
« Presence » de Steven Soderbergh : Chimère du rêve américain
Que peut bien manifester l'invisible ? Rien, sinon une présence chez Steven Soderbergh dans son dernier film au titre évocateur : Presence. Une présence particulière, qui, apparaissant fait apparaître dans le même temps, qui se manifestant manifeste instamment quelque chose, l'irruption d'un événement, pour (re-)faire famille, pour repenser la possibilité même de (re-)faire Amérique.
« Presence », un film de Steven Soderbergh (2024)
L’invisible se définit-il comme ce qui se dérobe à la vue ? Si le sens commun l'établit, Steven Soderbergh, dans son dernier petit-grand film, Presence, le dément. La comparaison s’effriterait aussitôt. Elle désignerait des choses bien trop disparates : quoi de commun entre une personne temporairement absente, une bactérie microscopique, le boson de Higgs, un objet caché ? Pas grand-chose. Pour Steven Soderbergh, l’invisible est paradoxalement ce qui « apparaît », tout en étant ce qui ne peut être définitivement « découvert ». La présence est donc une question ouverte, qui appelle sans cesse de nouvelles enquêtes, une mise en procès de sa manifestation, pour espérer entrapercevoir ce que cette manifestation manifeste, ce que l'apparition fait apparaître. Chez Steven Soderbergh, une certaine idée du rêve américain.
La manifestation de la présence, dans le film de Steven Soderbergh, ne fait pas tout d'abord apparaître. Elle fait disparaître. Elle déjoue les attentes du film de fantôme. Défait la ligne Conjuring horroresque. Cette présence est donc d'emblée particulière, ce que la scène d'ouverture du film manifeste.
Dans une maison dépouillée de toute forme de présence humaine, la présence, collée à une fenêtre à l'étage s'en détache pour explorer chaque pièce de la maison, comme si elle était à la recherche de quelque chose, de quelqu'un ; une présence-absence qui par ses déplacements voudrait habiter immatériellement l'espace matériel. Ce plan très simple permet de comprendre d'emblée que l'on se trouve dans et depuis le point de vue de quelqu'un, qui pour autant n'est pas visible. L'idée de ce filmage à vide désigne alors tout le projet esthétique de Presence, soit une perspective, un point de vue, alimenté par ce grand angle situé à hauteur d'homme, qui semble désigner un visage humain, une perspective pour suivre un regard, où comment s'établit par un seul dispositif de mise en scène le filmage d'une famille dans son intimité comme si l'on ne devait pas être là. Cette territorialisation de la maison permet de suite d'en avoir une parfaite connaissance. Par la suite, lorsqu'un personnage s'exprimera depuis une pièce, se déplacera, le spectateur possédera les mêmes informations que la présence. Il deviendra la présence, agira avec la présence.
Ce procédé de mise en scène se trouvait déjà récemment chez Robert Zemeckis (Here). Steven Soderbergh l'exploite dans une même veine dans Presence pour repenser le rêve américain, mais pour d'autres effets, d'autant mieux rendus par l'utilisation d'une petite caméra alpha 9, portative, maniable aisément pour chacun des plans-séquences choisis. Un choix de mise en scène – le plan-séquence – qui pouvait apparaître répétitif mais dont l'effet de répétition produit sans cesse de la nouveauté : ce qui apparaît dans le plan est sans cesse déjoué. D'une part, la monotonie du plan-séquence, par sa durée, est contredite par la durée globale du film – courte, 1h20. D'autre part est maintenu un suspense pour ne jamais savoir véritablement par où et par qui surviendra le drame, qui nous tient en éveil en permanence. Ainsi, lors de la scène d'introduction de Presence, étrangement la caméra s'arrête sur des toilettes. Le cerveau tout thcheckhovien du spectateur lui indique que ces toilettes sont un fil, qui reviendra de façon certaine dans le récit, mais non. La présence ne cesse pas ainsi de déjouer les attentes. En se manifestant, elle fait disparaître nos perspectives habituelles. Elle fait place nette, nettoie le regard pour qu'une famille puisse s'installer tout à fait dans cette maison évidée de présence.
