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Kathleen Turner avec sa couronne au bal de fin d'année dans Peggy Sue s'est mariée
Rayon vert

« Peggy Sue s'est mariée » de Francis Ford Coppola : Les illusions perdues

David Fonseca
S'il était possible, referait-on sa vie ? Effacerions-nous nos erreurs pour se rendre un peu plus digne de cette blessure d'où l'on vient ? En 1986, Francis Ford Coppola envoie Peggy Sue dans le passé pour tenter de nous apporter une réponse. Même dans le pire, même dans l'infamie, Peggy Sue récidiverait, reconduirait sa vie dans une philosophie paradoxale du renoncement qui s'apparente au soulèvement, et ne se mesure pas, une victoire remportée dans la défaite qui provoquerait non pas le désespoir mais une joie tragique.
David Fonseca

« Peggy Sue s'est mariée », un film de Francis Ford Coppola (1986)

Peggy Sue s'est mariée raconte l'histoire d'un film dont personne ne voulait. L'histoire d'un vide que Francis Ford Coppola ne pouvait pas faire autrement que combler après la banqueroute de sa maison de production, Zoetrope. Cinéaste identifié star des années 70 pour y avoir produit ses plus grands chefs-d’œuvre, Coppola y enchaîne deux Parrain, Apocalypse Now et Conversation secrète. Une notoriété critique et publique sur une même tête, après avoir reçu deux palmes d'or surmontées de deux oscars pour la mise en scène. Par l'effet de sa grâce encore, le Nouvel Hollywood, pour grande partie, mettra le pied à l'étrier. Au sens propre, Coppola devient le parrain pour toute une génération de cinéastes, comme Brian De Palma ou Martin Scorsese, lorsqu'il entend braquer l'industrie, se rebeller contre Hollywood, posséder ses propres studios comme sa maison de production (fondée avec Georges Lucas).

Mais quand Apocalypse Now aurait pu être son Sorcerer, pour en avoir toutes les caractéristiques, ce moment où les cinéastes vont à l'impossible auquel nul n'est tenu, confronter leur démiurgie à la chose la plus indomptable du monde – la jungle – , le sort en décidera autrement. À vivre sur des arêtes vives, il se reportera sur une autre crête, Coup de Coeur, ce drame en chambre filmé avec les moyens d'une épopée technologique wagnerienne, genre dans lequel la critique a trop souvent tendance à enfermer Coppola pour n'avoir gardé dans les yeux que le feu d'Apocalypse Now comme le faste des deux premiers Parrains. Comme nombre de ses autres camarades, portés par leur propre démesure, Coppola chute. Ce sera New-York, New-York pour Scorsese, 1941 pour Spielberg, La Porte du paradis ciminienne. Coup de Cœur, One from the Heart, en 1982, pour Coppola, sera son glas. Ce qui devait être l'aboutissement de son cinéma sera sa fin (provisoire), dans un mélo hollywoodien classique, une trame mise en échec par un choix esthétique, une forme vidéo avec décors grandioses à l'appui dépassant largement le budget promis.

Dans les années 80, Coppola ne peut plus faire autrement, il éteint la flamme, réalise un cinéma à rebours, par choix et contrainte, plus restreint dans son ambition romanesque apparente. Des drames intimistes, non épiques, passablement tournés vers le passé, son passé, sa propre jeunesse, que ce soit dans Rusty James et Outsiders sur les bandes de jeunes, Cotton Club pour revenir à une certaine forme du cinéma des années 30, puis, bond dans le temps, les années 60, avec Peggy Sue s'est mariée puis Jardins de Pierre qui retravaillera la question du deuil et de la guerre du Vietnam. Un cinéma non pas passéiste mais tourné vers le passé afin de penser/panser ses propres échecs. Sans doute est-ce pourquoi ce cinéma est moins cartographié dans l'imaginaire cinéphile pour ne pas correspondre au personnage Coppola que certains se sont faits. Pourtant, cette décennie fait sens pour imager la diversité des thèmes et genres coppoliens.

