
« Porcherie » de Pier Paolo Pasolini : Cannibale on est mal
Dans Théorème, Pasolini fait un peu trop l’ange (l’annonciation s’y littéralise avec moins de crudité que de nudité narcissique) ; dans Porcherie, un peu trop la bête (la société y exposerait la cruauté de ses secrets autophages avec une exhibition démonstrative). Janus y a deux visages, de l’ange et de la bête, et leur réversibilité circulaire a pour bouche de lave le cratère partagé du vulcain de l’Etna. L’orifice fulminant auquel un anthropophage des âges barbares offre la tête de sa première victime revient en dernière instance au cinéaste lui-même, en colère contre une époque où la posture révolutionnaire devient un conformisme et où le peuple tant aimé se dissout dans une masse abhorrée, bourgeois et prolétaires tous enrôlés sous la bannière d’un consumérisme néofasciste. L’œuvre de Pier Paolo Pasolini, ainsi Porcherie, est porteuse d’une esthétique cannibale, redoublée d’une métaphysique vitaliste où la vie se mangerait sans produire plus aucun déchet. Manger l’autre, c’est l’aimer en se mangeant soi-même mais cela c’est l’exception, l’hétérogène que remâche l’Histoire, sa goinfrerie ordurière.
Un autre artiste de la faim
L’artiste de la faim kafkaïen se démarque de celui que pourrait à sa manière représenter Pier Paolo Pasolini. Pour l’auteur de la nouvelle « L’artiste de la faim » publiée deux ans avant sa mort en 1924, l’aiguillon de la faim est rendu inopérant, émoussé par le jeûne pour son praticien dont le tour de force se dilue dans les limbes d’un spectacle de cirque qui perd progressivement son intérêt comme son public, avant d’être remplacé par la panthère d’une ménagerie. Pour Franz Kafka, l’inanition qui se voudrait le vide conjuratoire des obligations physiologiques du ventre conduit le jeûneur à se faire le porteur d’un art de l’imperceptible. L’artiste demande alors pardon pour avoir osé subvertir en ethos artiste un besoin élémentaire avant de finir au rebut comme tant d’autres personnages kafkaïens. L’animal qui se substitue à lui est le fauve à l’appétit royal (son nom indique qu’il est le prédateur de tous les animaux) dont la férocité encagée offre un spectacle plus rassurant.
Du côté du cinéma pasolinien, les artistes de la faim qui sont nombreux ne le sont pas par manque, mais au contraire par excès : entre autres, l’indigestion de Stracci à la fin de La ricotta (1963), le corbeau marxiste dévoré par le duo picaresque des Oiseaux, petits et gros (1966), l’excrétion diabolique de moines imaginée par un Chaucer hilare en conclusion des Contes de Canterbury (1972), le banquet sadien de Salò ou les 120 journées de Sodome (1975). La merde disparaît chez Franz Kafka – ou, plutôt, elle coïncide avec l’artiste qui a cessé de la chier. Chez Pier Paolo Pasolini, c’est une toute autre économie générale dont il s’agit : le déchet est ce vers quoi l’on va quand les vies humaines elles-mêmes deviennent du manger. Le jeûneur kafkaïen a la vanité de se soustraire à la loi animale du besoin, son refus est artistique et inhumain, peut-être sacré car divin, qu’il paie de l’incompréhension de son geste comme de sa vie ; quant à lui, l’excrément pasolinien est la part maudite et abjecte des sociétés déniant que l’assimilation de leurs membres n’a pas la défécation pour logique organiciste, l’expulsion de ses dispensables, l’évacuation de leur superfluité.
Tantôt le besoin est anéanti dans une éthique artiste (Kafka), tantôt il est socialement généralisé (Pasolini). L’ascèse de l’un a la physiologie de l’autre pour contrepoint et si les deux sont politiques, c’est pour des raisons diamétralement opposées (au spectacle du besoin aboli dont le désaveu marque les limites de la transgression, répond l’abjection des normes s’épargnant ainsi leur horreur).
L’abjection est ce qui permet à Pasolini d’objecter contre ce que refoule l’histoire des sociétés, puisqu’elles conjurent l’abjection en déniant ainsi qu’elles en produisent perpétuellement les objets(1).
