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Daniel Craig et Drew Starkey au bar dans Queer de Luca Guadagnino
Rayon vert

« Queer » de Luca Guadagnino : Les larmes d’Ouroboros

Des Nouvelles du Front cinématographique
L’autre est la plus dure des drogues, la drogue parfaite comme un crime est parfait. L’exhibitionnisme est une pharmacie pour junkies quand le narcissisme, le piège du moi pris dans la glace de l’autre, est la maladie la plus addictive. Le pédé hystérique que William Burroughs était, qui se disait moins gay que désincarné, aura eu pour tâche immense de se faire le festin du queer dont nous sommes toutes et tous les sujets : tous les malades impuissants à renoncer à l’autre, ce remède en tant qu’il est d’abord un poison – un pharmakon. Queer de Luca Guadagnino en triture les formes comme des organes infectés, l’abondance et la débandade, les cannibalisations fantasmées et l’or dur de ses déchets. Le queer de l’être sexué fait des manières et gesticule, il se désarticule lui-même en sachant ne jamais remédier à l’autre, ce virus. Le maniériste survit ainsi à ses modèles dont il s’éprend en les malmenant puisque ceux-là le malmènent déjà comme n’importe qui survit au passage de l’autre et son désir, avec sa poche à venin au bout de l’aiguillon. Survivre à l’autre, ce cannibale innocent, cet involontaire parasite est l’affaire d’une vie et elle a en cinéma ses formes et le jeu des forces qui les déforment, poussée et contre-poussée, prolapsus cordial après les ruptures de ligament croisé. L’éclectisme suit comme si changer de peau donnait à sauver la sienne. La garde-robe habille les secrets les mieux gardés quand les larmes d’Éros sont celles d’Ouroboros.

L’abondance et la débandade, la défonce et sa « renonce »

La prodigalité dont fait tant preuve le cinéma de Luca Guadagnino aura plus souvent qu’à son tour laissé sur le carreau. Challengers (2024) oblige, les montées au filet auront été progressives quand longtemps dominait l’endurance laborieuse des fonds de court. C’est que le cinéaste italien a plus d’une raquette dans sa housse, n’aimant rien moins en effet que se faire la main sur des reprises et des réécritures, adaptations, remakes et variations, autant de tours de mains hantés par la foulure du poignet. Depuis 25 ans et jusqu'à Queer, il a enchaîné neuf longs de fiction, six documentaires, une série télé, trois clips et une quinzaine de courts, sans compter ses participations multiples à la production d’autres projets. Et son agenda des cinq prochaines années est déjà bien chargé, avec rien moins qu’onze films et une série déjà programmés, parmi lesquels la suite de Call Me by Your Name (2017), un biopic sur Audrey Hepburn et une nouvelle adaptation d’American Psycho de Bret Easton Ellis après celle de Mary Harron.

Comme Steven Soderbergh, Luca Guadagnino est un éclectique, au sens premier où il lit beaucoup et sélectionne parmi ses lectures. L’éclectisme épuiserait s’il n’était pas le fait d’un proactif qui voudrait aller plus vite que lui-même, toujours désireux de se prendre de court en changeant de court, gazon ou terre battue, tout en restant fidèle à ses mélanges originaires (son père est sicilien, sa mère algérienne, les six premières années de son enfance éthiopiennes).

La menace propre au prodigue est le gaspillage dans la profusion, la dissipation dans la dispersion, la frivolité éclectique. Si le virtuose aime à changer de chemise, c’est en ne craignant rien tant que la mise à nu à laquelle il sait bien qu’il lui est impossible d’échapper. Queer toucherait ainsi au nerf de ce passionnant problème des manies et manières quand la jungle équatorienne où il se destine à la fin s’offre à une prolifération paradoxale puisqu’elle a la fonction d’un effeuillage émouvant. L’abondance des formes et films a en fait pour hantise la débandade, au risque toujours réitéré de la pantalonnade. On imagine déjà que l’adaptation de Queer de William S. Burroughs, fidèle dans son texte et infidèle dans son terme, possède à ce titre une valeur aussi bien spéculaire que cathartique puisque c’en est le sujet même en trouvant à s’incarner dans le double littéraire de l’auteur du Festin nu. Bill Lee s’adonne en effet à tous les manèges possibles, les déclamations fantasques et les numéros d’ivresse, pour y embarquer l’adonis Eugene Allerton en sachant toujours échouer à calmer son désir, fixé dans la capture du désir de l’autre pour le contrôler. S’il y a sans conteste de la dépense dans le cinéma vibrionnant du suractif Luca Guadagnino, farci de tours de force et de références, la dissipation en serait l’angoisse profonde, cette frousse dont la nature fondamentalement adolescente est partagée par tant de jeunes protagonistes de ses films, entre autres les garçons de Call By by Your Name et la série We Are Who We Are (2020) et, déjà, ceux du premier long de fiction, Les Protagonistes (1999), une variation sur le motif des adolescents tueurs après La Corde (1948) d’Alfred Hitchcock et Le Génie du mal (1959) de Richard Fleischer.

