Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Rabah Ameur-Zaïmeche en révolutionnaire dans Les Chants de Mandrin
Interview

Interview de Rabah Ameur-Zaïmeche : « Pour un cinéma de l'attention »

Guillaume Richard
Dans ce grand entretien avec Rabah Ameur-Zaïmeche, nous revenons sur son rapport à la banlieue, au réel, sur sa méthode de travail, ses influences et ce qui se trouve au fondement de sa pensée. C'est un cinéaste de l'attention qui se dessine tout au long de l'entretien. Non seulement face à ce qui se produit devant sa caméra, mais aussi devant le monde et les autres, et surtout au service d'idées qui lui permettent de concevoir chaque film comme un refuge.
Guillaume Richard

 

Grand entretien avec Rabah Ameur-Zaïmeche

C'est à l'occasion d'une rétrospective organisée par le cinéma Nova et la Cinematek que nous avons rencontré Rabah Ameur-Zaïmeche, accompagné de Sarah Sobol, sa plus proche collaboratrice au sein de sa société Sarrazink Productions. L'événement, agrémenté par une sélection de films et plusieurs rencontres avec le public, vient combler un manque important puisque les films de Rabah Ameur-Zaïmeche ne sortent pas en Belgique et qu'il faut les voir en France ou les rattraper sur petit écran. Le manque n'est pas un mot trop fort tant ce cinéma, qui s'étend maintenant sur plus de vingt ans, est précieux tant par sa force politique que pour sa puissance cinématographique, lui qui est sans cesse pensé en lien avec les traces que laissent le réel et les conditions de tournage. On peut aussi l'aimer pour beaucoup d'autres choses : son rapport au sacré, son caractère satirique et/ou révolutionnaire, son questionnement sur l'animalité et, surtout, pour les refuges qu'il met en place face aux violences sociétales et la barbarie. En toute fin d'entretien, Rabah Ameur-Zaïmeche préférera utiliser l'idée de bouée de sauvetage perdue dans une grande tempête. Cette rencontre avec le cinéaste nous donne ainsi l'occasion de revenir sur vingt ans de cinéma, comme pour faire un premier point avant la suite de sa carrière qui entérinera le fait qu'il est un des cinéastes français les plus importants de sa génération. Cette rencontre annonce aussi, et surtout, la parution d'un ouvrage de David Fonseca consacré au cinéaste, et vaut comme une invitation à lui passer le flambeau pour qu'il continue d'approfondir la richesse d'un cinéma de l'attention, populaire et créateur de refuges face à la barbarie de son époque.

 

À la banlieue du cinéma

 

Votre cinéma a désormais plus de vingt ans (2002-2022). Quel regard jetez-vous sur votre travail ? Avez-vous accompli ce qui vous a poussé à devenir cinéaste ?

Une chose est sûre : je ne regrette rien. Chaque film était l'occasion d'une première fois et d'une authentique aventure, avec ses risques physiques et psychologiques. J'ai toujours eu le sentiment que j'y jouais ma vie, vraiment, même s'il reste encore plein de films à faire. Le prochain sera un film de guerre, et plus précisément contre la guerre. On va filmer la guerre d'Algérie au tout début de l'année 1954. Quant au cinéma, on peut dire qu'en vingt ans, il m'a transformé, il m'a permis de ne pas péter les plombs, de ne pas me retrouver seul dans une grotte et de comprendre que lorsqu'on donne le meilleur de soi-même, on peut surmonter les obstacles et les barrières qui se présentent à nous pour atteindre la beauté.

Si on devait dessiner une trajectoire dans votre œuvre, elle pourrait se construire en trois temps. Wesh wesh, qu'est-ce qui se passe ? (2002), Bled Number One (2006) et Dernier Maquis (2008) formeraient la trilogie des satires politiques ; Les Chants de Mandrin (2012) et Histoire de Judas (2015) seraient les films dits révolutionnaires et, enfin, Terminal Sud (2019) et Le Gang des bois du temple (2022) seraient quant à eux les films de combat, annonçant logiquement le prochain film que vous venez d'évoquer. Êtes-vous d'accord avec ce découpage ?

