cinéphile de l’intime, le cinéphile polémiste. Nous ne doutons pas que l’asbl Les Grignoux, nouveau gestionnaire du Caméo, les nourrira comme il se doit, eux qui durent se faire nomades lorsque l’ancien Caméo ferma ses portes au mois de mai 2012. Sans cinéma fixe, ces cinéphiles nomades craignaient d'être dévorés par le Goliath jambois — multiplexe "spatiovore" situé aux abords d’une gare. Celui-ci leur vendait, et leur vend encore, le religieux comme transe collective du divertissement, méconnaît totalement l'intime et réduit toute polémique au cliché politiquement et crapuleusement correct. Le tout dans des versions qui n'avaient rien d'original, par lesquelles tout blockbuster de qualité devient objet de consommation. C'était le règne du mauvais faux, celui qui vend le ticket de cinéma comme un paquet de pop-corn.
"C'était". Mais prudence toutefois, car ces cinéphiles d’un autre temps, appelés par les salles du Caméo, pourraient faire le lit d’un sociologisme aussi pervers que celui des business men du cinéma. Un triple a priori sociologique menace la programmation des cinémas dits « art et essai » en Belgique : passion de la star (admiration de l’homme plutôt que du personnage, ou confusion de l’homme et du personnage), passion pour les drames édifiants (passions privées, sales petits secrets familiaux, goût du "basé sur une histoire vraie"), passion du grand "sujet" à débat (le film réduit à un prétexte au cours de morale pour adultes). Un film n’est pourtant pas plus intéressant parce qu’il fait jouer Lucchini plutôt que Kev Adams, parce qu’il s’intéresse aux petits secrets plutôt qu’aux grosses machines, parce qu’il a pour "sujet" les mouvements des exilés plutôt que des vacances à Ibiza. Et comme nous sommes en Belgique, il faut encore ajouter qu’un film n’est pas plus intéressant parce qu’il est belge plutôt qu’américain.
Avec la finesse d’un double refus, l’affiche créée par Aurélien Tirtiaux pour le lancement du nouveau Caméo donne le ton. Si ce n’est pas le cinéma Majeur qui la peuple (le blockbuster d’action white-american, ou encore le comique de la star française), ce n’est pas non plus, à l’inverse, un cinéma qui se complairait dans l’auto-satisfaction auteuriste. Parmi d’autres personnages plus ou moins reconnaissables — Jacques Tati, peut-être le Kid de Chaplin, un chat indéterminé qui pourrait bien être celui d’Une vie de Chat, un homme tenant d'une main ferme sa bicyclette en espérant peut-être ne plus se la faire voler — nous pouvons observer la silhouette d’Alfred Hitchcock. Ces figures fragiles — l’action burlesque de Tati, l’impuissance de l’homme à qui l'on volera une bicyclette dans Le voleur de bicyclette, le chat errant — se condensent sous la mise en abyme du cinéma Caméo par la silhouette hitchcockienne. Il y a là une indication de ce que l’on peut espérer du nouveau cinéma namurois.