L’ange et la bête, Janus et l’Etna
Un an après Théorème (1968) avec lequel il fait un diptyque, Porcherie est un autre théorème, aussi implacable qu’il a l’aridité du désert, sec et sans reste. Dans un premier pan, le motif chrétien de la visitation de l’ange est à la fois sexualisé et idéalisé, profané pour que son idéal soit partagé par tout le monde (qu’un film de Pasolini tienne à la fois de la révélation et du rapport charnel) ; dans le second, les transgressions, anthropophagie et zoophilie, ont pour sanction le ventre des bêtes (qu’un autre film pour sa vérité transgressive soit puni par une dévorante bêtise, cet autre banquet). Les démonstrations théorématiques s’y joignent à l’horizon, cruelle et allégorique, des jouissances antagoniques, hétérogènes à la Loi (l’ange) ou homogènes à elle qui alors les réprimandent (la bête).
La cruauté n’ayant pour seul apaisement que le visage élu de l’innocence en celui de Ninetto Davoli.
Porcherie redivise pour lui-même la partition qu’il compose structuralement avec Théorème (et les deux films se dédoublent eux-mêmes avec leur pendant littéraire respectif, une pièce de théâtre jamais publiée pour Porcherie et un récit écrit pendant la préparation de Théorème qui était initialement prévu pour être une tragédie en vers). Dans Porcherie, deux récits y alternent comme un pas de deux, narrativement indépendants. Deux miroirs en vis-à-vis, deux jambes qui avancent moins de concert qu’à cloche-pieds. Dans l’un, un guerrier mutique des âges reculés découvre le goût de la chair humaine en le faisant partager à d’autres, avant d’être arrêté, jugé puis livré aux chiens (Pierre Clémenti) ; dans l’autre, l’héritier d’un industriel allemand (Jean-Pierre Léaud) a des rapports sexuels et secrets avec des porcs, en refus inavoué d’un legs qui s’est constitué avec le nazisme, avant de se donner à eux jusqu’à la dévoration. Les deux récits s’articulent en ajointant les deux visages de Janus : le moderne et l’archaïque, les pères et les fils, la transgression et sa sanction qui est une agression légitime, l’animalité de l’espèce humaine et sa bêtise qui est son inhumanité.
Pourquoi Janus, ce dieu romain des carrefours et des passages ? Ida rappelle à Julian avec qui elle est censée se marier quand, lui, a des préférences sexuelles qu’il tait, qu’il aimait naguère un film de Friedrich W. Murnau, sans le citer. On incline à croire, à suivre ici Hervé Joubert-Laurencin, qu’il pourrait bien s’agir du Crime du docteur Warren (1920), en version originale allemande Der Januskopf, inspiré de L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886) de Robert Louis Stevenson(2). D’autant que Porcherie regorge d’effets de symétrie : les échos lointains entre les deux récits, les plans à la géométrie très composée dans la grande maison allemande de Godesberg, les jeux de face et de profil entre les personnages quand ils conversent dans la partie moderne, le papillon que Pierre Clémenti dévore au début et l’index divisant le visage d’Ugo Tognazzi dans le dernier plan du film. Une manière de prendre à la lettre, littéralement, la théorie de la « grande syntagmatique » introduite par le sémiologue Christian Metz à l’époque du festival de Pesaro en 1966 où deux camps alors s’affrontaient pour savoir si le cinéma était ou non un langage – ce que pensaient, contre Jean-Luc Godard et Luc Moullet, Metz et Pasolini(3). Précisément, le « syntagme parallèle » serait l’enjeu esthétique de l’approche pasolinienne, à ceci près qu’il la pousserait à bout en la dénudant pour en exhiber l’appétissante crudité, puisque l’alternance devient celle non plus des séquences mais des récits eux-mêmes afin de faire coïncider sur la durée de tout un film le montage alterné (sur le plan narratif) et le montage parallèle (sur le plan symbolique). Ainsi, Pasolini retrouverait avec ses moyens propres ce chef-d’œuvre de la « grande syntagmatique » qu’est Intolérance (1916) de David W. Griffith. Au spectateur, alors, d’avoir l’innocence du témoin angélique qu’incarne deux fois Ninetto Davoli, qui voit non seulement les ressemblances mais les dissemblances, la persistance structurale des homologies et les différences réelles qui leur résistent.
Et la première d’entre elle, la plus manifeste, est sonore : le doublage italien des acteurs français, tout particulièrement Jean-Pierre Léaud, a été redoublé en français, comme s’il fallait ne surtout pas céder sur l’hétérogénéité (des deux récits comme des deux bandes, la bande-image et la bande-son).

