« Pas de repos pour les braves » d'Alain Guiraudie : Alain in Wonderland
Dans Pas de repos pour les braves, tout n’est que faux départs et arrivées trompeuses, redémarrages soudains et éternelles dérives, autour d’une interrogation sur les pouvoirs de poétisation et de bizarrerie que pourvoit le cinéma : comment peut-on ouvrir sur tous les possibles à partir d’un matériau – langagier, humain, topographique et générique – par définition limité ?
« Pas de repos pour les braves », un film d'Alain Guiraudie (2003)
Dans un petit troquet de village bordant une placette typique du Sud-Ouest, deux jeunes hommes se font face. Igor (Thomas Blanchard), un brin interdit, écoute la longue litanie philosophico-onirique que lui assène Basile Matin (Thomas Suite) qui sirote son café : il y est question de Faftao-Laoupo, une forme d’esprit qui s’est manifesté à lui en rêve, et qui lui a annoncé par une mélopée funeste que son prochain sommeil serait le dernier. L’accent absurde qui préside au film d’Alain Guiraudie est d’emblée ressaisi par le dialogue de ces deux faux familiers (ils se sont rencontrés quelques instants plus tôt), car au sérieux habité et morbide de Basile qui relate sa vision prophétique (« tu es prisonnier de cette histoire », explique-t-il, enfermé dans « la chaîne de l’éternité ») répond le pragmatisme incrédule que nous, spectateurs, partageons d’abord avec Igor (« comment tu écris Faftao-Laoupo ? »). Cette scène d’ouverture déploie à elle seule le programme narratif de Pas de repos pour les braves : prisonnier lui aussi d’un univers aux marges rassurantes et limitées (le Sud-Ouest qu’affectionne Guiraudie), le spectateur va vivre une série de réagencements du récit et de métamorphoses génériques (du réalisme social à l’onirisme queer le plus débridé, de la passion amoureuse au film de gangsters) qui le ramènent toujours au même : mêmes acteurs qui changent de casquette, mêmes lieux qui se parent de noms plus symboliques et fantasques les uns que les autres, même ennui et goût pour l’attente qui semblent assaillir chacun des protagonistes. Tout n’est que faux départs et arrivées trompeuses, redémarrages soudains et éternelles dérives, autour d’une interrogation sur les pouvoirs de poétisation et de bizarrerie que pourvoit le cinéma : comment peut-on ouvrir sur tous les possibles à partir d’un matériau – langagier, humain, topographique et générique – par définition limité ?
Éloge des métamorphoses
Pas de repos pour les braves annonce par son titre un régime narratif qui n’épargne personne, projet qui s’actualise indéniablement dans le trouble parfois éreintant que le spectateur éprouve face à un objet cinématographique qui troque la linéarité et la transparence au profit des logiques d’imbrication et de faux-semblants propres au rêve. La première partie du film pourrait ressortir du drame social : après le récit du rêve funeste, Igor soupçonne Basile, visiblement dérangé, d’avoir assassiné tous les membres de son village voisin et se lance dans la quête du potentiel fugitif croisé au café, la veille. Ces prémisses d’enquête provoquent l’étrange rencontre que l’enquêteur autoproclamé fait avec un journaliste local, Johnny Got (Laurent Soffiati), dont les motivations sont troubles – écrire un papier percutant sur le drame pour la gazette locale ou retrouver Basile, qu’il semble trop bien connaître ? Ce personnage, comme arraché à un western - bottines usées, bières fraiches toujours à portée de mains dans le coffre de sa Renault Fuego rouge criarde, paroles lapidaires et pénétrées – dévie déjà le récit du côté d’une autre sphère générique par l’anachronisme qu’il charrie : attendant tous deux, de nuit, le retour improbable de Basile, les deux personnages se livrent sur leurs passés et se muent presque sous nos yeux en cow-boys mutiques qui, à la faveur d’une étape dans leur longue traversée désertique, seraient contraints de s’appréhender l’un l’autre. Cet inattendu en précipite un autre, car c’est dans ce moment de suspens étrange et gracieux que Basile surgit pour les abattre au fusil. Le violence et l’arbitraire de cet événement qui clôt les vingt premières minutes de son film est un premier rappel piquant de Guiraudie : inutile de vous reposer sur vos lauriers, le jeu des perpétuelles métamorphoses n’en est qu’à ses débuts.