Peggy Sue s'est mariée est donc l'histoire d'un cinéaste qui, au firmament durant les années 70, connaît le déshonneur. Il sera le troisième choix du producteur Paul R. Gurian, après que Jonathan Demme et Penny Marshall se soient défaussés. Peggy Sue s'est mariée est ainsi, avant même la première image, l'histoire d'un film qui patine, quand son actrice principale, Debra Winger, doit encore renoncer à tenir son rôle pour un grave problème de santé. Kathleen Turner, en serial actrice, y pourvoira.

Autant de désaffections ne pouvaient pourtant pas mieux servir le propos du film, pour raconter l'histoire d'un renoncement : cette vie, celle de Peggy Sue, femme mariée trompée par son mari, vaut-elle vraiment la peine d'être vécue ? Ne vaudrait-il pas mieux y renoncer plutôt que d'avoir abdiqué : s'offrir une seconde chance, tout recommencer, effacer sa dette, se refaire comme au casino, s'il était possible ? En attendant, Peggy Sue se refait une beauté comme il faudrait apprêter sa vie autrement. Devant le miroir de cette coiffeuse, elle se prépare pour aller au bal des anciens élèves de son lycée, vingt-cinq ans après. Ce miroir sous forme d'écran, pourra-t-elle simplement le traverser ? N'est pas Alice qui veut. Son miroir, fait du tain de la nécessité, lui fait voir la vérité en face : dès l'entame du film, cette boîte à images ouvre sur une autre boîte, un écran de télévision, pour apercevoir l'infâme, son mari, Charlie Bodell (Nicolas Cage), cet être de désaffection, dans une publicité pour la Hi-Fi, lui qui quelques années auparavant se rêvait rock-star, qui n'est même pas devenue « chanteur pour femmes finissantes » (Brel) mais homme-sandwich pour dames languissantes.

L'image devrait s'arrêter net. Pour mettre un terme à ce flux tendu, Peggy Sue ferme les yeux. Mais le miroir était une rampe de lancement : la vérité d'une image, chez Coppola, ouvre sur une autre image pour révéler chacun de ses mensonges. Peggy Sue ne peut pas faire autrement qu'être hantée par l'image de son mari devenu place publique, une putain de la télé, un raté qui, d'autant plus, l'a décoiffé, blousé avec une autre. Peggy Sue sera-t-elle l'avalée des avalées, la page blanche où rien d'autre ne pourra s'inventer ? Il semble ne plus y avoir de devenir dans sa vie, car le sens y est saturé. Plus aucun grand dessein à l’œuvre possible. Une existence faite de circularité harassante et monotone : tout paraît recommencer toujours et de la même façon dans la vie de Peggy Sue. Le point de départ et le point d’arrivée se touchent comme le miroir lui renvoie à la figure l'image défigurée de sa réalité, façonnant son histoire en une boucle qui revient sans cesse sur elle-même. Une vie spiralaire, le quotidien de l'enfer.

Alors il faudrait pleurer. Peggy Sue ne pleure pas. Apatride de ses larmes, il va lui falloir commencer la journée par cette incapacité, cette commotion du quotidien, l'impossibilité d'y aller. Se rendre à ce bal, malgré tout. C'est qu'elle veut être un peu plus qu'une image, n'avoir pas l'épaisseur de l'immatérialité d'un songe. Peggy Sue veut être vraie, dans le vrai. Alors elle va se plafonner son histoire, faire un voyage dans le temps pour se nettoyer le regard. Se désembuer. Pour se redonner le regard d'or des débuts ? Faire acte de souveraineté ? S'exproprier plutôt de toutes les formes de velléités, renoncer aux pouvoirs de l'enchantement du rêve américain, ne plus croire à la seconde chance. Grandir. Lucidement.