Le cinéphile connait le procédé de "caméo" grâce à l'obstination d'Alfred Hitchcock. Le "cammeo", notion italienne francisée en "caméo", fut théorisée au XIXème siècle à partir d'un procédé utilisé au théâtre. Il se définit par l’apparition furtive d’une célébrité dans une œuvre, sans que celle-ci n’influence le cours de l’histoire. À insister sur la première partie de cette définition, le caméo ne serait que le passage d’une célébrité qui titille la curiosité du public. Au cinéma, il fut de coutume de repérer le fameux « cameo Hitchcock » dans les films du maître. Cette compréhension étroite peut tout autant valoir pour Kev Adams que Lucchini : dans les deux cas le caméo repose strictement sur l’aura de la star. En d’autres termes, le passage de la star dans l’œuvre engloutit celle-ci dans le monde de la star. L’œuvre passe au second plan. Elle ne se transforme pas au contact d'autre chose, mais disparaît sous l’autre « chose », en l’occurrence la star. La fascination embaume l’œuvre, la dessert profondément, n’est que jeu artificiel et gratuit de la société du divertissement avec elle-même. Cette compréhension du caméo indique ce qu’il y a tout lieu d’espérer que le nouveau Caméo ne sera pas. À savoir, le lieu d’une autre fascination : pour d’autres stars, pour d’autres sujets, pour d’autres cinémas nationaux. Toutefois, une autre compréhension du caméo laisse augurer le meilleur pour le cinéma namurois. Le Caméo serait tout simplement le lieu d’une fuite de l’œuvre dans l’œuvre elle-même. Ce serait ce qui dans l’œuvre met en suspens, un moment, la logique narrative de l’œuvre, le petit trajet qu’elle empruntait jusque là, pour la faire passer dans autre chose. Le caméo devient le lieu de la gratuité, le "pour rien" d’un geste, le "pour rien" dans lequel l’œuvre pourrait être menacée de filer — le "pour rien" qui laisse espérer que le spectateur puisse faire un autre trajet que celui qu’il avait toujours-déjà prévu de faire, ou que celui que le réalisateur avait toujours-déjà prévu qu’il fasse.
Le Caméo-Hitchcock introduit par Tirtiaux nous semble d’autant plus habile qu’on sait combien le caméo chez Hitchcock jouait de ces deux significations. D’une part, la silhouette d’Hitchcock est devenue image de marque, quasi produit publicitaire. D’autre part, le caméo devenait la signature d'un cinéma qui faisait fuir la logique scénaristique bien ficelée vers sa crise. En effet, on n’en finit pas de compter les multiples figures de l’impuissance à agir dans le cinéma d’Hitchcock : impuissance sexuelle, impuissance physique, impuissance psychologique. Synthétique, le « caméo-Hitchcock » est la signature d’un cinéma Majeur qui s’affirme autant qu'il se met en crise. C’est tant l’aboutissement génial d’un certain cinéma populaire, commercial, reposant sur l’action, la psychologie des personnages et des histoires qu’on se raconte, que la mise en crise de toute cette machinerie. On peut dès lors espérer des Grignoux qu’ils seront fidèles à ce que promet leur très belle affiche, qu’ils ne joueront pas le cinéma d’auteur contre le cinéma commercial, mais valoriseront tout ce qui peut faire dévier le spectateur des chemins empruntés par habitude. Et ce, qu’il faille dévier d’un (ou à partir d'un) blockbuster américain politiquement stérile, ou d’un (ou à partir d'un) film à débat politiquement correct.
Le Caméo laisse rêver à un spectateur qui n'existe pas encore. Échappant à l’enquête de marché, celui-ci n’est autre que l’individu singulier qui surgit au cours de la projection. Ce n’est ni plus ni moins que ce que nous pouvons attendre du cinéma : non pas qu’il nous tende des miroirs mais qu’il nous déstabilise, interpelle, déplace, transforme, agite, frappe même s’il le faut. En quelques mots : qu’il nous pose problème. Nous espérons que les Grignoux feront confiance aux publics que les propositions de cinéma ne cessent d’inventer, plutôt qu’au Public (notez le triste Universel utilisé ici) que le cinéma Majeur ne cesse de rassurer et que les cultural studies se plaisent à étudier. Une fois passée la joie apéritive des grands débuts (deux mille personnes auraient participé à l’inauguration du Caméo ce cinq mars 2016), cela ne fonctionnera que si ces publics — qui, par définition et nécessairement, manquent — acceptent de répondre aux propositions audacieuses que les Grignoux feront. Toute la difficulté d’une programmation qui ne devrait jamais s’adresser à personne en propre, dans un contexte socio-économique qui ne cesse à l'inverse de diviser les individus pour mieux les regrouper en publics cibles. Nous souhaitons tout le meilleur du cinéma aux Grignoux et aux publics qui manquent.
Notes