« Priscilla » de Sofia Coppola : Biopolitique de la jeune fille en fleur
On pensait la logique capitaliste de réification des individus avoir atteint son point marchand avec Barbie en 2023, dont How To Have Sex de Molly Manning Walker aurait été faussement le pendant débrido-peinturlureur quand il était thatchero-conservateur. C'était compter sans Priscilla, de Sofia Coppola, en ce début 2024, dans un film sur l'emprise, la logique d'effacement de son héroïne par le King, dont la prise Kong aurait été débranchée, en prise directe avec la logique du tout marchand, pour installer depuis et par son ennui profond une guerre de tous les instants contre un machisme ambiant que le film reconduit autrement et plus puissamment.
« Priscilla », un film de Sofia Coppola (2023)
Vous pensiez vous divertir quand se livrait une guerre. Une guerre qui ne serait pas simplement économique ou sociale, mais intégrale, dont l'intégralité même l'aurait rendue si longtemps invisible. Une guerre dont Virginie Despentes avait fait la King Kong Theory, à laquelle le groupe Tikkun répondait par une Théorie de la Jeune Fille, symbolisant l'époque de l'empire capitaliste. L'enjeu de la guerre, en contexte franchouillard depardien, dilaté à l'échelle planétaire par l'oligopolistique muflerie weinsteinienne : la reconfiguration des genres, inverser les rapports de soumission, la mainmise du Spectacle par des sapiens sapiens qui n'auraient conservé que pour seule trace d'intelligence la mouscaille de leur cerveau reptilien. Priscilla, de Sofia Coppola, voulait sans doute réarmer les troupes, continuer la lutte contre le fichage esthético-policier de la Femme, devenu un endoflicage relayé par la mode, la publicité, le monde du travail, où il s'agirait de profiler des comportements, contre quoi des cinéastes voudraient (se) faire Justice, sans aucun doute légitimement, aujourd'hui. Il y a bien une manière de justicier dans le traitement de certaines figures masculines et féminines ces derniers temps. Sofia Coppola, de longue date, a participé au bataillon par l'entremise de ses personnages féminins à qui on n'a laissé en guise d'existence que le seul effort pour se rendre compatible avec ce monde qui les aurait encagés. Pourtant, dans Priscilla, Sofia Coppola finit par se trahir comme agent double d'un système comme d'une logique d'enfermement qu'elle ne combat pas tant qu'elle reconduit imperturbablement.
Le cinéma de Sofia Coppola est un cinéma du ventre. Son obsession, mettre dans la cache ses héroïnes, des jeunes filles mises sous cloche, accompagnées de leur mythologie, celle de la middle-class de Virgin Suicides, la vie maritale sous tokyoïde dans Lost in Translation, une maison empiscinée sous forme de marbre paternel quelque part dans Somewhere, des châteaux de sable dans Marie-Antoinette, ou encore la grande maison coloniale des Proies reconduite dans Priscilla, une servante noire en plus. Dans son dernier film, la susnommée Priscilla, à 14 ans, y fait la rencontre de l'autre idole des jeunes, la vraie, Elvis, à 24 ans, sur une base militaire ouest-allemande où le chanteur effectue son service, la demoiselle accompagnant son père militaire. Sofia Coppola aborde ainsi la star par l'autre bande, son trou noir, féminin, quand Baz Luhrmann le faisait par celle de son producteur, en 2022, pour le conduire en impasse. Une manière de déplacement, un jeu de jambes qui ne mènera guère loin la dulcinée (filmée d'abord assise, à un bar) puisqu'elle se rendra de la base militaire où elle accompagnait ses parents jusqu'à sa cage dorée, un château de Versailles ergonomisé en contexte nord-américain, version Canada Dry, Graceland, l'autre pays des anges où l'attendait impatiemment sa Bête.
Sur ce fond tragique, comment en réchapper ? Au suicide des sœurs Lisbon, dans Virgin Suicides, répond l'échappée optimiste de Priscilla, le film n'étant pourtant pas construit à rebours du premier. Aux longues plages éthérées atmosphérisées par la musique du bien nommé groupe Air, Priscilla, s'il est moins azuré sur ce plan, est aussi tout du côté de la claustration phobique, sans possibilité apparente de remise de peine. Les scènes où se trouve principalement Priscilla, comme en présence d'Elvis, sont toujours fermées par une pièce ensombrée par le sujet du film, une voiture corbillard pour l'accompagner, la chambre quasi mortuaire du couple, des rideaux tombés comme une fête de fin de soirée en une sorte de huis clos sentimental dont les couleurs univoquement funèbres voudraient inquiéter autant qu'elles évoqueraient la triste figure sale du King dans sa version con.
Ce qui a été retenu de plus intéressant dans le film par la critique serait alors sa manière de participer à un mouvement d'ampleur dans la représentation des femmes comme des hommes dans un certain nombre de films états-uniens. Priscilla serait en quelque sorte, pour Lucile Commeaux, autrice notamment aux Cahiers du cinéma comme chroniqueuse sur France Culture, le dernier exemple en date du phénomène de gaslighting. Un petit manuel de lutte élémentaire pour apprendre aux hommes à effacer efficacement leur femme, mais dans son pendant Karaté Kid. Une joie du sport à laquelle s'adonnera la promise quand Priscilla s'efforcera en quelque sorte à la variante du corps-à-corps, en une prise de judo, le film utilisant la force de son adversaire elvisien pour la lui retourner. Priscilla participerait ainsi d'un mouvement non pas silencieux ni tectonique mais de secousse sismique d'anéantissement de certaines figures masculines à l'écran.