Pourtant, cette seule image de son mari suffirait à prendre la fuite. Peggy Sue y voit au contraire de la suite. Il faut toujours commencer par le difficile si l'on ne veut pas se raconter des histoires. Il lui faut alors de toute nécessité retourner dans cette béance, la gueule ouverte de son histoire qui l'a tout entière déglutie, s'offrir ce gouffre, ce qu'elle a de plus profond en soi. Commencer par les blancs de son récit, ceux que l'on cache. Faire tout l'inverse de ce qui se fait habituellement quand un homme rencontre une femme, une femme un homme, commencer par les plumes. Mais Peggy Sue ne veut rien (se) dissimuler. Son histoire le lui intime. Elle veut s'envoyer des nouvelles depuis son passé. S'adresser cette faillite qui porte peut-être dans le même temps une possibilité, son île.

Kathleen Turner lors du bal de fin d'année dans Peggy Sue s'est mariée
© TriStar - Rastar Pictures - Zoetrope Studios

D'emblée, derrière cette œuvre de commande, Coppola met en scène comme il documentarise son cinéma. Il personnalise tout ce qu'il y a d'impersonnel dans le film par la scène d'ouverture, qui pose une question, essentielle, permettant de retravailler toute son œuvre : qu'est-ce qui se cache derrière toute forme de représentation ? La scène débute ainsi par un gros plan sur Nicolas Cage en train de jouer pour cette publicité quand la caméra recule peu à peu pour élargir le champ des représentations, permettre d'apercevoir toute la famille de Peggy Sue, jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse pour revivre sa vie qui était la sienne, sa relation avec Charlie, qui deviendra le père de ses enfants et son époux. Une scène métonymique. Quand le film se demande ce qui se cache derrière Peggy Sue – ses traumas –, si elle n'est pas en représentation permanente, ce qui se cache encore derrière ce passé, qui fait que son existence est morne au risque de la déliquescence dans les années 80, le miroir comme la télévision par lesquels s'ouvraient cette scène demandent autant ce qui se cache derrière Coppola : l'artiste, l'artisan ou celui qui accepte des commandes, un Yes Man ? Un plan vertigineux, pour rebondir sur la fin du film.

Alors il va falloir y aller à ce bal des faux-culs pour tenter d'apporter une réponse. Se coltiner son passé, dans une confrontation douloureuse. Se bagarrer avec les images des autres, leurs souvenirs qui ne sont pas nécessairement les siens. La mémoire est joueuse, comme ce miroir qui, voulant être fidèle est infidèle par nature, qui inverse la droite de la gauche, qui ne peut rien produire d'autre qu'une image de soi ressemblante-dissemblante, qui déjà ment. Peggy Sue se reconnaît-elle dans ce portrait ? La collusion produite par ce miroir, cette mise en situation de son passé dans son présent, de son présent dans son passé, provoque, comme toujours dans le cinéma coppolien, une conflagration des temporalités qui vont avoir raison de Peggy Sue, son corps devenant l'interface entre hier et aujourd'hui, une femme de 20 ans dans un corps de 40 puis, de 40 dans celui d'une jeune femme de 20 ans, ces 20 ans dont Paul Nizan disait qu'il ne laisserait personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. Peggy Sue est un corps-limite comme on serait au seuil d'une nouvelle vie. Mais le choc est frontal. La Belle rejoint son bois dormant. Peggy Sue s'évanouit, dans une version avariée du conte pour enfants, le temps d'un film, le temps d'une vie qu'un prince rebutant n'aura jamais pour tâche de ramener au souffle. Peggy Sue, endormie, sous respiration artificielle depuis trop longtemps, s'en chargera.

Pour le signifier, Coppola joue sur une mise en scène évidente. Paradoxalement, le vertigineux ne se situe pas dans le postulat fantastique de Peggy Sue s'est mariée, avec ce retour dans le temps, si fréquent à l'époque, Retour vers le Futur de Zemeckis en prime, pour sans cesse revenir à cet âge d'or supputé des années 60 aux USA. Après la mort de Kennedy, le président Johnson, une fois au pouvoir, crée le concept de Nouvelle Société, après La Nouvelle Frontière kennedyenne, qui est sans doute ce que l'Amérique considère avoir fait de plus grandiose. Cinématographiquement, le réactionnaire American Graffiti de Georges Lucas, en 1962, en sera la bande-annonce pour montrer une grande et belle Amérique – blanche, donc –, avant que la guerre du Vietnam brise son rêve. Déjà, pour les années 50, Grease battait la mesure pour une comédie musicale qui ne comptait aucun danseur noir. Un film qui segréguait dans une Amérique ségrégationniste.