Toutefois, lorsque les occupants prennent place, cette présence se manifeste encore tout particulièrement. Elle ne cherche pas à les chasser. Elle n'est pas une présence toute souveraine comme dans de trop nombreux films de fantôme. Elle n'arraisonne pas l'espace de la maison. N'ébroue personne. Sa présence est pudique. Elle est ainsi en retrait lorsque Chloé, la fille de la famille, a un rapport sexuel avec son petit ami. La présence se dérobe à son propre regard. Dans la présence se cache la présence. Comme le spectateur qui voudrait interpeller les personnages du film, elle n'ignore pas encore qu'elle ne puisse pas le faire médiatement. Elle ne peut interagir avec les vivants, avec cette famille, que par l'entremise d'objets, et c'est ainsi que se dénouera l'intrigue, pour n'avoir pas pu intervenir et laisser faire le film de la famille se désagréger. Quand elle cherche à établir un contact, ce contact direct est impossible. La puissance de cette présence ne peut pas s'actualiser en permanence. Elle est dans une forme d'impuissance, qui n'en manifeste pas moins des effets puissants. Steven Soderbergh invente dans Presence une forme de présence particulière, un regard extérieur intérieur, dont l'enceinte de la maison est le territoire principal.
Mais que se passe-t-il lorsque cette présence se manifeste au sein de cette famille US, qui a réussi financièrement, incarnant le modèle prototypique de la société américaine, son pavillon de banlieue, deux enfants, la normalité de son rêve ? Par-delà la diversité de ses manifestations, Steven Soderbergh envisage ce fantôme non seulement comme une chose à laquelle chacun croira (ou non) dans cette famille, mais aussi et surtout comme une chose qui arrive : un événement. Or, par l'institution qu’elle met en branle – la famille –, les doutes qu’elle occasionne ou les solutions auxquelles ils donnent lieu, ces événements vont activer dans Presence les solidarités, raviver les conflits et tracer le contour d'un collectif. En un mot, cette présence toute immatérielle va contraindre les vivants à recomposer leur monde. Steven Soderbergh documente alors cette apparition (de l'Amérique). Il invite non seulement à se demander ce qui apparaît – à décrire la forme que peut prendre cette présence – mais aussi ce que son apparition fait apparaître – ce qu’un fantôme rend visible lors de sa manifestation.

Steven Soderbergh ne réduit pas, toutefois, l’horizon de cette manifestation à la question de la croyance aux fantômes. Quelque chose serait manqué de ce qu’il se passe dans Presence – le fait, précisément, qu’il se passe quelque chose, que cette famille est prise dans une série d’événements qui les affectent et qui ont des conséquences sur leurs vies respectives. Un déménagement, certes, mais surtout une reconfiguration radicale des relations entre toutes ces personnes et une réévaluation tout aussi radicale de la composition du monde dans lequel elles vivent – ou en tout cas de la maison dans laquelle elles habitent. Steven Soderbergh a choisi de traiter de cet être singulier, fuyant et pourtant impérieux qu'est ce fantôme comme un événement : un événement d’apparition. Il envisage le fantôme non seulement comme une chose à laquelle on croit (ou non), la famille étant divisée sur ce point, même après la survenue du personnage du médium, mais aussi et surtout comme une chose qui arrive. Qu'arrive-t-il donc à cette famille ?
Dans Presence, cette apparition n’est pas une simple rencontre inopinée avec une entité plus ou moins bien identifiée. Les expériences perceptives et affectives vécues par les habitants de la maison, et dans une moindre mesure la médium, évoquent plutôt une « rupture d’intelligibilité » face à laquelle aucune explication n’est immédiatement disponible. Les situations dont il est question dans Presence témoignent moins d’un changement de registre bien rodé – du quotidien au fantastique, à l’incroyable ou à l’enchanté – que d’une béance du sens et de la mobilisation urgente, pêle-mêle et plus ou moins cohérente, de mots et de signes susceptibles de la combler. Cette situation, pour cette famille, se caractérise bien par un avant et un après entre lesquels, vraiment, rien ne va plus.