Et pour cause, le récit se recentre abruptement sur la figure d’Hector, que l’on (re)découvre, sans ancrage temporel net (est-ce avant ou après les faits meurtriers dont nous avons été témoins ?), dans une vie quotidienne faite d’aller-retours nocturnes et diurnes entre deux lieux aux noms évocateurs. Ses traits nous sont volontairement familiers, car il est interprété par le même comédien que celui qui incarnait Basile, Thomas Suite. Le jour, Hector tue l’ennui à la terrasse du café de Dédé, à « Village-qui-vit » : il y aligne les demis en compagnie de Daniel, éleveur de chèvres qui joue du rock alternatif à ses bêtes pour favoriser leur lactation, et d’une galerie de villageois qui philosophent au rythme du rien sur la vacuité du monde. La nuit tombée, il rejoint Roger à « Village-qui-meurt », vieil homme dont il est l’amant et qui s’est volontairement reclus de la communauté au crépuscule de sa vie, mais aussi dans la conscience douloureuse et lucide du départ probable du jeune Hector, qui finira par le délaisser pour répondre à l’appel vibrant de l’existence. La vision pagnolesque et pittoresque qui pourrait présider à ce quotidien rural s’étoffe ainsi chez Guiraudie des codes merveilleux du conte traditionnel. Chaque lieu est redoublé d’une toponymie symbolique, et d’étranges envolées d’absurde transfigurent son apparente banalité : c’est ainsi en avion que le jeune homme effectue certains de ses déplacements, et c’est dans un bar aux allures de saloon qu’il se ravitaille en kérosène. Ces incursions oniriques sont nourries par l’indécision qui progressivement s’installe entre le régime du rêve et celui de l’éveil : les basculements entre plans diurnes et plans nocturnes favorisent peu à peu cette transfiguration des éléments et des personnages du quotidien d’Hector, conduisant le spectateur à renoncer à l’effort, vain, de distinguer l’un et l’autre de ces régimes narratifs. Ainsi, comme revenu d’entre les morts, Johnny Got fait-il effraction dans une soirée qui se tient dans le bar de Dédé, en quête d’un Basile qui pourrait très bien avoir changé de nom : ce retour achève de brasser et de rebrasser les repères spatio-temporels déjà fragiles qu’avait esquissé la deuxième partie du film, et balaye joyeusement l’hypothèse d’une autonomie de ses deux histoires. Il fait se refondre, à la faveur du visage en partage de Thomas Suite, les figures de Basile et celle d’Hector en une seule, et enjoint par là même le spectateur à substituer à la stricte logique la libre association que permet une simple couleur ou une image.
Le dernier tiers du film parachève ce goût de la réversibilité et du contre-pied : d’abord poursuivi par le revenant Got, Basile/Hector renaît en poursuiveur, et se lance arbitrairement sur les traces du journaliste qui le traquait, dans le village de « Buenozeres ». Sous la caméra de Guiraudie, la petite bourgade au nom ironique devient la plus interlope des villes nocturnes ; sur fond de courses-poursuites, les ruraux se muent en gangsters autour du commerce d’énigmatiques « petites boules rouges ». Cette ultime prestidigitation rocambolesque ressuscite Igor, qui, dans son nihilisme impassible, recueille Basile/Hector et Johnny dans une scène de cavale sans enjeu apparent, tant les malfrats sont contaminés par la douceur ensoleillée des cafetiers qu’ils demeurent dans l’imaginaire des spectateurs. Le triptyque que propose Guiraudie est ainsi une forme insensée au sens littéral : forme adolescente qui bifurque et se remodèle au grès des métamorphoses que lui autorisent chaque lieu, chaque comédien ; dispositif narratif qui absorbe chaque genre cinématographique en trouvant dans le rêve la caution d’une liberté sans entrave.
