« Police Story » : Jackie Chan face à la douleur
La douleur fait partie intégrante de la mythologie créée par Jackie Chan : il réalise ses cascades lui-même et se blesse régulièrement durant ce processus. Dans ce contexte, Police Story tient toutes ses promesses de spectacle mais le héros ne subira pas tout à fait ses douleurs de la manière attendue. Pour une fois, ses blessures ne se referment pas totalement, et ses plaies laissées ouvertes posent des questionnements stimulants.
« Police Story », un film de Jackie Chan (1985)
Une des singularités de Jackie Chan, dans le cercle des icônes du cinéma d’action mondial, se trouve probablement dans son rapport à la douleur : peu importe son niveau de virtuosité au combat, il prend toujours des coups et le spectateur a souvent mal pour lui. Les scènes alternent régulièrement entre les coups qu’il donne et ceux qu’il reçoit, les cascades spectaculaires et les douleurs occasionnées. Cette combinaison humanise son personnage tout en ajoutant de l’humour et de la légèreté aux séquences d’action(1). Cette douleur se retrouve également dans la mythologie que l’acteur a créée de manière extradiégétique : il réalise ses cascades lui-même, et s’est régulièrement blessé durant ce processus. Ces accidents de tournage se retrouvent souvent dans le générique de fin, comme pour authentifier la souffrance endurée par le héros. De là, se crée une promesse répétée de film en film : Jackie tombe, mais se relève toujours, il résiste aux forces du mal et reste, malgré toutes les douleurs, un « gentil » : une figure classique du héros qui ne tue pas, se bat surtout en légitime défense et avant tout pour protéger les innocents. Dans ce cadre, il est fort intéressant de revoir Police Story, qu’il réalise lui-même en 1985. Le film tient toutes ses promesses de spectacle, de cascades et de douleurs infligées au pauvre Jackie. Cependant, le héros ne subira pas tout à fait ses douleurs de la manière attendue. Pour une fois, ses blessures ne se referment pas totalement, et ses plaies ouvertes laissent entrer des questionnements stimulants.
Dans Police Story, Jackie Chan incarne le policier Ka Kui, confronté à un groupe criminel qui va lui en faire voir de toutes les couleurs. Le film, sous des allures de comédie d’action spectaculaire, révèle alors un récit de déconstruction d’une certaine mythologie du métier de policier. Dans cette perspective, le long-métrage de 1985 semble prolonger un certain héritage du film noir et des récits policiers du Nouvel Hollywood (Dirty Harry de Don Siegel ou The Offence de Sydney Lumet) ou encore de classiques comme Chien Enragé d’Akira Kurosawa, auquel il emprunte peut-être l’idée du policier souffrant d’assister à un meurtre commis avec sa propre arme qui lui a été subtilisée. Comme ses prédécesseurs, Ka Kui voit ses espérances d’héroïsme et de justice broyées par une réalité brutale, affrontant ensuite la solitude et l’attirance des forces du mal. Ce conflit, dans les films cités, est souvent incarné par une dualité entre le policier et le criminel qui, tels Harry et Scorpio, deviennent les deux faces d’une même pièce. Police Story prend ici un autre chemin. L’antagoniste du film, le criminel Chu Tu, se révèle assez peu caractérisé, et n’est menaçant qu’en tant que dominant d'un système corrompu. Il sera d’ailleurs vite écarté dans le deuxième volet de Police Story, remplacé par d’autres figures antagonistes. Le film reste plutôt centralisé sur la figure de son protagoniste principal et sur les douleurs qu’il subit.
Coups au corps, douleur dans l’âme
Police Story respecte totalement sa promesse : Jackie Chan va une fois de plus repousser les limites de la douleur. Le héros va, entre autres, tomber du haut d’un bus à deux étages à pleine vitesse, être percuté par une voiture ou bien sûr se lancer du haut d’un poteau électrique pour descendre plusieurs étages d’un centre commercial. Une séquence qui deviendra iconique parce que le comédien s’y est brûlé les mains et le visage. La cascade, par ailleurs, est montrée trois fois d’affilée, sous trois points de vue différents, ce qui paraît redondant d’un strict point de vue narratif, ne s’expliquant que par la volonté d’authentifier la virtuosité du cascadeur Jackie Chan(2). De plus, la douleur infligée au personnage se voit également, comme souvent, désamorcée par l’aspect humoristique du film. Police Story offre notamment une longue séquence comique où Ka Kui fait semblant de se battre avec un cambrioleur (se révélant être son complice) pour effrayer le témoin qu’il est forcé de protéger.