On pourrait encore parler d’interpolation, au sens mathématique où il s’agirait de déterminer des valeurs inconnues déduites de données connues, fonction ou courbe. Le montage, toujours : Porcherie est la troisième histoire que ses deux récits racontent en pointillé, l’histoire des transgressions sanctionnées par les sociétés qui les répriment en s’en croyant immunisées. Mais l’hétérogène, s’il persévère contre l’homogène, d’une époque à l’autre ne doit plus laisser aucune trace. « Chut ! » dit l’ancien nazi reconverti en industriel, qui s’allie avec le père de Julian en apprenant qu’il s’est donné aux cochons, souhaitant seulement qu’aucun reste n’en témoigne. Le nazisme est ainsi homogène au libéralisme, et ce qui s’en excepte est dès lors voué à être exterminé(4).
Dans Théorème, Pasolini fait un peu trop l’ange (l’annonciation s’y littéralise avec moins de crudité que de nudité narcissique) ; dans Porcherie, un peu trop la bête (la société y exposerait la cruauté de ses secrets autophages avec une exhibition démonstrative). Janus a deux visages, de l’ange et de la bête, et leur réversibilité circulaire a pour orifice de lave le cratère partagé du vulcain de l’Etna. On imagine aisément que cette bouche fulminante à laquelle l’anthropophage offre la tête de sa première victime revient en dernière instance au cinéaste lui-même, en colère contre une époque où la posture révolutionnaire devient un conformisme et où le peuple tant aimé s’est dissout dans une masse exécrée, bourgeois et prolétaires enrôlés sous la bannière d’un consumérisme néofasciste(5).
Double intermède cochon
Aujourd’hui, l’un des mots d’ordre du mouvement #MeToo est : « Balance Ton Porc ». Le stigmate porcin est une antique affaire, mais ne rend pas justice à cette « bête singulière » qu’est le cochon. Claudine Fabre-Vassas a ainsi rappelé que l’antijudaïsme chrétien se soutient d’un récit selon lequel le Christ venu annoncer à l’humanité la bonne nouvelle a transformé en cochons les enfants qu’une mère juive lui cachait. Si les juifs se méfient de cet animal, c’est donc par crainte de se manger eux-mêmes et si les chrétiens se méfient de ces derniers, c’est en faisant passer le cochon de leur côté, cet animal si proche que l’on risquerait bien de finir un jour comme lui, découpé pour être mangé(6).
Le cannibalisme accompagne donc comme une ombre le cochon, tandis que le porc devient l’allégorie d’une critique de l’abêtissement des sociétés qui vendent à la découpe la démocratie comme s’il s’agissait d’en faire du jambon. Le philosophe et mathématicien Gilles Châtelet aura ainsi continué à brocarder ce que fit en son temps Pasolini, tout en marquant d’emblée, dans son « avertissement » à son tout dernier livre, Vivre et penser comme des porcs, publié un an avant son suicide : « Qu’il soit d’abord bien entendu que je n’ai rien contre le cochon – cette "bête singulière" au groin subtil, en tout cas beaucoup plus raffinée que nous en matière de toucher et d’odorat. Mais qu’il soit bien entendu aussi : je hais la goinfrerie sucrée et la tartufferie humanitaire de ceux que nos amis anglo-saxons appellent la "formal urban middle-class" de l’ère postindustrielle »(7).
À relire ces deux livres, on en déduirait deux ou trois choses à propos du film de Pasolini : l’antisémitisme nazi a pour délirant noyau conjuratoire, hérité de l’antijudaïsme chrétien, la « cochonnerie » de l’hétérogénéité juive, quand le nouvel ordre libéral qui s’est constitué après lui voudrait séparer le lard du cochon de ses exceptions par crainte inavoué d’un auto-cannibalisme(8).
Dans Porcherie, l’équivalence des porcs et des juifs fait entendre dans la bouche allemande, aujourd’hui libérale et hier nazie, l’horreur qui fait fulminer Vulcain planqué dans l’Etna. Janus a deux visages pour rappeler aussi au libéralisme, néo ou non, qu’il n’est pas hétérogène au nazisme(9).