Oui et en même temps tous les films ont vraiment des liens intimes entre eux. On trouve les mêmes personnages et les mêmes acteurs. Il y a aussi des rebonds, des échos et des thèmes qui circulent, dont certains qui reviennent parfois deux ou trois films plus tard. Il n'est pas seulement question de pensée mais aussi de manières d'être au monde avec pour horizon la recherche de la liberté. Je suis d'accord pour dire qu'il y a trois phases. La première trilogie relève presque du burlesque et introduit de la diversité dans le prolétariat français. Les Chants de Mandrin et Histoire de Judas correspondent bien à ce que vous définissez tout en touchant à des questions plus mystiques.

Histoire de Judas marque en tout cas un retour vers la parole révolutionnaire du Christ.

C'est exactement ça et c'est la raison pour laquelle j'admire Jésus. Comment cette parole a-t-elle fait pour s'éteindre à ce point jusqu'à aujourd'hui ?

Et puis vient Terminal Sud, un film très noir qui critique les dérives fascistes de nos sociétés. C'est quelque chose que vous avez senti au fond très tôt mais il aura fallu attendre 2019 pour que ce film voit le jour.

Oui, j'ai perçu ces dérives autoritaires assez tôt. Elles ne concernent pas uniquement l'Algérie mais le monde entier et de plus en plus de gouvernements. La conscience de soi, de classe et d'être citoyen s'est effilochée. Le(s) pouvoir(s) en place agit d'une telle façon que nous en sommes atteints au plus profond de nous-mêmes. Les avancées technologiques, et la manière dont elles se sont diffusées à l'échelle planétaire, ont aussi peut-être pour fonction de nous soumettre et ont un véritable impact dans ce processus. Elles nous envahissent et peuvent sincèrement nous rendre dingues.

Le Gang des bois du temple s'impose comme la réponse, par le combat, à ce constat noir qui se traduit donc aussi par un refus de cette soumission ?

Oui, il y a de ça, mais j'étais surtout animé par un désir de revenir dans des espaces de vie — ici une cité — où il fait bon vivre. Les amis et la famille trouvent dans le film une forme d'existence paisible. Ils peuvent s'asseoir sur la pelouse en toute liberté. Le film réunit aussi toutes les catégories du prolétariat.

Le film marque votre retour dans les banlieues françaises vingt ans après Wesh wesh. Qu'est-ce qui a changé ?

Le temps de mon enfance était beaucoup plus dangereux et violent qu'aujourd'hui. C'était principalement une violence de classe. Tous mes anciens camarades avaient conscience de leur condition. Notre époque est beaucoup plus atomisée. Tout a explosé. Aujourd'hui, on subit, la seule manière de s'en sortir passe par le combat individuel ou la résignation alors qu'autrefois on croyait à la force du groupe et du collectif.

Dans son texte sur Le Gang des bois du temple, David Fonseca le décrit comme « un film de banlieue : un film au ban du cinéma, de la banlieue du cinéma ». Ce qui, au fond, correspond très bien au film.

Oui, c'est un film « de banlieue » : c'est justement là où la vie vibre et palpite, où se concentrent aussi tous les enjeux de la vie urbaine et en groupe. Les centres-villes d'aujourd'hui ne m'attirent pas du tout, ce sont plutôt des musées en opposition au fourmillement des banlieues qui s'imposent comme le vrai cœur des cités. C'est un mot qui reste assurément galvaudé.

Que pensez-vous du concept de banlieue-film ? Il y en a eu beaucoup récemment, et la plupart d'entre eux sont plutôt de droite, consciemment ou non.

Beaucoup de films diffusent en effet une idéologie nauséabonde qui est aujourd'hui très répandue. C'est pourquoi d'ailleurs ces films trouvent facilement un financement (rires) ! Ils relayent une forme de stigmatisation et des images figées par l'écriture alors que les choses sont beaucoup plus souples, mobiles et diversifiées. En réalité, je ne comprends pas trop ce que signifie un « cinéma de banlieue » : je lui préfère le qualificatif de cinéma populaire. Car, comme je le disais précédemment, c'est dans les banlieues que se situe le cœur des cités. Géographiquement aussi, la banlieue implique une grande mobilité, elle permet d'aller d'un endroit à un autre, et son existence même se trouve dans le mouvement et non dans les clichés ou la fixité.