Ainsi, il sera moins question des paillettes elvisiennes que de sa compagne que Sofia Coppola ne quitte pas d'un plan, dans un film où la présence du King est une absence. Si les portes du Palais se referment sur elle, que les infidélités, fondées ou non, la claustrent davantage, l'assignation à résidence de l'une serait autant une manière d'enfermer son mari dans une fonction guignolesque. Priscilla se commuerait alors en arlequinade. Elvis y serait une triste marionnette, déshumanisée, un pantin qui répondrait à d'autres automates de l'histoire cette année : le Napoléon de Ridley Scott, dont la Joséphine serait le pendant combatif de Priscilla, qui fait de Napoléon son fantoche ; Felicia Bernstein dans Maestro de Bradley Cooper, plus vivante encore, quand s'empile la mort sur la tête de son mari, postiche après postiche ; l'Indienne Molly chez Scorsese, figure féminine forte, intuitive, intelligente... le tout orchestré dès le début de l'année par Lydia Tár, dans le Tár de Todd Field. À l'inverse, rappelle Lucile Commeaux, les personnages masculins ne seraient plus que des têtes réduites, des Jivagos qui ne seraient plus que les acteurs de leur fonction, un masque de cire, autant de figures féminines qui rendraient enfin justice « au visage poupin et juvénile de Priscilla Presley ».
Autre chose semble pourtant se présenter dans Priscilla, que Sofia Coppola dissimule – sciemment ou non – par l'ennui profond qu'elle installe durablement par l'effet de répétition d'une même scène inaugurale étirée sur toute la longueur du film. Priscilla comme nombre de figures féminines chez Sofia Coppola est en effet reprise par ce à quoi elle tentait d'échapper, à l'instant d'y échapper : depuis le lieu de sa torture même – forclos – elle est pourtant sans cesse adoucie dans sa maison d'arrêt, un pétard en guise de toute prise de sa Bastille, par la lumière, l'ambiance, la mise en scène, la musique, comme si le malheur était moins pénible sous le soleil pénitentiaire américain. Elle rejoint alors la cohorte des autres héroïnes coppoliennes, toutes prétendument jolies, montrées comme telles, et participent finalement de l'endoflicage esthétique prétendument dénoncé, dans une sorte de politique qui continuerait à dire sois belle et tais toi, une biopolitique aux effets puissants. Pour prendre un seul contre exemple en 2023, il faudrait s'attarder sur la figure féminine de N'attendez pas trop la fin du monde, de Radu Jude, qui rote, qui pète, dans un film plein comme un œuf, ou il faut avoir l'estomac, saisissant un âge de la nausée et de la saturation autrement plus intéressant que le cinéma boule à neige priscillien. Il y a chez Sofia Coppola, dans son film, une manière d'entraver des formes de vie auxquelles il s'agissait pourtant de donner naissance. On trouve dans Priscilla tout un travail impérial de diversion, de brouillage, de polarisation des corps sur des absences. Paradoxalement, Sofia Coppola finit par mettre en place un réarmement des mentalités autrement distribué. Des assauts sont lancés, des positions sont installées qui, curieusement, renforcent le camp qu'il s'agissait d'attaquer.
Par ces clairs-obscurs, ces chambres closes, il y a une manière d'organiser la cécité, l'analphabétisme du regard qui finit par rendre le front méconnaissable, sinon invisible, et, dans ce cas qui semble patent, voire le plus critique, à maquiller la vraie guerre par toutes sortes de faux conflits. Il faudrait au contraire rendre le front manifeste, proposer d'autres visages, d'autres figures, quand Jessica Chastain, par exemple, la quarantaine passée, n'aura pas tourné cette année. Mettre en place une autre machine de vision, optique brouillée par Priscilla. Au contraire, Sofia Coppola y met en place un personnage polaire, dans un état de banquise mentale, dans un cinéma de type fordiste produisant à la chaîne ses poupées Barbie, participant de la société marchande en se donnant des airs d'émancipation. Il faudrait alors s'intéresser à la façon dont la figure adolescente occupe le premier plan chez Sofia Coppola. De s'intéresser encore au choix du féminin, quand finalement, dans Priscilla, la femme n'est plus que la génitrice d'un modèle type. La Jeunesse et la Féminité hypostasiées se trouvent en effet élevées au rang d'idéaux régulateurs de l'intégration dans une société marchande que duplique et reconduit dans son cinéma Sofia Coppola, dont il faudrait pouvoir déterminer les enjeux comme les implications.
La Guerre des Rose
Sofia Coppola a l'obsession de l'adolescence, un âge prisonnier comme ses héroïnes, le temps de l'entre-deux des âges comme de tous les possibles. Or l'adolescence est une catégorie récemment créée par les exigences de la société de consommation de masse, cette « période de la vie définie par un rapport de pure consommation » (Stuart Ewen, Conscience sous influence). Et c'est ainsi que sa Priscilla est transmuée en pur objet prêt à être consommé dans le film.
Dans Priscilla, dès lors, première déflagration, la figure masculine, à travers le personnage d'Elvis, est aussitôt traitée elle-même comme une jeune fille. Son autorité patriarcale se trouve « jeunefillisée » quand les jeunes femmes, chez Sofia Coppola, à travers Priscilla, s'affirment comme sujet souverain de leur réification. Une manière de signifier que « la jeune fille » ne relève pas d'un genre mais d'un comportement-type. Elle peut être autant un homme, qui se maquille, se déhanche, s'hystérise en permanence dans un rapport à soi comme aux autres qui serait d'ordre purement esthético-marchand. Priscilla met alors en place un être-plan dans un cinéma qui n'affiche plus l'élan d'une quelconque émancipation mais l'obsession sécuritaire de la conservation (de soi). Ce qui vient au jour s'achemine alors à son terme. Dans cet éparpillement, on ne trouvera plus que des chemins qui ne mènent nulle part. Ce cinéma contient ainsi en lui-même ses propres violations. Car, ancienne esclave, Priscilla voudrait tyranniser le maître d'hier, qui est autant mis en servage dans le film.