Parallèles et paraphilies (sacer et sacré)
Avec Porcherie, Pasolini joue donc des barres parallèles, autant que des paraphilies : l’ancien et le nouveau, l’anthropophagie et la zoophilie, les chiens errants et les porcs d’industrie, les barbaries d’hier et celles d’aujourd’hui, les premières grossières, les secondes subtiles. Dans un récit, les mots sont rares, le désert est un dehors sans limite, et la révolte est grande, orgueilleuse ; dans l’autre, les paroles abondent et l’ironie triomphe dans les salons. D’un récit l’autre, il y a bien transsubstantiation de sa matière, mais c’est pour prendre acte aussi que le transsubstantiation est un dispositif chrétien qui, définitivement, ne fonctionne plus. Un juridisme plus ancien l’aurait donc mangé tout cru, ce volcan que l’on croyait éteint et dont la gueule continuerait autrement d’exhaler en fumerolles son haleine méphitique. La sainteté ne protège plus, elle-même déjetée, vouée à l’ordure. À la place, le sacré qui est partout est en réalité parfaitement divisé : avec le legs persistant du droit romain (l’homo sacer étudié plus tard par Giorgio Agamben, déchu de tout droit civique comme de toute mort rituelle)(10) et celui du sacrifice (qui est une cérémonie d’offrande aux dieux). Médée (1970) en parachèvera l’obsédante idée quand la prêtresse passe par amour pour cet aventurier bourgeois qu’est Jason de la pratique rituelle du sacrifice à l’assassinat de leurs enfants par jalousie. Il y aurait ainsi dans tout infanticide la profanation refoulée d’une antiquité sacrificielle.
Le mutique des âges barbares rêve de sainteté mais il finit avec ses comparses en viande pour chiens errants, oublié de tous, chié par l’Histoire, rêvé peut-être par son double des temps modernes quand il est le sujet d’un épisode de catatonie, en partageant alors le même fantasme de sainteté avec lui. Si la sanctification advient, c’est du film seulement mais ce serait trop simple, facile, bêtement évident.
La paraphilie serait dès lors la réponse à deux moments distants de l’histoire, préhistoire para-médiévale et modernité impuissante à dépasser l’événement Auschwitz, donné par deux garçons désireux de renouer avec la puissance transgressive du sacré, contre les gardiens de l’homo sacer que seraient leurs pères. Œdipe Roi (1967) insiste, on n’en sort pas. L’anthropophagie et la zoophilie représenteraient donc les deux faces d’un furieux désir de sacré que convertit un ordre juridique romain dont a hérité le nazisme en ordures bonnes pour le ventre des bêtes. Sacraliser, c’est séparer quand profaner, c’est restituer à l’usage commun (Giorgio Agamben y a encore insisté, lui qui joua Luc dans L’Évangile selon Matthieu)(11). Pasolini a désiré la sainteté mais c’est le sacrifice qu’il a par son assassinat obtenu, le fantasme plus fort que tout désir. Et, ayant beaucoup profané, il aura été l’ange annonciateur de la bonne nouvelle (notre commune sainteté), que la mauvaise tragiquement déchire (on n’est sorti ni du sacer en nomos du droit occidental, ni du sacré auquel il faut sacrifier).
Le banquet pasolinien est enfin aussi celui de son initiateur qui fait des images pour assimiler symboliquement ses acteurs (Pierre Clémenti vu chez Luis Buñuel, Philippe Garrel et Bernardo Bertolucci ; Jean-Pierre Léaud et Anne Wiazemsky chez Jean-Luc Godard). Autrement que chez les Brésiliens, ainsi Oswald de Andrade et Eduardo Viveiros de Castro(12), l’œuvre de Pier Paolo Pasolini est porteuse d’une esthétique cannibale, redoublée d’une métaphysique vitaliste où la vie se mangerait sans produire plus aucun déchet. Aimer l’autre, c’est le manger en se mangeant soi-même. Marco Ferreri qui apparaît dans le film proposera à son tour quelques années plus tard d’autres agapes, celles de La Grande Bouffe (1973), ce beau banquet de l’amitié dont les profanations auront rappelé à ses spectateurs offusqués que leurs offuscations avaient pour fond la merde sacralisée.
Quand l’homme des âges barbares est arrêté, jugé et condamné à mort, il a pour seule parole, qu’il répétera quatre fois : « J’ai tué mon père, j’ai mangé de la chair humaine et je tremble de joie ». Il n’y a pas un seul plan ou cadre d’un film de Pier Paolo Pasolini qui ne témoigne pas de ces tremblements-là. Faire un film n’aura pas eu d’autre désir que celui du parricide et du cannibalisme.
Notes