« Quatre nuits avec Anna » de Jerzy Skolimowski : L'enfance de l'homme
Qui est donc Léon, personnage autiste, pour qui l'amour est fantasme trouble et dévotion délicate dans Quatre nuits avec Anna ? Un criminel ? Un innocent ? Un homme, rien moins que cela, qui se joint à la cohorte de tous les autres égarés de naissance, dont Jerzy Skolimowski filme le sort qui leur est réservé dans un monde où l'innocence sera toujours coupable.
« Quatre nuits avec Anna », un film de Jerzy Skolimowski (2008)
« Aimer, c'est l'innocence éternelle », Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux et autres poèmes.
« Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance laisse le crime en paix et poursuit l'innocence », Racine, Andromaque.
« Benigno est en prison pour quoi ? - Il est innocent ! - Il est innocent, je sais. Mais...innocent de quoi ? », Pedro Almodovar, Parle avec elle.
Aux premiers instants de Quatre nuits avec Anna se dégagent les prémices d'un film d'horreur. L'image est sale, sombre, comme si la mort charbonnait tandis que Léon évacuait ses restes. Il travaille comme incinérateur de cadavres dans un hôpital autour duquel l'insécurité est maîtresse. Une vieille peau se la fait ôter par un rôdeur, un autre renverser par la grande faucheuse, le cadavre d'une vache flotte sur l'eau. La mort, ce grand vent narcotique de l'ombre partout présent le pousse à acheter une hache. Préparerait-il un crime ? Il en a tous les comportements suspects, rase les murs, épie une jeune femme depuis la fenêtre de sa cache. Il filme sa vie, observer sans être vu devient son moteur existentiel, autant que Jerzy Skolimowski cultive le point d'inconfort entre le glauque et l'absurde, le rire et le tragique, sans que jamais l'un d'entre eux ne sanctionne l'aventure des Quatre nuits avec Anna.
Mais qui peut bien être Léon ? Autiste, il ne faut rien en espérer, peu de choses sortiront de lui : ni informations sur son passé ni sur ses motivations. Restent les suppositions. Serait-il un antihéros dont l'immaturité serait puisée chez le camarade polonais Gombrowicz, le récit de la fatalité du désespoir de devoir accepter que le monde ne s'accordera jamais à son désir ? Une réminiscence du Souvenir des Nuits blanches, de Dostoïevski comme l'adaptation qu'en fit Robert Bresson en 1972 : Quatre nuits d'un rêveur, un plaidoyer romantique où se confrontaient, comme ici, le corps et l'esprit, la peur et l'attirance ? Un homme soumis et maladroit tel un animal, qui serait de la même race que l'âne d'Au hasard Balthazar (1966) de Bresson : un personnage limité et dont le martyre serre la gorge, ce que Jerzy Skolimowski dit précisément de Léon ? Une philosophie existentielle : le reflet absurde et inévitable de toute relation humaine ?
Quelque chose doit pourtant bien se trouver au fond du corps de Léon. Un gisant, qui attendrait, qui espérerait une issue favorable. Mais pour le savoir, il faudrait qu'il puisse l’en sortir, le hisser pour le rendre à l’air libre. Enfoncer ses doigts au fond de sa gorge. Se demander des explications. Appuyer profondément. Mais rien n'en sortirait. Car comment pourrait-il simplement espérer lever ce spectre ? Se guérir de la grande sorgue ? Libérer son corps bandé de petites stries, emmailloté dans les langes de ses désirs-souvenirs ? Ce serait vain. Léon, dans Quatre nuits avec Anna, n'a rien dans l'estomac. Aucune matière ni énergie, fût-elle sombre, à transformer en quoi que ce soit. Voilà l'explication. Léon est vide à l’excès. Il n'a rien à dire. Tout lui a déjà été pris. Au fond, Léon c'est l'enfance de l'homme. La situation de l'homme après sa naissance, qui sera toujours un abandon. Partout, sur terre, ces délaissés, que filme Léon Jerzy Skolimowski. L'autisme de Léon est le mutisme d'un nouveau-né qui ne cessera jamais de naître. Qui n'est jamais sorti de son trou. Matière sombre, il ne peut que réfléchir la lumière d'Anna. Pour rendre visible ce fantôme qui le leste. Qu'il ne peut pas rendre à la vie. Car comment pourrait-il expulser ce qui n’existe pas et pourtant le remplit : l’absence ? Nul n’habite l'impossible.