En investissant la jeunesse et les femmes (La Femme) d'une plus value-symbolique absurde, le grand spectacle du film a dès lors bien affranchi l'esclave du passé, mais il l'a affranchi en tant qu'esclave. Priscilla Presley appelle invariablement le bonheur, tout ce à quoi son Elvis l'enchaîne, prototype en version réduite mais monstrueuse de la société nord-américaine. Elle est un mensonge dont le visage est l'apogée. Elle vit, avec pour toute philosophie, dans une enclave dont toute l'étendue est réduite au vocabulaire du bien et du mal. Il va de soi que, pour porter le monde à son regard, il faut le simplifier passablement, et pour lui permettre de vivre heureuse, faire beaucoup de martyrs ; et d'abord elle-même.
Ainsi, dans le film, en une première scène inaugurale, assise à un bar, seule, à boire son Coca, Sofia Coppola publicise au possible sa Priscilla, dans tous les sens du terme : immobile, une statuaire sur papier glacé pour jeunes filles pré-pubères, elle est abordée par un homme, comme si la chose était la plus évidente au monde, l'adulte fut-il militaire la conviant à une fête organisée par son ami Elvis. Sous ses allures incongrues, cette scène est lourde de sens. Sofia Coppola, d'emblée, traite son personnage non pas comme un individu, doué d'une intériorité, mais fait tout en extériorité. Priscilla n'est pas une personne mais une place publique, offerte, que l'on peut accoster d'autant plus facilement qu'elle est montrée comme pur objet de désir, un panneau publicitaire vivant vantant ses propres mérites. De la sorte, la première compétence de Priscilla sera d'organiser sa propre rareté. Ainsi, trompée par son mari, plus tard dans le film, s'inquiétera-t-elle en vérité de sa cote. S'agissait-il donc de libérer Priscilla ? Au contraire, Priscilla, depuis cette scène inaugurale, ne peut s'envisager que comme valeur d'échange (Marx, Le Capital), un objet purement transactionnel.
L'objectif de cette première scène, donc : ne pas séduire n'importe quoi, séduire utile. Il s'agit pour Sofia Coppola de faire valoir sa Priscilla. Son apparition à l'écran suggère un certain type de rapport d'échange, une économie du désir de type marchand, dont tout le reste du film déroulera à son terme la logique. Et si plus tard Elvis exhibera sa Priscilla (à ses amis – scène version Pretty Woman dans une boutique de vêtements), c'est pour ne pas ignorer qu'elle ne peut pas être qu'à lui, ni ne pourrait l'être. La beauté est là pour les yeux de tous : c'est une institution publique. Son enfermement, qui voudrait s'apparenter à un emprisonnement, relève alors d'une autre catégorie, moins visible : Priscilla n'existe qu'au sein du système d'équivalence général et de son gigantesque mouvement circulatoire (où Elvis fait passer les femmes, comme elles feraient bien la passe pour lui). Priscilla n'est donc jamais possédée pour la même raison qu'elle est désirée. De sorte qu'au moment où Elvis s'en fait l'acquéreur, il la retire tout simplement de la circulation. Sitôt, le mirage s'estompe, elle se dépouillera bientôt de l'aura magique, de la transcendance qui la nimbait, qu'elle retrouvera faussement en fin de film, reprenant la route hors les chemins entravés de Graceland.
Priscilla, dans la construction de son personnage, obéit ainsi à une distribution autoritaire des rôles. L'héroïne ressemble à sa photo. En tant que son apparence épuise entièrement son essence et sa réalité, elle est l'entièrement dicible, comme aussi le parfaitement prédictible et l'absolument neutralisé. Priscilla n'existe qu'à proportion du désir qu'a Sofia Coppola pour elle et ne se connaît que par ce qui est dit d'elle. Elle est la prisonnière de son désert, manifeste en toutes circonstances des automatismes d'enfermé. Comment Elvis aurait-il pu dès lors la traiter autrement que comme chose quand le décorum l'avait préparée à être ainsi consommée ?
Au fond, l'adolescence, en sa jeunesse, autre obsession coppolienne, n'est pas un âge de la transition chez la réalisatrice quand l'acné et les manières gauches frappent les autres – les adolescents de la vraie vie – comme leur maladresse est leur horizon. Les adolescentes de Sofia Coppola, tout comme Priscilla, ont toujours au contraire la maturité et cette souveraineté de la jeunesse, ce style plein d'assurance. Leur jeunesse n'est pas un âge de la transition mais de l'assignation à perpétuité. La jeunesse de Priscilla n'a dès lors pas besoin d'idéal, elle est un idéal, dont la figure d'Elvis serait le totem comme l'image inversée.
Sofia Coppola voudrait pourtant faire de sa Priscilla la désenchaînée. Mais elle la traite en prisonnière. Elle ne parle pas. Elle est parlée, scellée par sa propre beauté sursignifiée par la réalisatrice. Elle est un épurateur de négativité, un profileur industriel d'unilatéralité chez Sofia Coppola. Le choix de l'adolescence, de film en film, devient en quelque sorte une manière de la prolonger indéfiniment, qui confine à l'infantilisme, qui n'est en fin de compte qu'un intégrisme de l'enfance, pour suggérer que Priscilla ne l'a pas encore dépassée, qu'au fond, elle est demeurée naïve, que cette naïveté est attaquée. Priscilla rêve de candeur, qui confine à l'infantilisation généralisée quand le couple est une manière de guerre, le lieu de tous les coups, né et entretenu par un rapport de force où se forge une conception de la politique : autoritaire, démocratique, etc., qu'à le nier, on finirait par se demander si Priscilla n'aime pas sa réification. Sa seule issue, dans le film, quand elle est à court de moyens, est dès lors de se reproduire. Il y a finalement une conformité jamais dépassée dans le cinéma coppolien.