Au contraire, Coppola, qui demeure un grand formaliste, montre que derrière ce petit film de commande, le grandiose se situe ailleurs que dans le retour au passé. Le montage, la photographie (avec Jordan Cronenweth, directeur photo de Blade Runner) sont le véritable vertige du film, qui passe d'abord par sa mise en scène, pour rendre fantastique l'ordinaire du cinéma, dans un film qui pourtant ne surdécoupe pas, laisse vivre les acteurs dans une échelle de plan qui refuse le plus souvent le gros plan. Un film à rebours de Captain Eo, toujours en 1986, son film sur Michael Jackson, où Coppola fait son maniériste, Georges Lucas version ratée, pour réaliser une même année deux films antipodes comme Peggy Sue est à l'autre bout de sa vie.

Mais si elle veut revivre une deuxième fois son âge d'or qui a été son adolescence, finalement, Peggy Sue se remarie en une version maussade de la comédie de remariage déjà vue chez Capra dans New York-Miami comme La Dame du Vendredi chez Hawks, dans les années 30/40. Mais quand dans la comédie du remariage demeure cette idée que quelque chose a été brisé (dans un couple), que le récit aura pour charge de réparer, en une sorte de retour à l'équilibre antérieur, étant entendu que cet état initial était bon, Peggy Sue s'est mariée déconstruit cette forme de conservatisme retrouvée dans Voyage à deux de Stanley Donen, dans une forme différente chez Kubrick en son Eyes Wide Shut. Contre toute attente, jamais elle ne fera de choix contraire à ceux qu'elle avait fait. Peggy Sue s'est mariée n'est pas le pendant de Retour vers le futur, en salles en 1985. On n'y refait pas le passé pour réparer ses erreurs. Projetée dans ce passé, Peggy Sue en devient la spectatrice pour se redécouvrir elle-même et accepter son présent. Comme souvent chez les réalisateurs démiurges, la question est de savoir comment le spectateur de son propre film va devenir le metteur en scène de sa vie. À l'instar de Michael Corleone dans Le Parrain, Peggy Sue en fait l'apprentissage.

Reste ce qui reste quand tout a été perdu à Peggy Sue, persévérer dans son être autant que Coppola assume ses choix et banqueroutes. Peggy Sue s'est mariée est son démenti. Coppola ne ferait rien autrement. Ce qui est paradoxal pour un cinéaste qui n'a pas cessé de retravailler ses films, dont on ne compte plus les ressorties du Parrain III, d'Apocalypse Now, comme les montages différents de Conversation secrète, Dracula, etc. Pourtant, dans un entretien récent aux Cahiers du cinéma, Coppola disait vouloir toujours expérimenter dans un genre d'art qui lui serait propre, afin de produire des styles sur lesquels nul ne pourrait apposer d'étiquettes.

Mais Peggy Sue s'est mariée, c'est le (John) Ford en Coppola, le Francis Ford de son cinéma : refaire ses films, les remonter, ce n'est pas tant pour repiquer la même chose que d'aller vers du nouveau, qui est de l'ancien chez lui, ce vieux projet de vingt-cinq ans, montré enfin récemment à Cannes, son projet faramineux, Megalopolis, image de toutes ses images, comme Le Parrain III avait déjà été fait uniquement pour des raisons financières : « Mon travail, mon œuvre, n'est peut-être qu'une série de prototypes dont on comprendra le sens dans une trentaine d'années, avec le recul. (…) Mais un jour, je serai enfin capable de réunir toutes les pièces, et d'obtenir une totalité »(1), disait-il ainsi au début des années 80.

Mais peut-être que par-delà un projet qui prenait forme depuis les années 70/80, dont Peggy Sue s'est mariée serait l'une des pièces, il faut comprendre autrement le remontage de ses films, comme une logique de dialectique, mais une dialectique particulière, une dialectique qui se nierait comme Peggy Sue s'entrave depuis ses chaînes : Coppola ne veut pas changer les choses (dans ses remontages, aucune nouvelle scène n'est tournée) tout comme Peggy Sue persiste dans sa vie au risque de la convulsion. Il s'agit d'assumer le temps qui passe, ce thème si présent chez Coppola.