L’abondance et la débandade font la polarisation de Queer, l’exercice d’exhibition d’un homme qui lâche la proie pour l’ombre, la défonce (c’est l’abondance) pour le désir qui se double de la plus grande déprise puisque sa « renonce » (c’est la débandade) est plus difficile qu’à l’occasion de toutes les autres addictions, la pire des drogues quand les autres vous abonnent au besoin en vous soulageant de l’autre et son désir. Pour William Burroughs, le remède fut littéraire, l’écriture en vaccination contre le virus de l’autre, toujours prêt au parasitage de soi (l’amibe en grec dit la permutation). Pour Luca Guadagnino, le remède est cinématographique, tous les exercices formels nécessaires à moins faire la démonstration que la monstration des forces qui travaillent à prendre possession de qui sait que leur assimilation est toujours risquée. Le doute du cannibale est d’être lui-même le sujet de la cannibalisation.

L’abondance et la débandade, donc : d’un côté, un trésor de faux-semblants pullulant à Cinecittà, moiteurs mexicaines, hauteurs équatoriennes et jungle amazonienne, des hybrides de décors et de maquettes, de matte paintings et d’effets spéciaux numériques ; de l’autre, la chair des corps que malaxe avec appétit le désir, et déjà celui de Luca Guadagnino à l’égard de ses deux acteurs principaux, Daniel Craig en Bill Lee (pathétique, c’est un frère de douleur, mais jamais humilié) et Drew Starkey en Eugene Allerton (double étonnant de Tom Hiddleston, beau à se damner en étant immunisé contre toute perversité). Le rapport des deux pôles dialectise leurs antagonismes, la parade des sentiments et le mirage des fantasmes qui en abolit les festivités, la promiscuité électrique des corps et leur dislocation progressive, si légère pour l’un, pour l’autre si pesante. L’abondance conjure dès lors moins la débandade qu’elle la désire, comme le faux est un moment du vrai, comme la « renonce » fait sentir plus fort encore les vertiges de la défonce. La manie des manières tient bien de la pharmacologie.

Les tours de force et la rupture de ligament des formes

On comprendrait à cette aune le maniérisme propre au cinéma de Luca Guadagnino : ses films font des manières, ils en ont l’évidente manie, oui, mais dans le seul désir de la luxation afin de désarticuler ce qui empêche qu’il y ait du jeu, de l’ouvert, du possible. L’exhibitionnisme est masochiste, autant que généreux. La rupture de ligaments croisé de la joueuse de tennis de Challengers est dans cette perspective une image emblématique en redistribuant les énergies désirantes de son trio, appelé à expérimenter de nouvelles triangulations amoureuses, des déliaisons en guise de nouvelles réunions. Les tours de force sont des tours de poignet ne tenant qu’à encourir l’entorse. Si le maniérisme qualifie cette esthétique obligeant figures et formes à éprouver la pression des forces qui les déforment, celui de Luca Guadagnino a pour noyau de vérité la douleur des dislocations et le sentiment qui en retraduira la plus juste expression, ce qui le rapprocherait de Brian De Palma, mais sans le surmoi hitchcockien.

Tout maniériste authentique est en vérité un sentimental et ses expérimentations anamorphiques, au risque du bazar kitsch et des surcharges cosmétiques, sont des masques de pudeur, des miroirs pour l’échec de ses grimaces qui sont en fait des rictus de douleur réussis.

La solitude impénétrable du sentiment d’abandon rédimant la profusion bourgeoise des trésors culturels et des conseils parentaux (c’est la fin très belle de Call Me by Your Name) ou le secret perdu pour tout le monde d’un amour inentamé par des rivalités d’alcôve sorcellaires et la toile de fond des violences politiques (c’est une autre fin, encore très réussie, du remake de Suspiria en 2018) : voilà deux merveilles qui en effet méritaient bien des préciosités esthètes (dans le premier film) ou des gesticulations chorégraphiées (pour le second). On se croyait donc livré au fond du court, voire abonné à se noyer au fond de la piscine (A Bigger Splash, 2014), on se retrouve en réalité à monter au filet, sûr enfin d’avoir le très grand plaisir de smasher avant de découvrir, ébahi, le lob qui nous fait lever la tête et donne le tournis au risque du torticolis. Le regard du spectateur devient lui-même extension du maniérisme quand la grimace trouve sa rédemption, sans crier gare, dans une larme ou un sourire intempestif.