Priscilla ne pouvait donc pas être le film à sujet sur l'émancipation d'une jeune femme libérée de son bourreau érigé en symbole d'une société phallocrate. C'est qu'elle baigne en permanence dans le déjà-vu. La première fois vécue est toujours une seconde fois de la représentation chez Sofia Coppola. D'ailleurs, les jeunes femmes, chez Sofia Coppola, ne vieillissent pas, elles se décomposent (voir Virgin Suicides) ou partent avant qu'il ne soit trop tard (la fin de Priscilla). Leur parcours est l'inverse de celui de toute forme d'éducation : on y trouve imperturbablement la perfection immédiate, innée de leur jeunesse, puis les efforts (impossibles) pour se maintenir à la hauteur de cette nullité première et finalement la débâcle, devant l'impossibilité de revenir en-deçà du temps. Pour se consoler, il faudra revoir le cinéma de Todd Solondz, contemporain et disparu, congruent de son sujet sur l'adolescence, qui n'est pas, bel et bien, un âge mais un passage impossible à saisir autrement qu'en sa fuite.
La société de consummation
De la même manière que l'adolescence, la beauté des jeunes femmes chez Sofia Coppola, autre obsession, n'est jamais une beauté particulière, ou qui leur serait propre. Elle est au contraire une beauté sans contenu, une beauté absolue et libre de toute personnalité. Dans son cinéma, la « beauté » n'est qu'une forme du néant où elle place Priscilla Presley, la forme d'apparition liée à chacun de ses personnages. Elle est une pure et fantomatique objectivité. Finalement, comme l'écrivait Baudrillard, Sofia Coppola « donne à consommer de la Femme aux femmes, de la jeunesse aux jeunes, et dans cette émancipation formelle et narcissique [elle] réussit à conjurer leur libération réussie » (La société de consommation). La société de consommation ainsi mise en place devient une société de la consummation.
En effet, Priscilla apparaît comme une sorte de conscience réfrigérée vivant en exil dans un corps pétrifié. Elle est encombrée. Son corps est à la fois son monde et sa prison. Au fond, en ne filmant qu'un certain type de jeunes femmes, Sofia Coppola installe un contrôle des apparences. Leur jeunitude et leur féminitude sont ce par quoi le contrôle des apparences s'approfondit en discipline des corps dans une biopolitique non-assumée comme telle. Leur beauté, ainsi objectivée, érige leur corps en laboratoire idéal du regard médical. C'est que Sofia Coppola n'aime pas les rides. Les rides ne sont pas conformes. Les rides sont l'écriture de la vie. La vie n'est pas conforme. Elles ne conviennent dès lors qu'aux pères, aux hommes. Priscilla vit d'abord séquestrée dans sa propre beauté, et non pas, comme voudrait le faire croire Sofia Coppola, claustrée par son mari, qui n'est qu'un exécutant de sa beauté, qu'il s'agit d'enfermer pour ne rien en laisser échapper. Elvis, c'est Sofia Coppola tyrannisant ses filles. Au fond, Sofia Coppola chosifie Priscilla. Elle ne se libère d'aucune entrave au volant de sa voiture. Elle est sa voiture. Elle fait corps avec elle. Son corps filmé comme la car-casse d'une voiture, dont les questions sont : votre carcasse parée de rondeurs gracieuses est-elle bien entretenue ? La charpente de Priscilla est-elle solide (elle résiste à un coup de coussin comme autant de tromperies de son mari) ? Les revêtements soyeux, comme sa lingerie ? Bref, est-elle en bon état ?
Au fond, Priscilla se produit et s'entretient quotidiennement en tant que telle, par la reproduction maniaque de l'ethos dominant que perpétue malgré lui le film : logique marchande, standardisation, une multinationale des cosmétiques et parfums (Chanel n°5 en boucle, qui passe de Priscilla à l'une des potentielles conquêtes du King), la vie comme elle va, en vogue, à la mode, une jeune femme dans le vent qui ne peut avoir qu'un destin de feuille morte. Voilà en quoi consiste l'Éthique de Priscilla. Par là, elle signifie dans un même mouvement qu'il n'est rien de si éthique que de s'enduire de maquillage au réveil pour se conformer à l'impératif catégorique de jeunitude, une manière de s'embaumer définitivement. La « beauté » de Priscilla, telle que filmée par Sofia Coppola, est le mode de dévoilement propre de l'époque du spectacle qui fait d'elle un produit générique portant en lui toute l'abstraction de ce qui se trouve dans l'obligation de s'adresser à un certain segment du marché sexuel au sein duquel tout se ressemble. Il y a une manière dans Priscilla non pas tant de réprouver la logique marchande, son capital de beauté, que de l'exhiber. On pensait donc voir un film sous emprise, ou comment Elvis débarrasserait de toute forme d'individualité sa poupée quand elle était déjà de cire, apprêtée, une Barbie brune dans un monde décoloré, que Sofia Coppola a décalotté de toute forme d'impureté.