Pour moi, les films de banlieue sont La Haine ou Ma 6-t va cracker. Je me suis opposé à ce genre de films parce qu'ils stigmatisent la population locale qui est prise dans des rapports beaucoup plus complexes dans la réalité que ce que ces films montrent à l'écran. Être de banlieue aujourd'hui revient soit à se soumettre au dictat du capital, soit à correspondre à l'image du subversif islamiste. Ces clichés qui voient en chaque habitant des quartiers populaires un individu dangereux aussi bien pour la société que pour la classe dominante me font malheureusement rire.

Plusieurs films récents se déroulant en banlieue ont mobilisé l'imaginaire plutôt qu'un souci de réalisme, comme par exemple Goutte d'Or, Gagarine ou Rodéo. Vous sentez-vous plus proche de cette manière de la filmer ?

Dès le départ, le cinéma n'est pas réaliste et ne peut pas l'être. C'est une grande prétention autant qu'un objectif inatteignable d'une part parce que la subjectivité du regard définit un rapport au réel et, d'autre part, la position de la caméra implique elle aussi un découpage dans l'espace et le temps. Les films deviennent beaucoup plus pertinents lorsqu'ils ont conscience de cette double subjectivité pour construire des œuvres de fiction qui vont altérer la réalité. J'avais beaucoup aimé De bruit et de fureur de Jean-Claude Brisseau que j'ai découvert quand j'étais enfant. Brisseau comprend qu'il y a en banlieue de beaux espaces de poésie. Il les filme de façon ample tout en variant les points de vue.

Rabah Ameur-Zaïmeche dans son quartier de banlieue dans Whesh wesh
Rabah Ameur-Zaïmeche dans Wesh Wesh, qu'est-ce qui se passe ? - © Sarrazink Productions

 

Un cinéma brut

 

Comment êtes-vous venu au cinéma ?

Je veux faire du cinéma depuis que je suis môme. C'est une ambition qui est restée secrète jusqu'à mes 25 ans quand mes parents, qui commençaient à s'inquiéter, m'ont demandé ce que je voulais faire de ma vie. J'ai commencé par faire des études en sciences humaines, alternant entre la psychologie et la sociologie sans oser tenter ma chance à l'IDHEC, car j'avais peur d'être "sanctionné" et de voir mes rêves brisés. C'est après avoir terminé ces études-là que j'ai écrit mon premier scénario et que j'ai révélé mes projets à mes parents. Je bossais dans le grenier de la maison familiale. J'avais un ami qui travaillait pour Assassin Production, qui m'a permis de rencontrer Jean-François Richet qui venait de réaliser État des lieux, ainsi que Mathieu Kassovitz qui était en train de tourner La Haine. On le connaissait et en même temps on était un peu en retrait. État des lieux a néanmoins été important pour moi, à la fois par sa force et par les risques que le film prend. Et aussi pour son naturalisme explosif. Cela nous a encouragés à croire que ce type de cinéma était possible. Jean-François Richet m'a d'ailleurs donné de nombreux conseils et son aide a été très importante au moment de réaliser mon premier film. Il nous a aussi présentés à Why Not Productions. Wesh wesh, qu'est-ce qui se passe ? est né de là. J'y ai injecté mon propre argent et j'ai tourné dans ma cité.

Vos deux premiers films sont tournés avec des petites caméras DV. Est-ce qu'il y avait par ce choix esthétique une volonté de recommencer quelque chose et de reprendre à zéro une forme de cinéma ?

Oui mais cette idée n'est pas nouvelle. Elle vient même de Belgique et a constitué pour moi une vraie leçon : C'est arrivé près de chez vous de Rémy Belvaux, André Bonzel et Benoît Poelvoorde. C'est le film d'une petite bande qui est travaillé esthétiquement par une idée du crade, du sale, marquant un retour vers quelque chose d'originel dans une manière de faire du cinéma.

J'ai l'impression que ce film n'est pas reconnu à sa juste valeur, du moins dans les cercles cinéphiles même si un lien a été maintes fois établi avec Quentin Tarantino. Que vous le citiez est donc un peu surprenant et invite à le redécouvrir.

