Quentin Dupieux, l'éternel amateur
La filmographie de Quentin Dupieux existe d'abord par son refus du geste rationnel, d'une vision froide et techniciste du cinéma. Le cinéaste ne cherche pas à s'insurger contre la raison à la manière des surréalistes et Luis Buñuel dont il s'inspire. La critique du cinéma comme profession et la désacralisation du dispositif qu'elle impose se retrouvent néanmoins dans tous ses films comme dans ses propos, exprimant une méfiance envers une vision élitiste et perfectionniste de l’art qui exclut a priori ses revendications de cinéaste et d’artiste musical non-professionnel.
« Kubrick mes couilles », assène Jason Tantra incarné par Alain Chabat en s'enregistrant avec son magnétophone dans Réalité (2015). Est-ce vraiment un hasard si Quentin Dupieux a choisi d'insulter un réalisateur maniériste par excellence, obsédé par la perfection virtuose de sa mise en scène ? De la part d’un cinéaste qui revendique toujours son amateurisme au moment de sortir un neuvième long-métrage, il y a de quoi en douter. L’amateur est celui qui exerce par passion, sans chercher à être reconnu comme un professionnel expert dans son domaine. Partant de là, il est possible d’émettre une hypothèse. La filmographie de Dupieux existe d'abord par son refus du geste rationnel, d'une vision froide et techniciste du cinéma. Certes, comme le fait remarquer Jean-Philippe Tessé dans son article « Eczéma réussi » (Les Cahiers du Cinéma, n°708, février 2015), le cinéaste ne cherche pas à s'insurger contre la raison à la manière des surréalistes et Luis Buñuel dont il s'inspire. Son combat n’est pas politique. La critique du cinéma comme profession et la désacralisation du dispositif qu'elle impose se retrouvent néanmoins dans tous ses films, et dans ses propos lors d'entretiens journalistiques.
Dès son moyen-métrage Nonfilm (2001), Dupieux exprime cette volonté. Il était peut-être loin de s'imaginer que le minimalisme de cette première réalisation préfigure son cinéma qu'il continue, vingt ans plus tard, d'écrire, cadrer, éclairer, monter et réaliser lui-même (il a cependant arrêté de composer la musique de ses films depuis Réalité). Avec une caméra embarquée excessivement proche des acteurs, Nonfilm relate un tournage sans queue ni tête, durant lequel un des acteurs prend le pouvoir en trucidant l'ensemble de l'équipe technique (réalisateur, chef opérateur, perchman, etc.). Dès lors, il veut continuer avec les moyens du bord, en tournant sans caméra ni prise de son un script improvisé au milieu du désert. La déréalisation du tournage de cinéma est telle que rien n'est censé subsister au-delà de l'instant durant lequel l'acteur joue. Imperturbables, les membres du tournage survivants ne cessent de dire que ce sera génial sur grand écran. Ce dispositif est d'ailleurs repris dans Rubber (2010), dont les spectateurs matérialisés à l'écran observent le film depuis des jumelles qui leur sont distribuées dans la scène d'introduction. Cette approche entre en totale contradiction avec la perspective industrielle de diffuser le film en salle : comment un film tourné sans caméra peut-il être projeté ? Pour les personnages de Nonfilm, la question ne se pose pas. Pour les spectateurs des films de Quentin Dupieux en revanche, l’incrédulité est à son comble. Comment croire à un film qui s’amuse à relater le tournage d’un autre film tellement dysfonctionnel que l’équipe de tournage de Rubber en vient à empoisonner ses spectateurs ? Par le jeu de mise en abyme le cinéaste fait violence au spectateur, qui reste dans l’impossibilité de s’immerger dans le film.