Le choc des mondes n'aura pas lieu
Priscilla devient ainsi un film sur une emprise désélectrisée, un survoltage qui aurait perdu ses plombs, l'énergie dispersée. Pire, un film d'emprise sous emprise des obsessions coppoliennes, qui finissent par inverser son courant pour la tourner contre son personnage. En effet, Priscilla réinvestit méthodiquement tout ce dont elle a été libérée en pure servitude. Ainsi, franchie les portes de Graceland, la voici enfin au volant de sa vie, dans sa voiture, quand elle a fait ses premières armes avec un professeur de karaté, dont les kata auraient préparé le combat à venir. Priscilla devient sitôt l'attribut de son propre programme, où tout doit s'ordonner. Car chez Sofia Coppola, à force d'insistance sur les pieds, le rouge à lèvres, la laque, les ongles vernis, sa jeune femme est celle pour qui il y va de son être même de réduire le fait métaphysique de la finitude à une question purement technique : se retrouver au volant de la voiture, certes, en se demandant toutefois quel rouge vernis sera le plus ronflant pour s'y calfeutrer tout à fait, s'y conformer par l'attrait, s'y enterrer désormais ?
De manière plus large, l'univers coppolien fonctionne sous emprise trop rarement mis sous tension avec le monde l'environnant, dans un cinéma sous cloche, sans que jamais rien ne transpire de l'Amérique de l'époque, encore moins de l'outre-monde. Il y a chez Sofia Coppola un effort maniaque d'atteindre dans l'apparence de ses personnages à une imperméabilité définitive au temps comme à l'espace, à son milieu comme à son histoire, d'être nulle part ailleurs que sous sa propre emprise dans un cinéma d'emprise sans prise sur rien. Une manière de penser la jeunesse comme éternelle, qu'il s'agirait simplement de dé-rouler comme part la voiture en fin de film, quand la jeunesse est ce qui, incessamment, se « perd ». Ce qui se meurt comme la jeunesse devrait au contraire dissiper en tapage l'évidence de sa fin proche. Au contraire, cette jeunesse, reprise de film en film par Sofia Coppola, est à la recherche d'une issue jamais autrement dirigée que vers elle-même. Priscilla, finalement, au volant de sa voiture, court après sa jeunesse comme s'il s'agissait du salut.
Chez Sofia Coppola, entre ses personnages et le monde, comme avec Priscilla, il y a une vitrine – vitrine de l'écran non pas seulement, vitrine du grand magasin sûrement, vitrine de la marchandise comme ailleurs se mettent en vitrine des femmes pour appâter le chaland. Rien ne touche Priscilla du monde, quand elle ne touche à rien. Elle n'a plus aucune identité. Sa jeunesse, comme sa féminité ne lui appartiennent pas en propre. Elle ne possède pas des attributs. Ce sont ses attributs qui la possèdent. Le sentiment de soi comme viande. Elle devient ainsi le journal de son corps. Le geôlier d'elle-même.
Le maître-chien du capitalisme
Priscilla promeut ainsi un cinéma du capitalisme dans son âge le plus avancé, au sens où le capitalisme a trouvé des richesses là où l'on n'en voyait pas – la beauté, la jeunesse, la santé –, des richesses en tant que qualités qui possèdent les individus. Sofia Coppola filme donc la beauté de Priscilla, qui n'est pas le charme discret indéfinissable d'une qualité mais comme une quantité. Elle lui demande en permanence : combien avez-vous en beauté ? Sa beauté n'est plus une affaire subjective. Elle devient une affaire sérieuse, industrieuse, comptable. Elle se calcule en centimètre (les pieds vernis de Priscilla ouvrant le film, la « petite » taille de Priscilla, qui doit éviter de porter certaines robes selon le King). Elle se divise autant en fractions comme est fractionnée le corps de Priscilla en instantané pin-up, se pèse, s'examine à la loupe de la caméra, s'évalue en mille détails sournois autant que sa beauté ne tombe pas du ciel. Elle est produite. Elle devient le produit d'un travail comme d'un effort constant qui envoie un message subliminal : la beauté intérieure n'existe pas. Tout en extérieur, faites donc des efforts, faites du sport (le karaté en fin de film), mangez cinq fruits et légumes par jour, un cinéma de la biopolitique qui confine à l'auto-contrôle et l'auto-contrainte obtenues par l'introjection des nécessités de l'époque sur la jeunesse et la beauté, dont le mantra serait : aujourd'hui, ne pas souffrir n'est plus un luxe, mais un droit. Cinématographiquement, Priscilla préfère devenir une chose qui sent plutôt qu'une personne qui souffre. Son objectif, customiser son couple en visant le zéro défaut de fabrication.