C'est arrivé près de chez vous m'a encouragé dans l'idée qu'il fallait faire du cinéma par nos propres moyens. On a utilisé une caméra DV dont les objectifs n'étaient pas nettoyés afin d'obtenir un rendu encore plus sale. En post-production, on a même ajouté des pigments pour abîmer encore plus l'image. On retrouvait ainsi une forme de cinéma brut et vivant.

Et quand vous avez renoncé, après deux films, à cette recherche esthétique, souhaitiez-vous vous rapprocher du Western et du cinéma de genre que vous affectionnez beaucoup ?

Techniquement, il y a eu beaucoup de progrès en vingt ans. Les caméras de nos téléphones sont aujourd'hui plus puissantes que celle utilisée pour Wesh wesh. L'évolution du numérique a bouleversé notre travail. Elle nous a permis de redécouvrir les grands espaces et j'insiste bien sur le mot : c'est une redécouverte qui équivaut à une renaissance. Et comme le cinéma est l'art de l'enfance, ou du moins il entretient un rapport avec celle-ci, il faut aussi pouvoir garder son âme d'enfant et quelque chose qui tient de l'innocence. Cela implique aussi, par ce biais, d'interroger le monde et d'ouvrir le champ des possibles. Faire du cinéma demande beaucoup de temps et de ressources. De l'écriture jusqu'à la toute fin, c'est une grande aventure qui nécessite de faire preuve de patience, de rigueur, de persévérance et d'une gentillesse sans bornes. Le tournage est à lui seul une aventure dans laquelle on ne sait pas comment on va s'en sortir vivants (rires). Notre but est de montrer au spectateur que tout est animé de vie. D'où ce rapport à l'innocence. Les nouvelles caméras numériques nous permettent aussi de revenir vers tout cela.

Nous en arrivons à un point essentiel de votre cinéma : la manière dont vous captez le réel, que ce soit à travers les conditions de tournage ou les accidents.

Cela arrive tout le temps. Nous utilisons une « méthode » même si c'est difficile de l'expliquer. Nous ne cherchons pas l'accident de tournage mais, plus précisément, nous essayons de faire preuve d'attention. Au début, il y a toujours des éléments, des situations, un décor, l'instant T, soit tout ce qui constitue le présent du tournage. Quand on fait preuve d'attention, des choses peuvent modifier radicalement le cours du récit. Travailler de cette manière entraîne aussi une prise de risque tandis que de nombreux cinéastes restent figés à leur feuille de route. Dans Le Gang des bois du temple, lors du tournage du premier plan qui est un long panoramique, un problème technique survient et la caméra enregistre en contrebas des mômes habillés en rouge, accompagnés de leur papa, qui nourrissent des pigeons. J'ai gardé cette prise qui relève du réel, rien n'est mis en scène. Il s'avère qu'elle va changer complètement le récit en m'obligeant à transformer le scénario, dont une séquence avec des pigeons. D'un coup, on tient le plan du début et celui de fin, ce qui provoque un sentiment incroyable qui relève presque du miracle. Et tout ça uniquement grâce à l'attention : c'est elle qu'il faut suivre. Sans doute que sur d'autres tournages, le réalisateur et les techniciens auraient évoqué une grosse galère (rires) ! Ces pigeons ont donné une force à notre film, ils lui ont permis de s'envoler. Cette « méthode » a été à l’œuvre dans chaque film.

Avec tout le risque que cela comporte donc... Attendez-vous qu'une épiphanie se produise pour que vos films basculent ?

Non, ça nous tombe dessus. L'épiphanie survient car nous nous engageons beaucoup dans chaque instant présent du grand défi que constitue chaque nouveau film. C'est une manière d'être à adopter, une manière d'être au présent qui nous permet de vivre des moments non seulement uniques mais qui s'étalent dans le temps. On peut parler de moments mémorables. Ils sont enregistrés.

Un des moments exemplaires de votre cinéma est, à ce niveau, l'enchaînement de séquences avec le ragondin dans Dernier maquis où vous devez composer avec l'imprévisibilité de l'animal.