Ce rapport au temps peut se deviner dans le montage parallèle du Parrain II, audacieux, qui n'est pas réalisé en miroir, pour dire classiquement qu'il y aurait un parallélisme entre passé/présent, comme le présent n'obéirait (faussement) qu'au passé dans Peggy Sue s'est mariée. Chez Coppola, chaque être est à la fois un vieillard et un enfant, un Jack en puissance. Le présent n'existe pas véritablement. Peggy Sue s'est mariée joue sur ce hiatus, une femme mûre coincée dans un corps juvénile et inversement. Le film capitalise peu sur le ressort burlesque de son scénario, contrairement à Big, cette avanie filmique avec Tom Hanks, en 1988 ou encore, dans le plus célèbre Retour Vers le Futur, qui surjoue cet anachronisme. Coppola délaisse cette facilité. L'intéressant est de procéder à un feuilletage temporel pour dire que l'âge de la jeunesse et de la sagesse cohabitent, comme le sourire peut être la pudeur de la tristesse.

La linéarité est toujours mise à mal chez Coppola. Passé, présent, futur, cohabitent de même que l'intime et l'impersonnel. Martin Sheen est une version plus jeune de Kurtz. Michael Corleone deviendra Vito, mais est déjà Vito en puissance, dès le premier parrain. Deux films, Apocalypse Now et Le Parrain où Coppola parle autant de lui comme de sa folie, son génie malin. Dracula, boursouflure pour un grand film sur le temps qui va, avec lequel tout s'en va, montre également le prince à travers les différents âges de sa vie, un seigneur qui n'est rien d'autre que la version fatiguée du jeune Jonathan Harker (Keanu Reeves), tout comme sa fiancée est le sosie de la femme suicidée du prince Vlad Dracul en 1492. Coppola est bien un cinéaste qui ne cessera pas de filmer des Homme sans Âge quand le (non-)choix de Peggy Sue se termine sur une énigme : est-elle finalement nostalgique ou mélancolique de ce temps qui a passé ? Tragique plutôt. Peggy Sue refera le même chemin. Elle n'écrémera pas son passé. Laissera les cailloux où son destin les avait placés. Charlie demeurera le « préféré », quand elle n'ignore pourtant pas ce qu'il adviendra de ce charmeur aux couleurs passées. Car ce retour aux sources, chez Coppola, n'est pas celui de Lazare. Peggy Sue n'est pas du pays des Sphinx. Elle ne s'excavera pas plus qu'elle ne connaîtra une résurrection.

Son élection comme reine du bal des anciens élèves était en réalité en une dépossession. Son évanouissement comme son retour à l'année 1960 funèbre, un enterrement en grande pompe mis en scène comme une cérémonie religieuse. À l'instant d'être consacrée reine, elle est déchue, en une version contemporaine du Christ couronné-sanctifié avant sa crucifixion. Toute la lumière qu'elle absorbe, par l'effet d'accumulation, la rend spectrale, dans une scène qui rejoue le rituel primitif de l'abattage d'un buffle dans Apocalypse Now. La chanson de Buddy Hollie, Peggy Sue, n'est pas chantée. Reprise en chœur par les anciens élèves, elle est psalmodiée. Le rythme des mains devient tribal. Un clappement bientôt fatal quand le couteau découpe l'énorme gâteau surmonté de bougies sous la forme d'une croix, Peggy Sue mise au supplice de son passé.