La contorsion des formes au nom des généreuses prodigalités est un tour de force jusqu’à l’entorse du poignet qu’il faut risquer, le jeu en vaut tant la chandelle. Alors, la douleur du maniériste qui ne fait des manières qu’à cacher la reconnaissance de ses bizarreries dans celles du roman qu’il adapte coïncide avec la douleur des pudeurs déguisées dans l’exhibitionnisme de Bill Lee qui finit nu comme un ver. Lui qui ne cesse de s’écrier qu’il n’est pas pédé parce qu’il est désincarné écope d’un corps, celui de l’amoureux défait qui a toute sa vieillesse pour en méditer la défaite, jamais plus forte qu’au seuil de la mort. Car l’un et l’autre, l’écrivain et le cinéaste qui l’adapte en reconnaissant en lui un frère, savent que la reconnaissance engage les maîtres à se faire les esclaves de leurs esclaves. Le masochisme de Queer le livre devient celui du film qui s’en repaît, festin cannibale et nu. Et un dernier os à mâcher pour l’éternité est le souvenir de vieillesse d’une jambe indolemment posée sur la sienne quand le manque le faisait alors grelotter, l’image d’innocence méritant que l’on s’endorme à jamais avec elle.

Gesticuler pour mieux désarticuler
(une omelette norvégienne)

Dans les films de Luca Guadagnino, les manières sont des tours de force dans la douloureuse déformation des formes, tours de poignet (Suspiria), de genou (Challengers) et de rein (Queer), tous les tours de l’amor fati qui font des blessures de l’amour autant de destins. Tous les tours qui sont des détours éloignant de la voie droite, tous les détours qui sont des dislocations, le queer en symptôme d’un prolapsus moins rectal que cordial quand le cul a pour finish le cœur. La cannibalisation n’est jamais loin, on l’a dit, trop littérale avec Bones and All (2022), qui atteste toutefois des douloureuses assimilations caractéristiques du maniérisme. Les gesticulations comme autant de mastications, les initiations adolescentes qui sont des sabbats de sorcières antiques, les amours qui sont toujours d’anthropophages.

Un film de Luca Guadagnino est un festin, toujours, et il est réussi au moment où la fête connaît le point de rupture critique de la mise à nu de son os à ronger pour l’éternité. La fringale frôle la goinfrerie mais c’est pour mieux mettre en valeur l’inanition au bout du désir, les ventres plus douloureux d’être creux après avoir été tant remplies d’abondantes nourritures. Une scène peut être ainsi ratée (le premier rêve, celui du rémouleur), pour être aussitôt relevée par deux autres, inoubliables (une scène de fix sur « Leave Me Alone » de New Order, comme si la cold wave y trouvait sa scène primitive ; plus loin, les froidures de l’Équateur intensifient le manque qu’apaisent une jambe posée sur l’autre). La dislocation, luxation ou rupture des ligaments croisés après tant de tours de force, rein et poignet, est le moment de vérité crue des manières et leur dépense gaspilleuse, et queer est un terme parfait pour en caractériser l’idée.

Daniel Craig et Drew Starkey en trip dans la forêt dans Queer de Luca Guadagnino
© Photo fournie par Cinéart

Avant tout usage en terme de reconnaissance des minorités sexuelles, queer dit en anglais le bizarre, l’aberrant. Charles Baudelaire parlait en son temps de « beau bizarre » et, plus d’un siècle plus tard, le chanteur Christophe lui embraiera le pas. Pour le maniériste, le beau bizarre est douleur et queer. Les films de Luca Guadagnino égarent souvent, mais c’est pour mieux renoncer à toute voie droite, en jouissant même de la disloquer en toute beauté – la beauté paradoxale du prolapsus cordial, la descente d’organes qui est une autre catabase, l’invagination exhibitionniste, la débandade du cœur. La rupture de ligament croisé n’est plus seulement l’accident des praticiens du tennis, mais la métaphore de l’art d’un maniériste qui ne cesse de danser et gesticuler pour mieux désarticuler en touchant à son point de douleur le plus vif. Les manies du maniériste se révèlent des gestes excessifs de pudeur, démonstratifs à rédimer la douleur qui en est l’épreuve de vérité nécessaire. Le cinéaste originaire de Palerme sait bien que l’accès privilégié à la métropole sicilienne passe par la Porta Nuova, chef-d’œuvre d’architecture maniériste avec la Porta Felice qui, elle, en donne l’accès par la mer.