Dans Quatre nuits avec Anna, Léon vient ainsi du monde de l'enfance. Il est encore à naître celui-là qui pourtant se trouve enfoui dans un corps vieilli. Léon est un homme qui n'en serait qu'à ses balbutiements toute sa vie. Un innocent. Tout l'enjeu de Jerzy Skolimowski sera de faire ressentir son désir innocent pour cette femme tandis que tout en lui l'incrimine. C'est que Léon, advenu dans un monde toujours-déjà corrompu, ne peut être que coupable de s'y trouver : toute innocence se souille inéluctablement. Car que faire de ceux qui n'auraient pas perdu leur innocence, comme Eo, cet âne, dans le dernier film du cinéaste, ne perd pas son ingénuité au contact de ce monde ? Léon, autant, malgré les condamnations, l'opprobre, demeurera cet innocent. Sa condamnation ne sera qu'une manière d'entériner son innocence dans un monde de coupable. Aurait-il pu se défendre ? Toute innocence ne peut pas se démontrer. Elle se situe avant toute parole, avant même que le Verbe fut.
Coupable, Léon le sera donc sûrement aux yeux des hommes et de leur justice pour avoir assisté au viol de cette jeune femme sans avoir eu d'autre force que fuir l'infâme. Mais comment ses juges auraient-il pu comprendre que ne pouvaient pas autrement manquer les forces à celui qui n'est jamais demeuré au monde qu'au stade de l'enfance ? Tétanisé, sans doute, mais en conservant suffisamment d'innocence pour cristalliser son incapacité en un amour fou pour cette victime d'agression sexuelle, une infirmière employée dans l'hôpital dont il hante la morgue. Léon, sans jamais le conscientiser, comme pour la nettoyer de ce crime abominable, va en revenir aux conditions de l'amour chaste. Amoureux platonique, il a cependant les hardiesses du roman courtois, se commue en chevalier déculotté pour se glisser, quatre nuits durant, dans la chambre de cette femme abîmée définitivement. Son malheur le tourmente à ce point qu'il la plonge dans un sommeil profond à l'aide de somnifères. Attiré par son corps, il résiste cependant à la tentation de toucher ce sein nu qui l'attire. C'est bien trop tôt, ou déjà trop tard. Il faut d'abord redonner forme à cette femme. Alors Léon l'(au-)sculpte à la lueur de sa lampe torche ; et, lorsqu'elle est enfin dessinée, lui dépose sur le corps une couverture pour la contenir dans une matérialité qui ne déborderait plus de son fantasme autant qu'elle la protégera du froid ; nettoie sa chambre à défaut de pouvoir débarrasser sa mémoire du mauvais souvenir ; lui refait féminité lui vernissant les ongles de rouge ; dépose une bague en guise de demande informulable de fiançailles dans une boîte où finissent tous les secrets.
Détruite de l'intérieur, il tâche de la reconstruire du dehors. En un relèvement hors sol. Sans fondations. Aménage une ruine. Restaure le vivant. Redonne naissance à Anna sans qu'elle le sache, lui qui ne cesse pas d'en être au stade initial de la vie. Tire de l'obscurité son rose, comme une aurore boréale, une histoire d’amour entre des êtres qui n’existent pas. Des fantômes façon Mrs Muir, qui se rencontrent chaque nuit sans jamais s'apercevoir. Par ce geste d'amour inconditionnel, Léon cherche autant à remplir sa mémoire percée par le silence, qui s'appelle un trou. À coup de hache, il opère depuis cette matière brute un dégrèvement. S’allège dans un autre destin. S'y dope. Pour devenir un être augmenté par ses faiblesses, en se réinventant à partir d'un matériau faible.