Toute cette mise en scène et ce décalage vont cependant laisser s’entrouvrir une brèche, une douleur inattendue et viscérale. Il s’agit de la séquence où Ka Kui, victime d’un coup monté, est désigné comme le suspect principal d’un meurtre, et prend son supérieur en otage afin de s’échapper du commissariat. Le héros frappe le collègue qui tente de lui passer les menottes, puis tient son supérieur en joue avec son arme (celle-là même utilisée pour le meurtre) et explose de colère. Il crie sa rage de se voir humilié par la hiérarchie tandis que les haut placés profitent de leurs privilèges, mais semble surtout dépassé par ce qui se passe en lui, capable peut-être de vraiment appuyer sur la gâchette s’il le faut. Il parvient ensuite à quitter le commissariat et retrouve alors un peu de sérénité, prêt à entamer la dernière partie du film et sa scène d’action finale. Mais la douleur qu’il vient d’expérimenter hantera tout le reste du récit.
Du faux vers le vrai
En effet, la douleur exprimée par Jackie Chan à ce moment-là paraît bien plus intense que tous les coups et toutes les chutes qu’il subit par ailleurs. Cette séquence forte fait s’exprimer viscéralement le corps du personnage : tout commence par un coup de poing qui part comme un réflexe, avant que l’explosion ne se traduise en mots. La colère se lit ensuite autant dans les paroles lancées que dans le corps bouillonnant et le visage en feu du héros. La douleur semble avoir circulé : tous les coups encaissés par ce corps endolori rejaillissent maintenant dans l’autre sens. Son commissariat est devenu la capitale de sa douleur.
Cette explosion se combine à un basculement au niveau thématique. Une bascule, classique, du héros poussé à bout qui décide de ne plus suivre les ordres, affrontant sa part d’ombre. De manière plus intéressante, la rupture se fait également sur une thématique du faux vers le vrai. De fait, dans la première moitié de Police Story, tout le monde joue un rôle et le réel est toujours mis en scène. Lors du procès, les gangsters et leur avocat trompent la justice en manipulant les faits, la femme qui devait témoigner ayant joué la comédie pour que l’enregistrement fasse croire à l’audience que Ka Kui la harcelait ; ce dernier met lui aussi en scène une fausse attaque et simule un combat avec un cambrioleur complice pour se dérober de sa mission de protection. Dans cette perspective, l’explosion colérique du héros se lit aussi comme une explosion de vérité contre ce monde où le vrai est sans cesse occulté derrière le système corrompu, les mises en scène et manipulations des hommes au pouvoir, les hiérarchies où les puissants vivent à l’écart du monde. Il s’agit du moment où Ka Kui, qui prenait part à ce jeu du faux, ne peut plus accepter de jouer un rôle et doit faire éclater sa vérité, au prix de toutes les douleurs que cela puisse engendrer. Un passage qui semble naître d’une révolte du corps blessé, qui ne peut plus qu’affirmer la vérité de ses douleurs.
Miroir brisé
Reste la séquence d’action finale, chaotique, au centre commercial, marquée par d’innombrables verres brisés, comme autant d’écrans entre l’homme et le réel qui volent en éclats. Le dernier plan peut paraître ambigu d’un point de vue moral. Certes, Ka Kui / Jackie Chan frappe son antagoniste laissé sans défense, avec l’approbation de ses supérieurs. Pourtant, en s’arrêtant sur le corps en fureur du héros en plein mouvement d’agression, le film reste surtout à hauteur du personnage, montrant un homme qui semble souffrir autant que celui qui est en train de recevoir ses coups. Le véritable antagoniste n’est pas Chu Tu l’individu qui serait son double inversé, mais lui-même. Si les vitres qu’il brise en descendant du poteau font tellement mal, c’est peut-être parce que, quelque part, il choisit de s’infliger cette violence, dominé par de nouvelles pulsions autodestructrices. Pour le policier Ka Kui comme pour le personnage-mythe Jackie Chan, l’adversaire le plus dangereux et le combat le plus douloureux semblent être ceux face à son reflet (brisé) dans le miroir.
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- Thibaut Grégoire, « « Rambo - Last Blood : La fin de l’homme qui ne voulait pas mourir », Le Rayon Vert, 26 septembre 2019.
Notes