En attendant Faftao-Laoupo
Pas de repos pour les braves intrigue aussi tant sa loufoquerie semble symptomatique des obsessions personnelles et esthétiques de Guiraudie. La facture psychanalytique et finalement très théâtrale du film – réinventer à l’infini dans un cadre contraint, rendre possible des incarnations multiples à ses comédiens, arrêter toute narration pour laisser à la vacuité des mots le soin d’occuper une scène – informe sur ses origines littéraires : initialement conçu comme un roman d’apprentissage largement nourri de ses tourments et de ses rêveries adolescentes, le texte de Guiraudie se traduit à l’image selon des modalités imparfaites et assumées comme telles. En effet, cette incapacité à « traduire » de manière satisfaisante les contours de l’imaginaire est soulignée par l’ouverture même du long métrage, qui en lieu et place du titre, dévoile l’intitulé du film comme le seul sous-titre d’un alphabet signalétique totalement inventé. Cette étrangeté langagière marque l’entrée d’un récit qui revendique pour bonne part son hermétisme et ses limites, et nous invite à laisser les armes de la raison à son seuil. L’influence beckettienne, dont la lecture , aux côtés de Tintin et de Fluide Glacial, a bercé l’adolescence du réalisateur, transparaît dans l’art du dialogue absurde qui s’invite lui aussi dans tous les échanges : les habitants du village qui s’interrogent un à un sur la surtension électrique qui rend incompatible l’utilisation conjointe du « frigo » et du « sèche-cheveux » ; Johnny Got et Igor qui opposent les mérites comparés de l’histoire contemporaine et antique avant d’être froidement abattus en pleine rue par l’homme qu’il cherche. Cette attention portée aux mots du rien, aux dialogues qui ne mènent nulle part, ne relève pas seulement du goût de l’absurde ou de la quête contrariée de sens : elle participe aussi beaucoup à la dignité et à l’autonomie que Guiraudie redonne à une frange invisibilisée de la ruralité. Elle retourne le regard caricatural que l’on jette sur cette France des villages en folie burlesque, et substitue aux mots creux que l’on a pour la décrire une sorte de noblesse tragi-comique qui n’est pas sans évoquer celle que Bruno Dumont déploie plus tard et plus au nord dans le P’tit Quinquin (2014).
Plus encore, c’est peut-être le motif de l’attente et la thématique récurrente de l’ennui qui permettent de déceler dans cette philosophie faussement nihiliste du film une sorte de manifeste idéologique. Elle s’illustre à l’écran par le petit réveil que Basile/Hector n’a de cesse de remonter, mais qui ne sonne en définitive jamais. À la « France qui se lève tôt », Guiraudie oppose des personnages qui refusent l’injonction productiviste du monde contemporain : Igor, étudiant démissionnaire qui, de son propre aveu, « se fait chier » ; Daniel, éleveur-guitariste qui repousse sans cesse l’heure à laquelle il doit aller récupérer ses enfants au profit d’une nouvelle bière ; Basile/Hector qui, sous couvert de ne plus dormir pour ne pas perdre de temps, est en réalité plongé dans un sommeil éternel par la fiction. En cela, Pas de repos pour les braves est une réflexion habile sur l’ennui adolescent. Cet âge qui trouble l’ordre social à différents égards – le corps adolescent est sexué sans l’être, peut travailler mais n’en a pas encore l’obligation, peut aimer mais se voit rarement pris au sérieux dans la profondeur de ses sentiments – est pour son réalisateur un support créatif d’une grande fertilité : il lui offre le luxe de l’errance narrative et visuelle, mais aussi le plaisir de voir l’érotisme transcender pêle-mêle l’âge et le genre, puisque Basile/Hector peut aimer Roger, et que cet amour apparaît presque comme l’élément le plus anodin d’un univers qui se réinvente par tous les bouts. C’est aussi, et c’est ce qui rend cette trajectoire foutraque profondément touchante, une première réponse positive à une inquiétude plus intime et plus sourde du jeune Guiraudie : comment, du fin fond de mes Landes natales, puis-je rêver à tous les cinémas et à tous les corps ?