L’entorse tennistique conduit désormais à la descente d’organes qui est une catabase narcissique et visionnaire. Son annonciation s’accomplit avec Orphée (1948) de Jean Cocteau pour la projection mexicaine avec perspective en trompe-l’œil et figurines, et un avant-dernier chapitre fortement hallucinogène ouvert sur les « portes de la perception » ouvertes par William Blake et Antonin Artaud, Aldous Huxley et, donc, William Burroughs. Et une jungle mentale filmée par Sayombhu Mukdeeprom, qui sait en filmer de vraies, ainsi Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul. Mais, comme le dit la scientifique qui est d’ailleurs un entorse au livre (Cotter est un homme, transformé ici en sorcière succédant à celles de Suspiria), les portes sont des miroirs pour Narcisse, les glaces où il se fige. Tout a vieilli, orphisme, baroque et psychédélisme, Bill Lee lui-même dans le corps de son interprète, congelé dans un bloc de temps chéri qui donne aux chambres d’hôpital une saveur mexicaine. Ce qui demeure, promis à durer au-delà de la vie même, est la douleur des formes dans le désir de la reconnaissance de l’autre, les cannibalisations fantasmées et le réel de ses déchets, cet or dur, la caresse innocente d’une jambe plus précieuse que toute fellation – le queer de l’être sexué qui fait des manières et gesticule, qui se désarticule lui-même sans jamais remédier à la viralité de l’autre.

L’anecdote tirée du roman original de l’omelette norvégienne en dit long sur Queer : son extérieur est chaud mais froid est son cœur. Plus vaste que tous les empires ainsi que le dit la chanson finale et sublime inspirée de la dernière entrée du journal de William Burroughs, ce n’est pas la chaleur tropicale des corps qui s’enlacent en croyant fusionner, mais la blancheur polaire et masochiste qui l’emporte sur la jungle, les glaces éternelles de l’amour évanoui.

La maladie la plus addictive

L’autre est la plus dure des drogues, la drogue parfaite comme un crime est parfait. L’exhibitionnisme est la pharmacie des junkies quand le narcissisme, le piège du moi pris dans celui de l’autre, est la maladie la plus addictive, le froid au cœur plus incandescent que le frottement frénétique des épidermes. Le pédé hystérique qu’était William Burroughs, qui se disait moins gay que désincarné, rétif à toute identification normative, a pour tâche de se faire le festin du queer dont nous sommes toutes et tous les sujets, tous les malades impuissants à renoncer au désir de l’autre, ce remède en tant qu’il est d’abord un poison – un pharmakon.

Queer de Luca Guadagnino en déballe les formes qu’il triture comme un virus infecte des organes. D’un côté avec Francis Bacon (Daniel Craig a joué d’ailleurs George Dyer, l’amant du peintre dans Love is The Devil de John Maybury), de l’autre avec Kurt Cobain (avec deux chansons de Nirvana, et même trois si l’on inclut virtuellement la reprises de « All Apologies » de Sinead O’Connor dont l’original ouvre le film, le chanteur ayant reçu l’onction de l’écrivain qu’il adorait). Sinon, d’autres cousinages queer (Proust et Prince) et d’improbables accouplements (Le Festin nu de David Cronenberg d’après William Burroughs et Au-dessous du volcan de John Huston d’après Malcolm Lowry) préparant aux anamorphoses typiques du maniérisme (« Vaster than Empires » de Trent Reznor, Atticus Ross et Caetano Veloso en intense écho à « Blackstar », l’ultime album de David Bowie, autre grand fan de l’écrivain).

Un film myriapode tels les centipèdes qui grouillent et se tortillent chez William Burroughs, et dont les pattes principales sont un double crochet à venin, si douloureux quand ils mordent.

Méfiant de la foire aux fétiches phalliques de Querelle (1982) de Rainer Werner Fassbinder d’après Jean Genet, en cela fidèle aux distances de William Burroughs qui assumait la malédiction du pédé en se refusant à faire la folle, Queer offre cependant un autre écho à la « Ballade de la geôle de Reading » d’Oscar Wilde que Jeanne Moreau chantait dans le dernier film du cinéaste allemand : tout homme tue celui qu’il aime. L’autre est le suicide de Narcisse.