L'enjeu principal n'est autre que de défétichiser notre rapport au cinéma, la maîtrise et la beauté plastique que tout spectateur pense être en droit d'attendre lorsqu'il s'enferme dans une salle obscure. Sous ses airs foutraques et absurdes, le cinéma de Quentin Dupieux déconstruit en fait le processus de création cinématographique de manière très rigoureuse. Pour ses trois films tournés à Los Angeles (Rubber, Wrong et Wrong Cops) plutôt que de profiter du matériel hollywoodien, le réalisateur est parti filmer avec une caméra 5D. Pour Wrong Cops (2014), il commet même un sacrilège, un choix technique qu'il déclare « minable », « misérable » et « imbécile » : encastrer tant bien que mal un zoom Lomo russe des années 60 dans sa caméra 5D. L'effet obtenu procure un sentiment d'irréalité total, l'image floue et désaturée ne laissant presque aucune ombre. Difficile de faire plus éloigné de la technique léchée du cinéma hollywoodien. Mais le cinéaste ne cherche pas pour autant à parodier avec complaisance le cinéma d’exploitation et le cinéma d’horreur comme peuvent le faire Sharknado (Anthony C. Ferrante, 2013) ou La Cabane dans les bois (Drew Goddard, 2012). Au contraire, il s’agit de rechercher des artifices singuliers, sans puiser dans une esthétique déjà établie. Écartelé entre un humour potache appréciable au premier degré et un jeu de mise en abyme sophistiqué, Quentin Dupieux élabore son propre univers cinématographique. Sa méthode de réalisation s’avère en tout point opposée au cinéma industriel.
Outre les techniques de tournage, le cinéaste attaque en règle les stades de l'écriture et du montage. Le monologue introductif de Rubber annonce une des intentions de Dupieux, déjouer par l'absurde l'écriture hollywoodienne dont chaque élément est censé se justifier dans le déroulement du script. De fait, presque aucun des personnages de son cinéma n'agit selon une logique humaine, défiant toute tentative d'explication psychologique. Seule la folie fétichiste du personnage de Georges incarné par Jean Dujardin dans Le Daim (2019) peut renvoyer à un discours cohérent, en l'occurrence une critique du narcissisme contemporain. Par ailleurs, exemple entre mille, pour quelle raison le producteur de film Bob Marshall incarné par l’humoriste Jonathan Lambert dans Réalité vise-t-il au fusil à lunette des surfers sur une plage ? Aucune !
Même pour Au Poste ! (2018), film du cinéaste le plus élaboré dans son écriture à travers des dialogues bien ciselés, l'archétype de la scène d'interrogatoire de police est détourné par des digressions sans fin. Le suspect interrogé y décrit par des flash-backs sept allers-retours effectués durant la soirée du meurtre qui ne font pas avancer l'intrigue. Ces flash-backs viennent au contraire désamorcer les enjeux narratifs en enfonçant la trame du film dans l’onirisme. Lorsque le suspect précise par exemple qu’il ne se souvient plus de l’heure de sa troisième sortie, l’horloge dans le flash-back tourne aléatoirement. Au fil de la conversation, les deux interlocuteurs en viennent à relater des souvenirs intimes mensongers, pourtant matérialisés à l’écran par de nouveaux flash-backs. La narration labyrinthique à l’œuvre dans tant de polars est ainsi remplacée par une errance poétique. Le spectateur cesse de s’interroger sur le meurtre en question pour mieux apprécier le jeu entre les différents niveaux de narration. À l'image de la dérive effrénée dans le désert de Wrong, Dupieux écrit en roue libre, cherchant à perdre le spectateur dans une foule de détails qui noient le fil conducteur du récit. Bien malin celui qui trouvera un sens dans l'emboîtement sans fin des rêves de Jason dans Réalité.
Le montage des films du cinéaste est quant à lui truffé de faux raccords et de ruptures discursives. Pour compenser l'écriture et le tournage expéditifs de Wrong Cops, le cinéaste y redouble d'inventivité au montage. Il compile avec gourmandise ses musiques éléctro réalisées sous le pseudonyme de Mr Oizo, en mélangeant les différents récits montés séparément dans un premier temps pour aboutir à un mélange improbable propice à l’hilarité. Le montage crée une discontinuité qui défie tout sens du rythme et de lisibilité. Chaque scène alterne entre les différents personnages de manière arbitraire. Lorsque l’un d’entre eux tente de se suicider avec un outil de jardinage, la séquence est brutalement coupée. La trame ne revient vers lui que bien plus tard, lors de son enterrement qui clôt le film. Les digressions s’enchaînent ainsi pour un résultat qui s’apparente à une succession de sketchs coupés en plein milieu. Mais qu’importe : plus la coupure est apparente, plus le sentiment d’étrangeté vient se mêler aux gags dans une surenchère troublante.
