« Planque ordinaire » d'Emmanuel Gomes de Araujo : Métaphysique de la police
Au scénario, Bob H. B. El Khayrat, à la réalisation, Emmanuel Gomes de Araujo. À l'arrivée, prochainement diffusé sur OCS, en compétition au Festival International du Film Indépendant de Marseille (SMR13), un court-métrage, Planque ordinaire, qui en dit long sur le cinéma comme sur ce qui fait cité, soit le genre policier, le banlieue-film, l'action policière, le visage de quelques jeunes de banlieue, la société : le monde entier contenu dans un grain de silice, un météore qui fracasse le plan stellaire. En voici les retombées, quelques particules de poussières éclairées par sa lumière.
« Planque ordinaire », un film d'Emmanuel Gomes de Araujo (2024)
Planque ordinaire est un court-métrage extraordinaire. Malgré une logique d'enfermement induite par son titre, d'emblée il fracture toutes les portes d'entrée possibles. Il faudra bien les prendre toutes pour se retrouver dans ce dédale où un criminel en puissance comme en acte va commettre l'irréparable, assassiner une jeune fille, sacrifier la possibilité d'un monde à venir.
Premier fracas, Planque ordinaire déjoue les attentes : une planque policière, aussi quotidienne et répétitive soit-elle, est une technique policière extraordinaire où il s'agit de suivre, à son insu, un ou des individus, dans le but soit de faire du renseignement, soit une opération de saisie comme d'intervention, prendre sur le fait accompli. Dans Planque ordinaire, trois flics opèrent sous-marinement, deux d'entre eux depuis leur camionnette (Marco et Tony), l'autre à l'extérieur (Sonia), dans une cité-dortoir. L'objectif, faire cesser un trafic de stupéfiants. Leur cible, un groupe de jeunes banlieusards. Le fracas, l'extraordinaire devenu ordinaire. Ou comment l'exceptionnel va produire un effet de contagion, une déflagration des espaces et temporalités par accumulation et concentration de l'énergie contenue à l'intérieur de la planque, dans une chaleur de resserre, une poche de gaz prête à exploser, échappée au dehors jusqu'au point d'éruption, lorsque les flics quittent la planque. À l'instant de restaurer l'ordre, une fois dehors, la police le perturbe, comme si son action ne pouvait jamais que contaminer ce qu'elle approchait. Elle devient ainsi l'agent complice, pathogène et disséminant de ce qu'elle combattait, les espaces intermédiaires et interlopes devenant la norme. Séditieuse, elle travaille alors à sa propre subversion, comme l'étoile d'un flic serait jetée par l'inspecteur Callahan à la face du monde.
Deuxième fracas, cette déperdition de l'action policière sous forme de désaction est rendue par le son, dont les vibrations ébranleront bientôt tout un univers. Quand la planque exige discrétion, le silence avant le coup de main, les trois agents de l'ordre sont sans cesse travaillés par le désordre, un mauvais signal sonore donné d'emblée, le talkie-walkie de l'un des flics grésillant, sans possibilité de modifier le son, une impuissance à s'aligner sur lui, comme si chacun était empêché de se régler sur le pas du monde. Tout du long, les flics, bien plutôt que de produire un réagencement de l'ordre, façonnent du désordre : au silence exigé par la planque, ils substituent le bruit de la conversation. Ils parlent sans cesse, jusqu'à faire déparler l'objet de leur enquête. Quand Marco raconte par le menu sa soirée amoureuse de la veille, ses histoires d'A., que Tony lui répond, d'abord dans la camionnette de la planque, puis par micro et talkie-walkie interposés, Sonia prend part à la discussion, pour être ensuite perturbée par sa fille au téléphone qui l'implore de rentrer tard le soir au domicile familial. Les informations que doivent recueillir les flics sur les jeunes trafiquants de drogue sont imperturbablement contrariées et travaillées par un ensemble d'informations exogènes, qui conspirent sans cesse contre eux. L'information sur les jeunes est sans cesse parasitée par des bruits périphériques, qui nuisent à la compréhension du monde, comme un effet CNews, marteau abrutissant son époque. Leurs discussions produisent un surcroît de renseignements sur chacun, un flux continu duquel il n'est plus possible de distinguer entre l'utile (le trafic de drogue/le crime à venir) et l'accessoire (l'intime), la Conversation secrète d'un Francis Ford Coppola en contexte banlieusard. La police devient une force contaminée contaminante. De nouveau, l'ordinaire ensauvagé par l'extraordinaire. Une souillure qui va rendre le monde illisible, leur action dommageable irréversible.