Dans la prolifération du questionnement qui ne manque pas de surgir pour faire sens de ce qu’il se passe, chacun semble ne plus trop savoir de quoi leur monde est fait ; ils se trouvent soudain confrontés à une épreuve, à l’issue de laquelle rien ne sera jamais plus comme avant. Pour décrire ces situations dans lesquelles ce qui allait sans dire pour une famille doit de nouveau être qualifié, l'apparition ou plutôt la manifestation de la présence devient un moment méta-ontologique ; un moment où la composition du monde ne va plus de soi, où la réalité se fissure et s’effrite, où elle demande à être réévaluée.
La présence fait apparaître dès lors un processus de recomposition. Elle met au jour des choses qui, jusqu’alors, n’étaient pas tout à fait perceptibles ou dicibles pour cette famille. L'apparition fait apparaître. Elle fait parler de ce qui devait être tu et de ce qui jusque-là n’était pas dit. À travers les mises à l’épreuve successives qu'elle impose, la famille confrontée à la manifestation de cette présence – qui les confronte les uns aux autres à travers sa manifestation –, des lignes de fracture prennent corps. La présence met en branle toute une micro-politique qui, à mesure qu’enfle et se déploie l’événement de l’apparition, révèle le dessin des lignes de partage d’une tectonique sociopolitique plus large. Elle est une fenêtre ouverte sur un paysage de sens ; c’est le monde de cette famille qui se donne à voir à qui veut bien suivre la présence à travers la suite des événements que son irruption occasionne.
La présence met alors les vivants en demeure de recomposer le monde – de reconsidérer la possibilité que certaines choses invisibles puissent exister, mais aussi de requalifier leur relation avec certains lieux et certaines personnes. Au vrai, le plus incroyable n'est pas sa manifestation mais ce que cette manifestation révèle. Or, à partir d'un événement traumatique qui a conduit cette famille à déménager – une mort, celle de la meilleure amie de Chloé –, dans son apparition, la présence manifeste des lignes de tension dans la manière qu'a chacun de considérer ce déménagement en forme de nouveau départ : soit faire table rase du passé, qui est l'option de la mère et du fils ; soit prendre acte du passé pour repenser un nouveau cadre familial dynamique, qui est l'option du père et de la fille. De façon métonymique, Steven Soderbergh, à l'échelle microscopique, rejoue en quelque sorte l'histoire de la fondation des États-Unis, dont cette famille serait un modèle en version réduite. En effet, que signifie emménager sur un nouveau territoire fondé sur un crime ? Le nier, telle sera la fin du film, serait le reconduire ; s'immuniser contre lui – l'oublier, l'effacer – serait se promettre le feu, le suicide, mettre en place une thanatopraxie, vouloir ce qu'on ne veut pas : la mort.
Sur ce point, la fin n'est pas anodine. Presence se termine sur la mort du fils comme de son prétendu meilleur ami et petit ami pervers de Chloé. Presence s'aboutit donc sur la disparition de l'une des deux branches de l'alternative – oublier/mépriser – comme celle de deux adolescents, porteurs en germe de l'avenir, chacun étant à sa manière la représentation idéal-typique du modèle libéral nord-américain : le fils, champion de natation, portant fièrement un bonnet frappé de l'US drapeau dans un poster à sa gloire dans sa chambre, quand son « ami » est l'incarnation de la vedette du lycée. Chacun incarne le modèle égocentré de la réussite, méprisant l'autre en sa souffrance (Chloé). Des deux lignes de fracture que la présence révèle, Steven Soderbergh n'en laisse subsister qu'une seule, celle conduite par le père et sa fille, quand le modèle politico-social de la mère, tout autant prototype de la femme affairée, toujours au téléphone, devant son ordinateur, ne prêtant qu'une oreille distraite à son mari, est désavoué. Cette disjonction, au plan de la mise en scène, est rendue par l'utilisation de la courte focale, intéressante : plus la caméra s'avance sur la famille, en raison de la courte focale, plus les personnages s'écartent les uns des autres. Plus rien ne fait noyau: plus la présence s'approche du rêve américain, moins il fait famille.