Pour Dupieux, l'étape du montage est la plus créative, celle qui fait de lui un cinéaste. Il veut aller à l’os : ses films n'atteignent jamais les 1h30 conventionnelles, là où par ailleurs la plupart des director's cut tendent au contraire à étirer le montage des films. Couper sans hésitation des minutes entières lui permet de composer le rythme du récit plus librement. Plutôt que d’exiger quelques bobines supplémentaires pour un film plus long et ambitieux, Dupieux préfère un film à petit budget, qui assène ses idées au spectateur comme s’il n’avait pas les moyens de tourner de longues scènes. L’essentiel est de toujours rester spontané : il vaut mieux couper de bons plans s’intégrant mal au film plutôt que de les garder par orgueil. La majorité des scènes avec Marilyn Manson dans Wrong Cops ont ainsi fini aux oubliettes. Seul Réalité, film écrit et réécrit durant des années avant le tournage, n’a pas stimulé le cinéaste lors du montage. Rythmé par la boucle d'un morceau de Philip Glass inlassablement relancée, le film est presque trop réfléchi, forçant le réalisateur à se remettre en question pour ses réalisations suivantes. Il s’agit alors pour lui de retrouver une certaine spontanéité, plutôt que de fossiliser son univers qui peine alors à s’extirper de l’imagerie californienne.
Sa crainte de s'enfermer dans le même style est finalement liée à celle de se professionnaliser. Son retour en France après Réalité a été motivé par une incompatibilité avec les producteurs américains, qui lui proposaient de se cantonner à la réalisation en déléguant ses autres attributions à des professionnels. Jason, lassé au début de Réalité de son métier de cadreur de plateau télé pour une émission culinaire débile, représente ce que le réalisateur ne veut pas devenir. De la même manière, les scènes d’entretiens avec des producteurs expriment un malaise qui dépasse le simple registre de l’autodérision. Les exigences absurdes et l’attitude désinvolte du producteur Bob Marshall face à Jason dans Réalité révèlent un conflit rampant entre la logique de la création et celle de la production. Au fond, Bob n’a que faire du film que veut faire Jason : il veut seulement qu’on lui rapporte l’Oscar du meilleur gémissement. Dans Wrong Cops, un flic mélomane incarné par Éric Judor prend rendez-vous avec un producteur pour lui faire écouter un morceau d’électro qu’il a pris des mois à composer. Stunt, le morceau en question, a été composé par Quentin Dupieux lui-même presque dix ans avant la sortie du film pour son album Moustache (Half a Scissor). Le producteur lui rétorque qu’il manque simplement une chose : du talent. Ce jugement lapidaire résume la défiance de Quentin Dupieux envers une vision élitiste et perfectionniste de l’art, qui exclut a priori ses revendications de cinéaste et d’artiste musical non-professionnel.
Dans cette optique, l'amateurisme de Georges dans Le Daim, filmant avec une caméra vidéo un dialogue improvisé en compagnie de son blouson en daim, incarne ce que Quentin Dupieux veut être. Seul dans cette chambre à filmer ce blouson dont il est si fier avec une caméra qu’on lui a offert incidemment, Georges apparaît comme un fou narcissique. Pourtant, il expérimente le cinéma tel que Dupieux voudrait le faire, dans une méconnaissance totale du dispositif, par pure passion de l’image. La monteuse autoproclamée Denise incarnée par Adèle Haenel, qui s'amuse à remonter Pulp Fiction dans l'ordre chronologique, figure un autre aspect de l’amateurisme de Dupieux. Celui-ci consiste à profaner la narration par un montage insensé, qui déploie les niveaux de récits sans schémas préétablis. En somme, une démarche qui se démarque de Quentin Tarantino avec Pulp Fiction qui veut que chaque scène fasse sens au sein d’une chronologie éclatée. Au bouleversement virtuose de la chronologie du récit, Dupieux oppose un montage lunatique, qui agence les images à tâtons, par simple curiosité, sans prétendre à une quelconque profondeur sémantique. Le cinéaste ne désire pas surprendre le spectateur avec un récit calculé au millimètre, mais à l’embarquer sur un dispositif en recherche permanente. Difficile de croire en effet que remonter Pulp Fiction dans l’ordre chronologique révèle un sens caché de l’œuvre, mais on peut tout à fait concevoir le sentiment d’étrangeté qu’une telle version ne manquerait pas de procurer.