Priscilla, finalement, ne se désentrave en rien. Quelqu'étendu que soit son narcissisme, elle ne s'aime pas « soi », mais son image, soit quelque chose qui ne lui est pas simplement étranger et extérieur, mais qui au plein sens du terme la possède. Priscilla vit sous la tyrannie de ce maître ingrat. Entre-temps, l'amour s'est abîmé dans le plus infect des jeux de rôles spectaculaires. Priscilla ne s'accouple pas en un transport vers l'autre, mais pour fuir son intenable néant autant que l'amour du couple est un autisme à deux quand Priscilla veut être aimée pour elle-même, c'est-à-dire pour le non-être qu'elle est. C'est que Priscilla vit toujours-déjà en couple : avec son image. Elle fait ce qu'elle veut avec ses cheveux, crêpées au possible, parce qu'elle le vaut bien, tout comme Elvis la colore pour la rendre davantage conforme à ses objets, n'être plus qu'une couleur dans un nuancier déjà assombri. Paradoxalement, eu égard aux intentions du film, reprocherait-on à Elvis son comportement outrancier quoique, finalement, relativement raboté ? Car Priscilla ne se donne jamais elle-même. Elle ne donne que ce qu'elle a, c'est-à-dire l'ensemble des qualités que lui prête Sofia Coppola, conformes à une époque qu'elle conspue, ou bien maladroitement, ou bien gauchement, ou bien faussement. C'est pourquoi, dans le film, il n'est pas possible pour Elvis de l'aimer, mais seulement de la consommer. Un amour qui l'entretient comme n'importe quel exercice physique car Priscilla le sent bien, un chagrin d'amour a toujours permis de perdre quelques kilos. Au fond, Priscilla s'insère beaucoup mieux que le Barbie de l'an passé dans une logique marchande. Priscilla est traitée comme un objet dans le film. Son espoir, sa ligne de vie, parmi toutes les prétendantes : être choisi comme on choisit le meilleur produit parmi tous les autres. Toute sa vie consiste à être choisie à chaque instant nouveau. Comme dans le travail, s'incarne à l'écran la même précarité contractuelle. Son départ de Graceland n'est donc pas une libération mais simplement le constat fait, enfin, qu'elle n'est plus choisie. Elle est production et facteur de production, c'est-à-dire qu'elle est le consommateur de sa propre personne, le producteur, le consommateur de producteurs, le producteur de consommateurs. La politique de Priscilla : le façadisme. Elle est une créature purement idéologique, la concrétion insubstantielle de toute une série d'abstractions qui la précèdent et qu'elle suit. Toute son activité déployée, au profit de laquelle elle a abdiqué sa liberté et dans laquelle elle finit de se perdre, est de nature cosmétique. Par là, elle est homogène à son époque, qui met tant de soins à ravaler sa façade.
Sa personnalité est l'ensemble réifié de ses limites. Elle peut ainsi faire valoir son droit à la nullité comme droit à « être elle-même », c'est-à-dire à n'être que cela, droit qui se conquiert et se défend comme l'injonction d'une publicité quelconque qui vous dirait « sois toi-même », « deviens ta propre entreprise ». Elle est un élément du décor de cette maison où elle est enfermée. Mais il n'y a pas la place pour deux dans le corps de Priscilla. Elle occupe tout le champ, par l'ethos qu'elle installe en permanence. En voulant le dénoncer, elle renforce un monde où l'amour est impossible, au sens du don de soi, où il faut payer pour donner. Son corps n'est plus simplement une marchandise mais un outil de travail (scènes dénudées où le couple se photographie comme il se met en scène) ou comment avoir du chien sans passer pour une chienne.
Pure marchandise encore. Priscilla se pique d'être trompée par son mari, mais se trompe sur le sens de cette tromperie : véritables produit, elle n'a pas de valeur intrinsèque. Elle ne peut se définir et n'exister que dans un rapport d'interchangeabilité avec d'autres jeunes femmes, dont elle peut définir le taux de change en consultant compulsamment la presse à scandale égrenant les conquêtes de son Machistador. Sa valeur ne peut apparaître que dans un rapport avec une autre jeune femme. C'est pourquoi elle a tort de s'en chagriner. Elle ne pourra jamais faire autrement que de s'inscrire dans ce type de rapport : en faisant des autres son égale en tant que valeur, elle se différencie de soi-même en tant qu'être singulier : « Se représentant ainsi comme quelque chose de différencié en soi-même, elle commence à se représenter réellement comme marchandise » (Marx, Le Capital). Elle est la marchandise qui exige à chaque instant d'être consommée par Elvis, qui attend patiemment de la « découvrir de ses attributs », car à chaque instant elle se périme. Elle est sa propre Publicité, résorbée dans son prix. Elle n'est plus que cela. La honte, pour elle, ne consiste pas dans le fait d'être achetée, mais de n'avoir pas été achetée. Elle ne tire pas simplement gloire de sa valeur, mais encore de s'être mise à prix.
Au fond, Elvis entend se rendre acquéreur de ce qu'est Priscilla : un objet unique (elle est différente des autres, répète-t-il, c'est-à-dire, dans son langage, un objet plus qu'un être). Or, il n'est pas rare que ce type d'acquéreur se prenne d'affection pour leur objet, comme s'il existait, ce que, par un abus de langage, on prendrait pour de l'amour. Il n'en est rien, car sinon, à l'instant d'être quitté, Elvis en crèverait de malheur. Mais rien n'est moins personnel que la « valeur personnelle » de Priscilla. Sa valeur personnelle n'est que le prix pour lequel elle accepte de s'échanger. Elle vend son existence au plus offrant – Elvis Himself, dieu vivant – comme une prestation particulière. L'incalculable qu'elle donne, en donnant de sa personne, elle le compte encore. Ainsi, fait-elle initialement l'objet d'une négociation aux allures de tractations entre l'ami d'Elvis et ses parents, en début de film, puis avec Elvis lui-même, pour l'inviter à ses fêtes afin de l'enfermer définitivement ensuite comme objet précieux dans Graceland, dont les colonnades rappelle l'empire colonial, la servante noire que, cette fois-ci, Sofia Coppola n'a pas « oublié » de laisser dans son film (contrairement aux Proies).
Priscilla, dès le début du film, ne se laisse approcher qu'en vue ou en conclusion d'un marché. Sa jeunesse, pour ne pas contracter elle-même est une fausse excuse, pour se faire représenter par un tiers. Ainsi, même quand elle paraît s'abandonner, elle n'abandonne que la partie d'elle-même qui est sous contrat, préservant sans doute une forme de liberté qu'elle ne voudrait pas aliéner. Car le contrat ne peut aliéner toute la personne qui se vend, une partie d'elle devant rester hors contrat afin de pouvoir contracter comme de le proroger. Comme l'écrit Blanchot « D'où l'on pourrait conclure que dès l'origine, l'absolu des rapports a été perverti et que, dans une société marchande, il y a certes commerce entre les individus mais jamais de communauté, jamais une connaissance qui ne soit plus qu'un échange de « bons » procédés ». Un rapport de force où c'est celui qui paye ou qui entretient qui est finalement dominé, frustré par son pouvoir même, lequel ne mesure que son impuissance comme Elvis est contraint à l'éruption de colère quand Priscilla conteste un choix de chanson ou bien à la reddition quand elle feint de le quitter.