Dans Quatre nuits avec Anna, rien n'est pourtant légitime dans cette intrusion hors-la-loi, qui s'apparente autant au viol d'une intimité qu'il s'agirait pourtant de restaurer, car rien n'est malsain non plus tant les sentiments de Léon sont pétris de dévotion, tant ses gestes sont ceux d'un protecteur transi. Au fond, comme tant d'autres films de Jerzy Sklolimowski, Quatre nuits avec Anna est une allégorie vivante du sort réservé aux homme ici-bas sur terre, qui ne se remettront jamais de la coupure du cordon ombilical, juste après la naissance. Chez le cinéaste, cette naissance n'est jamais aboutie. Elle n'a pas eu lieu. Elle est toujours en train de se produire. Les êtres qu'il filme ne sont jamais des êtres accomplis, finis, des moi parfaits. Sans doute parce qu'un tel moi serait un moi bouffi. Encloqué. Grossi dans une vie à l'étouffée. À trop se remplir de soi, une telle existence finirait par se dévorer faute d’espace. Vie anthropophage qui deviendrait le contraire de ce qu’elle célébrait : le lieu d’une non vie. Autant dire une vie morte. Jerzy Skolimowski ne filme donc pas des individus, mais des -dividus : des êtres coupés, comme dans Quatre nuits avec Anna où la hache de Léon tranche la situation. Des hommes-troncs, en morceaux. Répandus. Jekyll et Hyde, comme Léon semble autant coupable qu'innocent, cette atmosphère d’ambiguïté maintenue tout le long par le cinéaste, qui filme ces petits bouts de moi qui ne se reconnaissent pas quand bien même ils se dénommeraient Léon. Jerzy Skolimowski filme un être non pas perdu, mais introuvable, parce que seul au monde. Isolé en son territoire. Qui ne cherche pas une issue, mais qui s'installe dans un lieu de réclusion. Qui entre en mélancolie. Pas la mauvaise – la nostalgie – l’abreuvoir de l’apitoiement sur soi. Pas cette complaisance pour soi, car rien n'est jamais dit sur Léon. Mais un être qui est plutôt gagné par le vertige de l’absurde. Au regret des origines, le détachement à l’égard de toute nécessité s’installe en lui. Le dépouillement à l’endroit des choses.
Léon, comme nombre d'autres personnages chez le cinéaste, s'est choisi des lieux sans issue dans Quatre nuits avec Anna. Y devient hors-jeu. S'y cache, non « pas pour fuir les gens », mais « s’anéantir en paix » (Kafka). Sa mélancolie est à ce point soliptique qu’elle est à soi son propre contentement. Léon finira ainsi en prison, comme il se doit, jugé pour cette intrusion, disculpé cependant de ce viol. Une cellule ? Oui, mais au sens plein et entier du terme, tout comme chez les chrétiens, « cellule » vient de « cella », le petit ciel. Le coin le plus près de Dieu sur terre. Mais sa mélancolie ? Dans la terre. Semblable à une tombe. S'y enfermant, Léon passe du ventre de sa mère au tombeau. Dans ces lieux reclus, Léon cherche ainsi l’infini qui se clôt. Se dérobe. Dans cette quête identitaire, il cherche son ventre. Y retourner. À l'état prénatal. Fœtal. Qui est toujours létal. Car tout infini est toujours un non lieu. Cloîtré, il devient alors tout à fait immobile en fin de film. Se minéralise. Devient semblable à la pierre. Un état végétatif comme prescience de sa mort non pas seulement prochaine mais sans cesse en suspens. Léon n'a jamais commis d'autre crime que de passer sa vie à être en deuil de sa naissance, ce qu'il a maintenu par-devers tout et tous en toute innocence. Voilà son crime : son innocence, pour laquelle il a été condamné, comme s'il s'agissait d'expier les fautes de la société. Chateaubriand avait tort : ce n'est pas tuer l'innocent comme coupable qui perd la société, c'est de le tuer comme innocent(1).
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Notes