La présence rappelle ainsi la présence latente d’une histoire douloureuse à qui aurait voulu trop tôt l’oublier. Sa manifestation, toutefois, ne fait pas que rendre visible le passé traumatique de cette famille, c'est-à-dire encore le passé traumatique des États-Unis. Elle ouvre aussi la possibilité d’un avenir commun. La présence, par définition, semble à même de rendre visible la présence dans le présent d’un passé qui ne passe pas. Elle est en quelque sorte une « anachronie radicale », « la disjointure dans la présence même du présent », pour reprendre les mots de Derrida. Un moment où une dislocation radicale interrompt la lisse transmission de la mémoire collective aux générations futures, frère et sœur étant très différents sur ce plan dans Presence. Au demeurant, cette présence permet de prendre acte de ce que la violence ou la perte « excessive » font à la mémoire, et la façon dont les relations se déchirent ou se recomposent à partir de ces événements.
Au fond, la présence fantomale est ce qui arrive quand chacun croit pouvoir se passer de la mort. Plus largement, elle semble associée à une certaine forme d’obligation. Elle a un pouvoir sur les vivants incarnés par cette famille. Elle leur fait faire des choses, en empêche d'autres. L'existence de chacun trouve alors ou non un prolongement dans la responsabilité qu'ils sentent ou pas de les accomplir ; c’est l’impondérable poids qu’elle fait peser sur eux.
Cette présence manifeste encore le fait que Chloé et son père prennent très au sérieux cette présence. Une présence qui n'attend pas que les vivants veuillent bien la prendre au sérieux pour exister – ce sont plutôt Chloé et son père qui espèrent être pris au sérieux par cette présence. Il faut bien comprendre : la présence dont il est question ici ne se manifeste pas sous la forme de simples signes, que chacun pourrait selon son tempérament, ou sa décision, décider « d’entrer en croyance », choisir d’accueillir ou non. Elle les saisit par l'interaction qu'elle établit, les prend par le collet en ne leur laissant d’autre choix que de prêter attention, d’être affecté. Nul ne peut éviter de glisser vers son monde.
Et finalement, à parler de cette présence, Steven Soderbergh nous convie aussi à la restitution d’une expérience d’apparition de l’invisible, d'un monde qui bouge sous nos yeux de spectateur tout en restant immobile sur la toile de l'écran, d'un combat qui n’en serait pas, de cris qui ne ressemblent à aucun autre cri : une présence qui se déploie à partir d’une expérience sensible, corporelle, de l’incommensurable. Le décalage profond entre ce que cela pourrait être (des objets effectivement poussés, le combat avec un rival de chair, le cri d’une enfant assassinée) et ce dont il s’agit en fait (que l’on ne peut immédiatement qualifier) ouvre une brèche dans le monde, un espace d’enquête dans lequel sont absorbés souvenirs et conjectures. Cet espace est de part en part discursif et interactionnel : la matière des apparitions, leur épaisseur pour ainsi dire, est faite des paroles et des actions qui se déploient entre personnes et choses afin de qualifier une expérience proprement déconcertante, rendre vivante la mort, la rendre palpable, par le seul médium véritable du film : le cinéma. C’est à travers lui, chez Steven Soderbergh, que l’affect pur de son irruption acquiert progressivement un corps et une existence dans le monde. Un récit de récits, récit de récits de tous les morts, qui les manifestant contribuent dans le même temps à épaissir la mort sur laquelle s'est construite toute une nation de vivants.
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