Les scènes sont écrites mais après, nous nous sommes laissés guidés par l'animal. On le suit et c'est aussi simple que ça ! Nous avions demandé à des mecs qui piègent les animaux nuisibles de nous en amener deux. Ils étaient rémunérés tout en se montrant frileux, notamment quand ils sont arrivés sur le plateau et ont constaté qu'ils étaient entourés de rebeux et de noirs (rires). Quand on tourne la séquence sur la barque, ils sont là tandis que je préfère ne pas y aller pour donner l'image du rebeu dominant (rires). Ils exigeaient à ce qu'on suive de près le ragondin une fois libéré, quoi qu'il arrive. C'est là que les miracles se sont produits : un héron surgit de nulle part alors que nous rencontrons un problème avec la caméra qui se stabilise difficilement dans la barque.

En même temps, tandis que vous cherchez à capter le réel, une métaphore se dessine sur la condition de vos personnages.

Elle a également été écrite au préalable. Lorsqu'on ouvre les portes de la cage du ragondin pour qu'il retrouve la liberté, l'écriture se libère comme l'événement T. C'est à ce moment que nous faisons preuve d'attention et, à nouveau, j'insiste sur son importance. Elle nous permet de nous maintenir en vie. Sur le plateau comme dans la vie, nous nous comportons aussi comme des animaux sauvages évoluant dans un environnement précis. Notre système économique l'est tout autant, avec ses prédateurs, ses proies, les forts et les plus faibles. C'est aussi valable pour le milieu du cinéma.

Il y a beaucoup d'animaux dans vos films. Des chevaux, souvent, mais on pense aussi au bœuf mis à mort dans Bled Number One.

L'idée avec les animaux est de pouvoir s'en approcher pour pouvoir, à travers un certain nombre de rituels, transformer notre rapport avec le monde sauvage en une forme de mythe. C'est un des rôles du cinéma que de réinventer les mythes anciens.

D'où l'importance du chant. Il y en a presque dans tous vos films, quand il n'est pas évoqué directement dans le titre comme Les Chants de Mandrin. Est-ce là aussi un rapport aux mythes ? Pourquoi est-ce si important pour vous ?

Parce que le cinéma a la capacité de saisir tous les autres arts. C'est en cela qu'il est complet et si puissant. Il a aussi une dimension profondément musicale avec ses propres mélodies et rythmes. Les chants sont une manière d’exalter la vie, de la transporter et de l'honorer, aussi bien dans une célébration de la vie que de la mort. Dans Le Gang des bois du temple, il s'agit d'une cérémonie de deuil. La mort est présente dans tous nos films mais sous une forme douce et bienveillante. Elle nous ramène à ce qu'il y a de plus précieux, à l'unicité de la vie — ce cadeau suprême et merveilleux — et à son innocence qui doit conserver en nous notre âme d'enfant.

Le Gang des bois du temple est marqué dans son prologue par ce magnifique chant dans l'église, La beauté du jour interprété par Annkrist. Ce morceau d'inspiration bretonne apparaît a priori en opposition à la géographie des banlieues.

Les paroles sont tellement prémonitoires qu'elles portent le film jusqu'à la fin. C'est une séquence très préparée mais on ne savait pas quelle serait son influence réelle sur le film. L'église se trouve au cœur de la cité, plus précisément dans le quartier du Grand Parc à Bordeaux. Nous étions très surpris de découvrir un monument aussi beau, aussi bien pour ses vitraux que dans tous les axes qui nous permettaient d'obtenir des plans déconcertants. Tout était facile. Quand on arrive au moment du tournage avec Annkrist et quelques figurants, la lumière du matin transperce les lieux, et on finit par obtenir quelque chose d'unique qu'on ne pourra pas reproduire. C'est au fond ce qu'on recherche tout le temps : l'unicité, l'irreproductible, des situations où jaillit l'étincelle de la vie. Pour moi, ce fut un retour à Histoire de Judas avec lequel le film développe beaucoup de ressemblances. Monsieur Pons est joué par Régis Laroche qui incarnait Ponce Pilate. Il amène les mêmes traits et la même silhouette, comme si Pilate revenait deux mille ans après ! Et il y aussi le prince saoudien qui est interprété par Mohamed Aroussi qui campait Barabbas. Histoire de Judas et Le Gang des bois du temple sont deux films très proches, l'un se situe à l'Antiquité, l'autre aujourd'hui. Ils se sont apportés des choses mutuellement. Le chant d'Annkrist relève ainsi du chœur antique qu'elle incarne à elle seule.