En une scène de mortification, Peggy Sue est sacrifiée sur l'autel de sa jeunesse perdue. « On n'est pas sérieux, quand on a 17 ans ». Peggy Sue ne fera pas mentir Rimbaud. Revêtir la robe de ses sweet seventeen ne la fera pas renaître de ses cendres. Sa robe est un linceul. Elle se réveille à la fin du film sur un lit d'hôpital. Plus morte que vive. Cernée, elle a les yeux d'une revenante. De celle qui a vu le film de sa vie déjà réalisé. Sa réconciliation avec Charlie est douce-amère. Un happy end tragique : si c'était à refaire, sa vie ne s'agencerait pas autrement. Un fatalisme pour un voyage dans le temps sous forme de terrassement ? Peggy Sue n'est pas retournée dans sa vie comme un grand bruit hasardé. Si elle en est revenue commotionnée, titubante maintenant, elle est encore vivante. Car les vivants ne préservent rien. Ils ont des folies de saccage. Ils existent. Ils recommencent. Peggy Sue est la foudre par où elle est passée. Elle se doit à elle seule ses électricités par où elle s'est détremblée. Elle ne voulait pas étirer ses ombres plus longtemps. Peggy Sue n'a pas commis de faute, sauf à être et redevenir ce qu'elle était.

Il ne s'agira jamais pour elle de mieux réussir sa vie mais « mieux rater » qu'elle ne l’avait fait jusqu'à présent. Sa vertu résidera dans ce travail du négatif. L'art de vivre vient toujours d'un défaut. La vie s'use et se dégrade nécessairement dans la contingence du devenir. Trahie, Peggy Sue est autant traître à sa vie. Mais comme nous sommes tous traîtres, objectivement ou subjectivement, selon l’instance qui juge ou qui accuse : car la multiplicité des allégeances qui nous sollicitent fait que l'on ne saurait traverser une vie sans trahir. En contraignant à des engagements entiers, en imposant des fidélités totales (le mariage, les enfants), le monde de Peggy Sue l'a rendue étrangère autant à elle-même, comme nous le sommes parfois dans nos vies : dans cette étrangeté, nous sommes portés à dire que les traîtres, comme pourrait le faire sans doute facilement Peggy Sue, ce sont les autres. Mais Peggy Sue ne veut être ni accusatrice ni accusée, de sorte que le film intègre la trahison comme l’une des composantes de la vie : l'existence induit la trahison, il n’est pas son autre, son extérieur. Alors, s'il s'agissait bien d'une chute pour Peggy Sue, c'était une chute sans date que ne précéderait aucun état d'innocence et ne suivrait aucune rédemption. Une chute pour ne plus vivre sous les yeux d'un maître inclément ou indifférent : la chute y était seulement sans fin et reconduite sans cesse par le seul effet de vouloir vivre, par le seul effet de se maintenir à hauteur d'homme. Une manière de désigner une héroïne plus divine que les dieux, plus humaine que les hommes, qui ne connaîtrait pas le stade le plus avancé du capitalisme, son rise and fall.

Dans sa couleur, ses pastels, sa comédie du remariage, Peggy Sue s'est mariée peint la tristesse, mais une tristesse lucide. La noirceur de Rusty y est rendue gaiement. Dans le même temps, toute boursouflure, toute emphase du rêve américain rendues par la colorimétrie du film s'écrasent : du héros de la force, ne s'entend dans Peggy Sue s'est mariée que la parole de la frustration. Mais c'est à ce manque que Peggy Sue doit ce je ne sais quoi d'ailé dans sa force, d'inattendu dans son impuissance. Aussi bien n'est-ce pas l'héroïsme du pouvoir qui tient en haleine mais son mécontentement, car la promesse de libération s'est muée en servitude. Peggy Sue se retrouve devant ce rêve détérioré et ne peut accuser les autres que d'avoir été dupe. Ici, vivre est un traquenard tendu à l'individu par la fatalité et ne se distingue pas du malheur qu'elle suscite : Peggy Sue la subit, la paie, nul ne la répare plus que sa propre vie. On est loin de la philosophie de la dialectique qui rend à l'homme la responsabilité de sa faute, comme on se trouve à égale distance de tous les stoïcismes. Dans Peggy Sue s'est mariée, le châtiment et l'expiation, loin de la fixer, dissolvent cette responsabilité dans la misère humaine et la culpabilité diffuse du devenir.