Troisième fracas, Planque ordinaire rend la toute-puissance policière à l'impuissance. Il nous chuchote même davantage à qui saurait l'entendre : sa toute-puissance confine à l'impuissance. Tandis qu'il s'agissait de lutter contre la criminalité ambiante au sein d'un quartier populaire, la véritable forfaiture se produira sous leurs yeux omniscients, leurs oreilles infaillibles. Un homme, visage nu, commettra bientôt un crime sur une jeune adolescente, sœur du chef des trafiquants. Malgré tous les moyens matériels et techniques à sa disposition – tasers, armes à feu ; objets sonores et visuels – , la police est dépolicée. Incapable d'interpeller l'homme qui a agi le plus tranquillement du monde : à son déplacement programmatique pour avoir prémédité son crime, son calme, s'oppose la vaine agitation policière, qui vont, qui viennent, mais pour aller vers où ?
Planque ordinaire nous confie encore autre chose sur l'action policière, qui le rend précieux. Par nature, la police assurerait le gouvernement des hommes et des choses. Elle veillerait au bon ordre. Une représentation toute traditionnelle de son action. En vérité, par fonction, la police fait bien davantage. Elle a la capacité de constituer la réalité comme objet d’une rationalité gouvernementale. Par son travail de terrain, d'observation, elle justifie et légitime des politiques publiques sécuritaires. Elle fait image. Planque ordinaire en déjoue comme il en dénoue les conditions de possibilité. Dans le film, toute source d'information produit de la désinformation. Planquée, la police est logée, mise à découvert. Elle apparaît dans sa vérité nue. Le plus invisible – la police – devient visible, quand le plus visible s'invisibilise, le criminel qui, plutôt que de se cacher, s'affiche grandeur nature, au vu et su de tous. Le maître des images – la police – commet un iconocide : par son action, il tue toute forme de représentation fidèle de son environnement, soit de la société dans son ensemble. La police devient aveugle au monde dans Planque ordinaire, en dérive, capitaine sans cap ni boussole, prise dans le flux et le reflux des informations qui, par vagues successives, fracassent son beau navire immobile.
Quatrième fracas, par sa mise en scène, Planque ordinaire déjoue la logique du film policier. On pourrait le voir tout du côté des obsessions de palmiennes. Il produit plutôt un anti-Cité sans voiles (1948). Dans le film de Jules Dassin, la mise en scène de la ville produisait une logique d'enfermement. Les lignes des bâtiments, des rues, quadrillaient l'espace. Un effet carcéral duquel nul ne pouvait espérer s'échapper, y compris par les toits, un ratissage de toute forme de vie humaine. Lorsque Planque ordinaire s'ouvre, déjà le ciel et l'eau sont mangés par le béton, qui gagnera tout l'espace par effet de contagion. Un sentiment d'encerclement se produit comme dans le film de Jules Dassin. Comment un criminel pourrait-il alors en réchapper quand la police, de surcroît, se trouve sur les lieux mêmes de son forfait, ce qui se produira pourtant ? La force du film est de déplacer la logique du Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux dans une prison à ciel ouvert – cité, sous-sol du parking, lieu du crime. Quand, dans le roman, l'enquêteur se demande comment le meurtrier a-t-il pu sortir de la chambre jaune qui était fermée de l'intérieur, Planque ordinaire pose la question de savoir comment le criminel pourrait-il s'échapper d'un univers cerclé de béton comme par la police, sans issue favorable pour lui ?
L'énigme en chambre close se transmue en énigme de l'enclos dans un monde a priori ouvert, ou comment la cité devient autant un signe de l'enfermement des jeunes comme de la cécité d'une société dans son ensemble à leur endroit : si les lignes de fuite barrent l'horizon dans Planque ordinaire, le cadre où elles sont prises ne les rend jamais droites, comme ce centre commercial – Joli Mai, un nom pour seule verdure – dont l'horizontalité de l'alignement est défait, structure désaligné, penchée, qui rend l'environnement instable autour des personnages du film, s'opposant à leur verticalité. Un monde sens dessus dessous, bas et haut intervertis, sans plus de tête ni de pieds, sans plus de corps même, cette jeune fille assassinée. Comment la police ne parvient-elle pas, dès lors, à la protéger quand le criminel offre pourtant son visage à chacun comme sa culpabilité ? Car tout plaide à la faute chez lui, les jeunes ne se méprenant pas sur l'intrus : Wanted, lui-même désigne l'endroit où il s'agirait de l'enfermer, se place délibérément dans la cache de la cache, l'ascenseur de l'immeuble en guise de cellule, pour y trouver sa prochaine victime. Il en sortira malgré tout libre quand le sous-sol de l'immeuble le dégueulera, ventre de la bête immonde, toutes entrailles ouvertes.