Régis Laroche en Ponce Pilate dans Histoire de Judas de Rabah Ameur-Zaïmeche
De Ponce Pilate à Monsieur Pons : Régis Laroche dans Histoire de Judas - © Sarrazink Productions

 

Fondement et influences

 

En vingt ans de cinéma, est-ce qu'il y a des films et/ou des cinéastes qui ont changé votre manière de travailler ?

Je dirais que c'est plutôt avant que je ne tourne mes films que les influences ont été les plus importantes. Comme j'étudiais l'anthropologie, j'ai vite découvert Jean Rouch. Puis il y a eu les grands cinéastes américains et les théories de la mise en scène de Sergueï Eisenstein qui contiennent les bases de l'enseignement du cinéma. Je pense vraiment qu'il faut posséder une culture cinématographique avant d'avoir l'ambition de devenir cinéaste, sinon tu fais n'importe quoi. Il faut savoir ce que tu fais et où tu veux aller, être précis et penser une forme de cadre, sinon tu risques d'être manipulé par les idéologies à l’œuvre dans le milieu du cinéma et son industrie.

Souvent, on vous rapproche du cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Qu'en pensez-vous ?

J'aime beaucoup leur simplicité même si je ne connais pas bien leur cinéma. Nos films se ressemblent un peu, d'une certaine manière, sauf qu'ils accordent une grande importance à la parole et ont une confiance absolue au texte. Ce qui est loin d'être mon cas puisque chez moi, c'est le plan qui est premier, voire même le tableau. Je suis attiré par les décors, les couleurs et le cadre. En vérité, je me méfie beaucoup des mots. La rupture qu'apportent Straub et Huillet est plutôt d'ordre critique et conceptuel. De mon côté, je suis plus dans l'action et c'est d'ailleurs un de mes mots préférés. Une fois le mot prononcé, on ne sait pas ce qui va arriver, contrairement à beaucoup de cinéastes qui, lors ce même moment, ont au contraire tout prévu. Nous aimons la surprise et l'inattendu qui découlent d'une sorte de dérive échappant à toute maîtrise, comme si nous étions pris au milieu d'une tempête et que nous cherchions à garder le cap pour obtenir du cinéma à la fin !

Pourriez-vous commenter votre sélection de films dans le cadre de votre rétrospective à la Cinematek ? Il y a Règlements de comptes à O.K. Corral (John Sturges, 1956), La Colline des hommes perdus (Sidney Lumet, 1965) ou encore Léo le dernier (John Boorman, 1970).

Elle est animée par l'idée que les films doivent raisonner avec notre époque et s'opposer à la barbarie, à l'horreur et à toutes les guerres. Elle offre une contre-proposition, un contrepoids, par rapport aux idéologies qui nous dominent. C'est là où demeurent encore des espaces de liberté.

Un film détonne dans l'ensemble : Le vent nous emportera d'Abbas Kiarostami.

Ce film est une leçon de cinéma. Abbas Kiarostami a beaucoup plus compté que Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. C'est une référence décisive pour moi. Quand j'allais voir ses films au cinéma, souvent seul car mes potes ne m'accompagnaient pas (rires), j'étais joyeux et j'avais la chair de poule en sortant des séances. Il y a chez lui cette simplicité, cet amour des hommes, cette douceur si caractéristique. Il aime la vie et les gens d'une manière qui me touche beaucoup et ça ne m'a jamais quitté, comme si j'avais le sentiment d'être proche de lui malgré la grande distance qui nous séparait. Tout est une question d'approche vers le véritable cœur des choses. C'est un processus à apprendre.

Vous êtes un grand lecteur. Que lisez-vous en ce moment ? Est-ce qu'il y a des textes qui vous inspirent et que vous pourriez adapter ou reprendre dans le futur ?