Quand Peggy Sue affronte sa vie, sans désespérer de la vaincre, c'est à se vaincre elle-même qu'elle a déjà usé le meilleur de ses forces. Elle est l'anti-rêve américain, ne se refera pas la santé comme le dieu créateur installerait un nouveau monde pour les reborn again, une force au-dessus de la force, une puissance de volonté au-dessus de la volonté de puissance. Alors Peggy Sue ne s'étonne ni ne s'indigne et n'espère aucune réponse. Car où sont les bons ? Où sont les méchants dans le film ? On ne voit que des individus en peine. Les revendications d'une justice qu'il faudrait lui rendre (Peggy Sue ne mériterait-elle pas enfin une existence digne de ce nom, qui lui rendrait justice ?) ne font qu'un murmure de plaintes aux genoux de marbres de la nécessité. La passion de la justice ne s'exprime que par ce deuil de la justice, et par l'aveu du silence de Peggy Sue qui recommence son existence.

Toute forme de transcendance étant absente, c'est-à-dire dans le contexte du film surtout celle de l'individu prompt à rebâtir sa vie à partir de ses ruines, c'est la fatalité qui devient organe de rétribution, l'impuissance de Peggy Sue le moteur du reste des jours à venir. Il y a là, frontalement, un renoncement à la logique de puissance qui ne se connaît et ne jouit d'elle-même que dans l'abus où elle s'abuse, dans l'excès où elle se dépense, quand elle obtient de chacun ce consentement total à son propre écrasement, à son propre anéantissement, cette prosternation absolue qui livre à sa force brute. La volonté de maîtrise apparaît dans Peggy Sue s'est mariée, à la fois comme la suprême réalité (la possibilité de retourner dans le passé) et la suprême illusion de ce pouvoir (Peggy Sue, finalement, ne rêverait-elle pas simplement, ce que de nombreux indices laissent deviner ?). Ce retour dans le passé lui rappelle finalement l'inutilité de la victoire et la défaite prochaine.

Peggy Sue n’esquive donc pas la douleur. L’imparable insaisissabilité du temps, l’inexorable exigence d’être soi et rien d’autre, tout cela peut être la source d’un profond désespoir que Peggy Sue comprend bien. Mais chez Coppola cela affine du même souffle qu’il existe une autre voie possible qui n’est ni une fuite, ni un remède : celle d'une joie paradoxale, une joie tragique que ressent Peggy Sue ; une allégresse dans la lucidité. Cette joie ne semble pas qu’un bon moment ou un bonheur passager mais bien un mécanisme approbateur : une prise en charge et une acceptation globales de ce qui est, c’est-à-dire du réel dans sa dimension tragique : un oui sans réserve qu’elle dit à tout, à la souffrance, à la faute même, à tous les problèmes, à toutes les étrangetés de sa vie. Sa joie, finalement, provient de l’acceptation de l’impossibilité à réellement « penser » ce qui est autrement. Elle est dans la renonciation à toute saisissabilité morale de son existence. C’est exactement ce qui fait défaut à tous ceux qui prétendent que le monde ne peut être ainsi : qu’il faut le changer. Et c’est une prétention hautement morale que Peggy Sue s'est mariée écorche allègrement. En effet, ce que le film semble reprocher à la morale c'est avant tout son refus du réel, son aptitude à récuser comme immorale ce qu’elle ne peut admettre comme réalité dès lors que celle-ci est tragique, ou contraire à ses vœux. Toutefois, l’acceptation de ce qui est ne permet pas une acceptation inconditionnelle. Une acceptation sans réserve de l’existence implique une lucidité, lucidité qui ne sous-tend pas inéluctablement une sécheresse de cœur. Car pourquoi retourner avec Charlie ? Pourquoi reprendre le cours de sa vie ? C'est que, peut-être, malgré cette fatalité, il reste assez de liberté naissante dans cette mécanique du cœur de l'existence pour que le spectacle ne paraisse pas réglé d'avance. Selon les rythmes des combats, la fougue des adversaires et la vaillance à tenir le pas gagné s'équilibreront possiblement de façon à recréer sans cesse, en Peggy, ce qui fait le sel de la vie malgré tout son tragique, l'incertitude de l'avenir.

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