En passer par le livre de William Burroughs engage à de telles contorsions en obligeant aux entorses (les anamorphoses sont des tours de rein) comme aux morsures (la littérature infecte le cinéma qui infecte à son tour les formes qu’il emprunte et déforme). Luca Guadagnino s’autorise même à la fin de son film à rejouer la partie mortelle de Guillaume Tell avec Allerton, l’amant indolent, Eugene l’ingénu, innocent jusqu’au désespoir, en lieu et place de la compagne de William Burroughs, Joan Vollmer. Cette proposition audacieuse de substitution possède un premier intérêt en rappelant déjà ceci : l’homicide involontaire dont l’écrivain a confié dans une postface à Queer écrite trente ans après qu’il s’agissait de l’événement qui aura fait de lui un écrivain aura seulement suivi de quelques semaines la fin de sa rédaction à l’été 1951, toutes choses admirablement ressaisies dans Le Festin nu de David Cronenberg. Surtout, le cinéaste dédouble virtuellement l’événement en lui associant son précurseur sombre, l’ange annonciateur qui aurait préfiguré ainsi la transsubstantiation littéraire. Il n’y a jamais d’art sans deuil, sans qu’Orphée ne sacrifie l’instant Eurydice à l’éternité qui s’en repaît.

Il n’y a rien de plus beau qu’un amour - rien, sinon le souvenir de cet amour dont la grimace est de chagrin. Moins proche de l’os de William Burroughs pour l’être de celui de Luca Guadagnino, Queer est un film aussi fantasque que désespéré. D’emblée, son lit s’ouvre avec « All Apologies », la voix toujours terrifiante de nudité, la chanson de jeunesse d’une femme fauchée à 56 ans par la bronchite, et que hante sa reprise par Kurt Cobain, un an avant son suicide à l’âge de 27 ans. Vers sa fin, il passe dans le trou de souris des maquettes, moins l’expression des vanités d’un démiurge, ainsi Wes Anderson ou Ari Aster, que l’œilleton par où un cinéaste se reconnaît en Bill Lee. Le cul de bouteille est alors un goulet d’étranglement, un trou dans le cœur. Une vieillesse y trouve son chas, plus fine que l’aiguille des seringues. La catabase mentale est une invagination de visions, le prolapsus moins rectal que cordial.

Changer de peau pour sauver la sienne

Avec les formes infectées du désir de s’y reconnaître tout en luttant contre lui, ses asservissements et sa toxicomanie, c’est la descente d’organes psychiques, la catabase imaginale, l’invagination audio-visuelle, une histoire de cul en prolapsus cordial. On s’y reconnaît vieilli comme Bill Lee. Au-dessous de soi comme de lui, le volcan peut enfin s’endormir. Le Graal n’est pas le yagé aux vertus hallucinogènes et télépathiques, enjeu de luttes paranoïaques et inter-impérialistes. L’ayahuasca se trouve ailleurs mais est inaccessible, caché dans un recoin de l’interzone, entre le cul et le cœur. Au-dessous, le volcan endormi n’est pas trouvé la paix, seulement apaisé du nirvana provisoire des prodigalités consumées avant la remontée garantie des prochaines abondances, dans un devenir sans assouvissement.

Queer dit le bazar des vies qui ne sont que des bizarreries, des grotesqueries à pleurer. Le film qui s’y love comme dans un ventre un serpent, avec une manière ophidienne qui se donne pour emblème maniériste l’Ouroboros faisant le huit couché de l’infini, est une jungle, une fête foraine avec ses maquettes, ses anamorphoses et ses trompe-l’œil : tout un bastringue qui exhibe le pathétique de nos vies quand le désir s’y expose comme la pire des toxicomanies.

Alors, oui, il en faut avaler des couleuvres, toutes les manières et les manies, pour qu’à la fin, le ventre contracte l’énergie sexuelle pour faire exploser le cerveau des bris de glace du cœur.

Le maniériste survit ainsi à ses modèles dont il s’éprend en les malmenant puisque ceux-là déjà le malmènent comme n’importe qui survit au passage de l’autre et son désir avec sa poche à venin au bout de l’aiguillon. Survivre à l’autre, ce cannibale innocent, cet involontaire parasite est l’affaire d’une vie et elle a en cinéma ses formes et le jeu des forces qui les déforment, poussée et contre-poussée, prolapsus cordial et rupture de ligament croisé. L’éclectisme suit comme s’il s’agissait toujours de changer de peau afin de sauver la sienne.

Ouroboros pleure, le kitsch menace mais le sanglot le rédime puisque c’est le nôtre. La garde-robe habille les secrets les mieux gardés quand les larmes d’Éros sont celles d’Ouroboros.
 
 

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