Là, nous allons vers les secrets profonds... Deux films sont en préparation. La Naufragée du désert, un road movie contemporain qui suit des chauffeurs routiers traversant le Sahara et pris dans le sable et le vent, en direction d'une oasis enchantée. Les Noces d'Atlas s'intéressera quant à lui à la guerre d'Algérie vue par un chien enragé.

Sinon, chaque film est en effet animé et traversé par une profonde littérature. Je ne peux pas citer les noms comme ça, ce serait trop difficile d'expliquer et de détailler. Par exemple, pour Histoire de Judas, nous avions beaucoup lu Roger Caillois, et en particulier Pierres (1966) qui est un éloge du monde minéral. Cela correspondait très bien avec les conditions du tournage et finalement ces pierres nous ont protégés. La poésie compte aussi beaucoup pour moi. Lautréamont et surtout Rimbaud. Je pense que nous faisons un cinéma qui s'approche de leurs vagabonderies.

Sarah Sobol : Tu sais il y a aussi ce petit livre de Roger Caillois sur la mort, Êtres de crépuscule, qui fait 20 pages, et qui résonne avec ta programmation à la Cinematek.

Rabah Ameur-Zaïmeche : Roger Caillois est une des plus belles plumes françaises et pourtant il est sous-estimé. Il est aujourd'hui presque oublié alors qu'il a produit un travail titanesque, non seulement par sa langue incroyable mais aussi par son amour du monde et des choses. Tous nos films ont à leur point de départ des essais, études, recueils, travaux scientifiques, légendes, etc. Nous devrions peut-être les nommer dans le générique de fin sans que cela ne devienne réifiant ou encombrant, comme si nos films résultaient d'une théorie existante. Nous sommes curieux et nous le serons jusqu'au bout.

Ici, nous touchons à cette fameuse « Image dans le tapis » chère à Henry James qu'on ne pourra jamais saisir... C'est normal que nous touchions à quelque chose de secret.

Oui (rires) ! Mais c'est bien là, disséminé dans nos films.

En vingt ans, le monde, sous certains aspects, a bien changé. Est-ce qu'un film comme Dernier Maquis ne provoquerait pas beaucoup de remous aujourd'hui ? Notamment dans la manière dont la religion est instrumentalisée ?

L'époque n'a pas vraiment changé : elle a empiré. Nos frères africains continuent de risquer leur vie pour arriver jusqu'à nos rivages. L'esclavage moderne ne cesse de persister et de se prolonger sous beaucoup de formes, dans les grandes entreprises et ailleurs. Il y a de plus en plus de violence. Quant à la religion, elle est déjà instrumentalisée partout dans le but de séparer les peuples. Ça a toujours été le cas. Par les pouvoirs, les institutions, tous ceux qui exercent une domination. Face à cela, Dernier Maquis s'impose plutôt comme un îlot de paix, une oasis, un lieu où il y a encore une forme d'espoir. Le film est comme un organe en nous qui permet de supporter les pires atrocités et qui aiderait à surmonter toute cette barbarie.

Sarah Sobol : D'ailleurs, à la fin du film, on voit les faisceaux lumineux à travers les palettes.

Rabah Ameur-Zaïmeche : Oui, tout est dit par l'image. Une nouvelle fois, nous n'avons pas besoin de mots. Il y a très peu de dialogues dans nos films. Le cadre occupe toute notre attention. Mieux encore, le tableau. Les palettes se transforment effectivement en barricades transpercées par la lumière des étoiles et ça dit tout. Quelque chose dans le réel continue et ça nourrit l'espoir.

C'est le cas de tous vos films : ils offrent des refuges.

C'est exactement ça et ça me fait plaisir de l'entendre car c'est ce que nous recherchons et répétons sans cesse. J'utilisais l'autre jour un autre mot : celui de bouée de sauvetage. Une bouée jetée en plein milieu de la tempête. Les spectateurs comme les membres de l'équipe peuvent retrouver ces moments mémorables. La vie a palpité à ces moments-là. Réussir cela, même à travers une poignée de séquences, est très précieux. Ces bouées de sauvetage nous permettent de dire que nous avons été vivants et que la vie peut continuer malgré tout.

 

Poursuivre la lecture autour du cinéma de Rabah Ameur-Zaïmeche