Cinquième fracas, de façon silencieuse mais tectonique, Planque ordinaire produit un nouvel effet de déplacement. Le « banlieue-film » y est abordé par un autre versant, quand trop souvent ce genre reste collé à ses clichés, pour ne proposer qu'une version remâchée de jeunes sur le visage duquel se lit un dol permanent. Paradoxalement, à se concentrer principalement sur de jeunes dealers, Planque ordinaire n'en reconduit pas au principe. Quand le spectateur pourrait simplement coller à son doigt, Emmanuel Gomes de Araujo/Bob H. B. El Khayrat leur montrent la lune. La véritable échappée du film se loge en cet endroit. Le trafic des stupéfiants n'est pas un problème à résoudre mais à dissoudre. La puissance de Planque ordinaire n'est pas de nier une situation, mais de la tourner à l'avantage du groupe des jeunes habitants du quartier. Comme au judo, le film utilise la force de son adversaire – celle du cliché – pour la lui retourner. Délinquants, les jeunes changent de figure. Apaches, ils se muent enquêteurs. Voyous, ils se métamorphosent flics. Planqués eux aussi, mais à l'air libre, ils découvrent le crime comme le criminel que la police ne saura jamais appréhender. Planque ordinaire commute les regards. Il nettoie les yeux, le désembue pour le débourber de tout ce qui l'encombrait. Il se défait des essentialismes et leurs moulins, offre un visage mosaïque des jeunes de banlieue, empêchant de le subsumer comme de le liquéfier sous une seule catégorie nécrosante, sans jamais avoir besoin de discourir, par la seule grâce de l'image et l'action reconduite de son scenario.
Sixième fracas, Planque ordinaire lit le présent pour déminer le futur. Il ne nourrit pas la bête, il la met à la diète. En surface, il propose un film de genre, qui mérite tous les égards. En profondeur, un policier métaphysique, auquel il faut rendre tous les honneurs.
S'il n'y a pas absence de crime et de coupable dans le film, l’enquête tourne pourtant à la quête sans possibilité de fin, le manque de sens des indices et la confusion entre les entités de victime, coupable et enquêteur. Qui la victime, qui le coupable : cette jeune femme, suppliciée, sans aucun doute possible une figure martyre, violée, assassinée ? Son frère, victime collatérale par chagrin, autant condamnable pour se livrer aux basses œuvres des désargentés ? Les jeunes du quartier, également blâmables, victimes périphériques aussi, quand ils sont tout autant gendarmes du monde, tout à la gloire de la police pour remplir son office, faire son travail à sa place ? La police, enquêtrice sans doute, comme elle est responsable honteuse et victime de n'avoir pas su interpeller l'homme, s'être trompée de cible ? Quant à ce criminel, ne serait-il pas autant fin limier, flic en puissance, prospecteur malavisé, la face nocturne de l'utilisation des compétences policières, qui semble connaître parfaitement les lieux, n'ignore ni les points d'entrée ni de fuite, le véritable planqué ? Qui donc, alors, les véritables criminels : les jeunes de cité, traficotant ? Ces flics, incapables d'arrêter le malin ? La société tout entière, de les avoir parasités de leurs demandes sécuritaires ? Cet homme, finalement, quasi-mutique, expression de l'ensilencement du monde face à ses responsabilités, le crime dans le crime ? Planque ordinaire devient l'énigme. Il est tout entier contenu dans sa capacité à répondre à une question par une autre question, à transformer le récit en une boucle narrative fatale qui, invariablement, conduit chacun à sa propre perte.