Les multiples casquettes du cinéaste lui servent en dernière analyse à garder intacte l'excitation de l'adolescent de seize ans partant avec ses copains en forêt pour faire des films d'horreur avec un caméscope, en tourné-monté. Il s'amusait aussi à filmer sur le mode du remake des scènes de films qu'il venait de voir en VHS. À la rationalité froide du technicien, Dupieux en oppose donc une autre, celle de l'amateur qui bidouille avec des bouts de ficelle. Sachant cela, le registre absurde traversant toute sa filmographie prend un autre sens. Les tournages rapides aux budgets serrés lui offrent une mise en danger permanente. En dénudant le dispositif de cinéma, le réalisateur recherche un geste de mise en scène primaire, dénué de toute réflexion préalable. Dans Le Daim, Georges suit sons sens de l’improvisation. Il aiguise une pale de ventilateur plafonnier, puis s’en sert pour tuer des passants en prenant bien soin de filmer chaque meurtre avec son caméscope. Dans Nonfilm, les membres de l’équipe de tournage amputée de ses techniciens cherchent des plans à tourner au milieu du désert. Spontanément, ils en viennent à filmer sans caméra des déambulations, gesticulations, bagarres, bastonnades, et même un auto-étranglement. Plutôt que de représenter une quelconque réalité sociale, Dupieux reste à un niveau pulsionnel qui est le moteur de la drôlerie de ses films et de leur étrangeté. Quel que soit le décor et les personnages qu’il met en scène, le cinéaste semble toujours revenir à une violence animale, dépourvue de repères moraux qui pourraient la justifier. Du pneu de voiture au costume en daim en passant par la cassette vidéo de Réalité, son jeu sur la matière qui peut rappeler celui d'Alain Cavalier dans ses documentaires participe aussi à cette exploration primitive du cinéma.
Il faut enfin avouer que Quentin Dupieux n’est pas un parfait amateur comme l’est Alain Cavalier seul avec son caméscope : il réalise bien ses films avec une équipe de tournage. Avec Au Poste ! et Le Daim, le réalisateur s’efface parfois pour laisser plus de place aux acteurs, une profession du cinéma qui semble trouver grâce à ses yeux. S'il ne leur laisse pas tellement de marge d'improvisation, il peut accepter des exigences comme celle d'Adèle Haenel qui voulait rendre son personnage aussi fou que Georges dans Le Daim. Preuve ultime que les films de Dupieux ne fonctionnent pas en circuit fermé, il y exprime des angoisses qui débordent largement des problèmes purement formels. Résumer ses films au genre de la comédie occulte en effet la part d'effroi qu'ils peuvent générer. Comme le monologue introductif de Rubber l'affirme, le registre absurde au cinéma renvoie à l'absurdité de l'existence. Celle que fuit Georges en abandonnant son foyer. Celle de Jason qui, prisonnier de ses rêves emboîtés, se rend dans un hôpital psychiatrique pour s’y faire interner, en y entrant « comme dans une boulangerie » selon les dires du cinéaste. Le motif du désert, de Nonfilm à Wrong, figure ce sentiment de vide inquiétant jusque dans Le Daim dont les décors de montagnes ont été choisis comme équivalent français du désert californien. Dans un registre plus autobiographique, Dupieux parsème aussi sa filmographie de ses angoisses d'auteur. Dans Réalité, Jason découvre horrifié en allant au cinéma que le film qu'il veut faire existe déjà et qu'il est nul. Nonfilm s'achève sur l'errance du dernier membre de l'équipe du film désormais dissoute, qui demande non sans inquiétude : « est-ce que quelqu'un filme ? ».
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Quentin Dupieux
- Guillaume Richard, « Incroyable mais vrai » : Quentin Dupieux et une certaine idée de l'enfer », Le Rayon Vert, 11 juin 2022.
- Guillaume Richard, « Au Poste ! de Quentin Dupieux : L'insupportable Présent », Le Rayon Vert, 3 juillet 2018.
- Thibaut Grégoire, « Fumer fait tousser de Quentin Dupieux : Histoires sans fins », Le Rayon Vert, 2 décembre 2022.
- Des Nouvelles du Front cinématographique, « Le Daim de Quentin Dupieux : L'Arc du délire (bandé par le délire de l'autre) », Le Rayon Vert, 22 juin 2019.
- Des Nouvelles du Front, « Yannick de Quentin Dupieux : OuBlier Dupieux ? », Le Rayon Vert, 4 août 2023.