D'où tire sa puissance Priscilla ? De sa force de séduction, qu'elle vend comme jadis on vendait sa force de travail. Cependant, toute réussite en matière de séduction ne peut être qu'un échec, car de même que ce n'est pas nous qui achetons une marchandise mais une marchandise qui veut être achetée, de même ce n'est pas une jeune fille qu'Elvis veut séduire, mais une jeune fille qui veut être absolument séduite. Elvis ne peut la traiter dès lors que comme pur produit de consommation. Le voici qui retarde sans cesse le moment de leur « première fois ». Moment « sacré », dit-il, car il n'ignore pas qu'un objet perd de sa qualité à être « touché », comme ses objets pour qui ne viendrait pas à l'idée de leur possesseur de les salir de leurs doigts en les approchant seulement ganté pour en conserver toute la valeur, un timbre, une pièce de monnaie. C'est à cette catégorie que ressortit Priscilla comme marchandise de luxe, dont elle est l'exemplaire le plus vulgaire. L'infect n'est pas que Priscilla soit visée comme une femme entretenue, une prostituée de luxe, mais qu'elle refuse de s'appréhender comme telle. Car la prostituée, en n'étant pas seulement celle qui s'achète, mais qui se vend, est la figure maximaliste de l'autonomie, sur le terrain de la marchandise, la putain étant la sainteté la plus haute que puisse concevoir le monde de la marchandise.
Le film de Sofia Coppola répond ainsi à l'impératif d'une marchandisation totale de l'existence dans tous ses aspects, à la nécessité de faire que rien ne reste plus en dehors de la forme-marchandise dans ce que l'on appelle encore, de façon euphémique, les « rapports humains ». Objet, Priscilla vit parmi ses objets – tube de rouge à lèvres, laque, produits de beauté – qui sont ses sœurs Lisbon retrouvées. Mais ce qui s'appelle amour dans le film n'est plus que le fétichisme attaché à une marchandise particulière : la marchandise humaine. Quel est donc le véritable malheur de Priscilla ? Elle voudrait être une chose, mais n'être pas traitée comme une chose. Tout son désarroi découle de ce que, non seulement elle est traitée par Elvis pour ce qu'elle incarne, une chose, mais que de surcroît elle ne parvient pas à être véritablement une chose, sa chose.
L'objet « Priscilla » n'a pas cependant n'importe quel objet dans le film. Il a reçu pour mission de réenchanter un monde de la marchandise partout sinistré, de proroger le désastre dans la joie et l'insouciance d'une liberté retrouvée. En Priscilla s'amorce une forme de consommation au second degré : la consommation de consommateurs. Quel est donc son apprentissage, finalement ? Celui de la liberté ? C'est à voir. Priscilla se démonétise plutôt une fois sortie de la circulation. Et comme elle perd la possibilité de se remettre sur le marché, elle commence à s'abîmer comme de pourrir. Elle devient une monnaie vivante (Pierre Klossowski), l'esclave industrielle sur fond marchand. Et monnaie vivante, elle exige un contre-don infini de la part d'Elvis. L'impersonnalité même de Priscilla, telle que filmée par Sofia Coppola, a la même substance idéale, impeccable, lustrale que l'argent. Priscilla, en ses parfums, n'a pas d'odeur elle-même. Elle est l'étalon-or véritable, le numéraire absolu.
La biopolitique de la pin-up
Ainsi se révèle un projet politique, un dispositif de neutralisation offensive, un biopouvoir, au sens d'autogestion et d'autocontrôle des individus où le biopouvoir dont parle Foucault, dans l'une de ses variantes, est aussi disponible en crèmes, en pilules que les époux ne cessent de prendre pour dormir et/ou, invariablement, tenir debout, et vaporisateurs. Le programme du biopouvoir prend d'abord la forme de Priscilla, comme la forme d'un processus de soumission de l'individu à et par leur propre corps. Priscilla représente alors le plus performant des agents de contrôle des comportements. Le rapport de séduction installé dans le film est le nouvel opium des masses, la liberté d'un monde sans liberté, la joie dans un monde sans joie. Sous l'apparence d'une pouffante neutralité, c'est dans Priscilla le plus redoutable des dispositifs d'oppression qui s'offre à la vue. La domination marchande, de type capitaliste, a trouvé là son allié le plus objectif, en découvrant un biais autrement plus puissant que le simple pouvoir de contrainte : l'attraction dirigée, armée de canons à lèvres, et de vaporisateurs-roquettes. Priscilla est la pierre angulaire du système de maintien de l'ordre marchand. Elle veut la paix du foutre en choisissant la liberté comme la possibilité de choisir entre mille insignifiances. Curieusement, l'étroit contrôle et la sollicitude excessive dont le cinéma de Sofia Coppola fait montre à l'égard des jeunes femmes n'exprime que son souci de se reproduire à l'identique, et de maîtriser sa perpétuation.