Planque ordinaire produit alors un détournement subversif des personnages, de la causalité, d’une rationalité cartésienne, de la notion de vérité et d’identité comme des éléments du genre policier traditionnel comme l’énigme, l’investigation et la résolution cathartique. Dans le film, le trafic des stupéfiants est un élément déclencheur : mais où commence et comment termine ce trafic, qui semble organiser à partir d'un pouvoir sans tête, comme cet homme dont la corporéité comme la présence sont éminemment fantastiques ? Le crime des jeunes n'est donc que le double, une copie, un simple exemplaire d’un événement dont l’original et la clef sont ailleurs. Quand la logique de la dope est circulatoire, où commence l'origine de ce crime étêté, quand s'achèvera-t-il ? De la même façon, les indices sont des reflets, des ombres, des fantômes comme cet homme mystérieux semble soumis à la seule force gouvernant notre réalité : le hasard. C’est ainsi que l’arbitraire, l’absurde, voire le grotesque, sont autant d’éléments qui pervertissent l'action de la police jusqu'à rendre son identité insaisissable : comme les jeunes du quartier, elle devient aussi un « Banni de l'Univers », ce proscrit dont parlait Nathaniel Hawthorne dans son roman Wakefield.
Plutôt que de proposer le retour à l’ordre rationnel artificiellement recréé par la méthode de ratiocination de l'enquête policière, Planque ordinaire choisit finalement la perfection de la non-solution. Il rend le monde à son mystère indéchiffrable, à la hauteur du scandale du crime commis par cet homme. Planque ordinaire devient ainsi plus proche de la réalité et de son manque inhérent de sens et de cohérence. Il n'ignore pas que les véritables questions ne s'épuiseront jamais dans les réponses. L'enquête devient ainsi une quête sur le sens comme sur les conditions de possibilité du vivre ensemble.
Ultime fracas, la métaphysique de Planque ordinaire redevient microphysique, pour retourner au grain de la terre, earth to earth, ashes to ashes, dust to dust. Le film nous regarde. Il parle de nous. Comme l'haruspice, il nous sort ventre à l'air les entrailles pour y deviner sous le tracé des boyaux notre condition comme son avenir. Au fond, la police, dans le film, ne peut admettre l’existence de bruits, du bourdonnement du multiple, médiatisés par ce grésillement de la radio de l'un des flics : elle doit capturer ce bruissement, le segmenter en images acoustiques nettes et précises, l’articuler en signifiants codifiés, les maîtriser parfaitement pour devenir les armes de son pouvoir. Elle cherche à prendre possession du monde par le biais sonore et langagier, comme si la langue et le son établissaient un poing et que le monde y fût pris.
Le langage comme écran, ce langage si présent dans le film, devient pourtant paradoxalement un masque acoustique, superposé à ce qui se transforme et se disperse, c'est-à-dire la vie, à laquelle se confronte la police une fois sortie de l'habitacle de sa planque. Cette rigidité de la planque n’exprime pas, mais au contraire déforme la mobilité de la vie sociale. Ce délire est glacial, parce qu’il ne découle pas d’une crise de la raison, mais au contraire de sa présence exorbitante : c’est le délire de la raison politique, à travers sa logique sécuritaire, incarnée par l'action policière dans sa droite (dé-)raison.
La police, finalement, n'est qu'une métonymie, un prolongement du corps social dans Planque ordinaire, son bras armé, qu'elle exprime. Elle essaie d’éliminer le monde et de se réfugier dans l’espace raréfié et abstrait de sa planque, comme une société voudrait se protéger des « autres », incarnés à l'écran par ces jeunes de banlieue, où elle rêve de pouvoir se déployer sans risque. La police se délimite ainsi et se circonscrit dans sa planque, s’entoure de murs en une défense identitaire et létale, ce moment où Planque ordinaire est à l'heure de son époque, pour témoigner, aussi, peut-être, de sa pente outrancière, sa dérive droitière. Cette défense, dont le mouvement semble quasi général en Europe et ailleurs aujourd'hui, équivaut à une autodestruction, cette jeune fille mortifiée, ce criminel aux apparats de policier, comme s'il naissait de leur ventre, une excroissance délirante et exorbitante du tout contrôle social : à force de vouloir s'immuniser de tout dehors, cette société risque de devenir comme la muraille de Chine qui, selon Élias Canetti, finit par étouffer entre ses pierres l’empire qu’elle voulait défendre des barbares, qui est finalement absorbé par la muraille, enseveli sous la muraille, réduit à n’être que muraille. Prêtez l'oreille. Quelque part, un autre enfant se meurt, peut-être, déjà, sous ses décombres. Qui pourra seulement entendre son appel au secours depuis ce lieu où il parle devant l'abîme où nous sommes avec l'abîme que nous sommes ?