Priscilla devient un entrepreneur en modes de vie. Mais quand la logique du spectacle s'essaie à l'éloge de la féminité, ou constate plus platement la féminisation du monde, il ne faut s'attendre qu'à la promotion sournoise de toutes les servitudes et de la constellation des « valeurs » que les esclaves font toujours mine d'avoir. Son pouvoir d'attraction provient de ce qu'il serait barbare, indécent voire carrément totalitaire de se rebeller contre ce que semble dire Priscilla. Mais son sourire vitrifié cache une colonie pénitentiaire. Car le sourire n'a jamais été un argument. Il y a aussi le sourire des Têtes-de-mort. Le ressentiment qui sourit. Priscilla devient la preuve plastique de l'amour que certains individus vouent à ce type de société s'ils la regardaient sans la contester. Elle serait ce par quoi ils poursuivraient eux-mêmes leur propre perte. Car la séduction de Priscilla est bien celle de la guerre. Sofia Coppola filme sa Priscilla comme un « canon », qui relève davantage de la balistique que de l'esthétique. Sa Priscilla forme l'infanterie des troupes d'occupation de la visibilité, la piétaille de l'actuelle dictature de l'apparence, le soldat au front de l'impérialisme de l'insignifiance. Priscilla reflète bien, il est vrai, une situation de minorité et d'oppression, mais en même temps elle possède un caractère triomphant et impérialiste. C'est que Priscilla combat pour l'Empire de son maître coppolien. Elle est un procédé de séquestration métaphysique : ce n'est jamais d'elle qu'on est prisonnier, mais toujours en elle. Priscilla est une sommation faite à chaque spectateur de se maintenir à la hauteur du Spectacle marchand. Elle ouvre une politique terriblement efficace, où elle œuvre à propager une certaine terreur du divertissement. Elle appartient à la nouvelle police des mœurs, qui veille à ce que chacun remplisse sa fonction et y veille. Elle est une entreprise d'épuration, manœuvre contre toute forme d'hétérogénéité, contre toute velléité de désertion. Elle n'aime pas la guerre ; elle la fait.
Si elle quitte Elvis, dès lors, c'est pour reprocher à la réalité de n'être pas à la hauteur du spectacle qu'elle promeut. Au fond, Priscilla portait un masque. Et quand elle le confesse, quittant Elvis, pour « mener ma propre vie », pour devenir ce qu'elle est, c'est pour suggérer qu'elle aurait un vrai visage qu'elle ne pouvait pas encore montrer. Mais ce « vrai visage » est encore un masque, un masque effroyable : le vrai visage de la domination. De fait, quand elle fait tomber le « masque », en fin de film, c'est l'empire capitaliste qui parle en direct.
Quoiqu'en dise, quoiqu'en fasse Sofia Coppola, ce n'est donc pas son droit au bonheur qui lui est dénié, mais son droit au malheur. Cela est bien. Car le malheur fait consommer. En un mot, Priscilla est le VRP intégral de l'american way of life, son agent infiltré le plus efficace, totalement invisibilisé à force d'être réifié. Elle nous tend l'authentique énigme de la servitude heureuse, le mystère de l'esclave radieux. Sa frénésie d'apparence manifeste une soif de substance qui ne trouve nulle part où s'épancher. Elle souhaite n'être rien d'autre que l'idée que l'on s'en fait, un « on » totalisé par Elvis. Mais, au vrai, ce qui est le plus retors et à mettre au compte d'Elvis : c'est sous son emprise que Priscilla fait l'éducation de sa pseudo-liberté. C'est pour avoir été mise sous serre que la plante peut sortir de la potiche. Finalement, Priscilla, à travers son personnage, ne répugne pas à mimer la soumission : car elle sait qu'elle domine, en réalité. Le film met en place un masochisme féminin, qui lui fait céder aux hommes les signes du pouvoir pour récupérer intérieurement la certitude d'en détenir la réalité. La logique de domination n'a pas alors disparue, elle n'a fait que changer de main : l'objet même du virilisme, la voiture rutilante, passant des mains d'Elvis vers celle de Priscilla, en fin de film, transmue sa marche en avant en pas cadencé, celui de la force triomphale qui fera toujours un véritable bruit de bottes, qu'elles soient masculines ou féminines.
Ainsi, fatiguée des machos, Sofia Coppola, comme tant d'autres, s'est essayée à l'Homme-objet qui a trop longtemps tenu le manche. Mais la rhétorique de la guerre des sexes, et donc pour l'heure de la revanche des femmes, opère alors dans le film comme la ruse ultime par quoi la logique virile aura vaincu les femmes à leur insu : en les enfermant, au prix d'un simple renversement des rôles, dans l'alternative soumission/domination, à l'exclusion de toute autre chose. Finalement, par la répétition de motifs, ce cinéma s'est fait un tissu à la mesure de sa force. À coup de répétitions, il s'est secrété une certitude qu'il a appelé vérité dans un cinéma qui demande en permanence l'adhésion à son monde. Un cinéma qui ne s’adresse donc jamais de véritables reproches. Ne va jamais jusqu’à se bagarrer avec lui-même. Ne laisse pas même perler des gouttes d’inavouable renoncement : à l'instant où il voudrait sombrer comme une jeune femme serait enterrée de son vivant, ce cinéma se tient encore dans la hauteur, quand un film ne devrait jamais craindre de porter même l'ouragan qui démolit.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Sofia Coppola
- David Fonseca, « Lost in Translation de Sofia Coppola : Orange mélancolique », Le Rayon Vert, 22 mars 2021.
- David Fonseca, « Virgin Suicides de Sofia Coppola : Soleil noir de la mélancolie ? », Le Rayon Vert, 27 décembre 2020.
- David Fonseca, « On The Rocks de Sofia Coppola : True lies, false life », Le Rayon Vert, 15 mars 2021.
- Thibaut Grégoire, « Les Proies : L’homme amoindri et la menace sexuelle chez Sofia Coppola », Le Rayon Vert, 20 septembre 2017.