« Pacifiction » d'Albert Serra : Présages du monde flottant
La fiction, chez Albert Serra, a toujours été une interrogation. Comment la produire tout en conservant la dimension documentaire inhérente à l’image de cinéma ? Et que représenter, que penser avec elle ? Pacifiction - Tourment sur les îles porte bien son titre dans la mesure où il est un laboratoire pour la fiction. Ses formes sont employées pour penser la politique de notre temps, comme les grands maîtres classiques savaient le faire.
« Pacifiction - Tourment sur les îles », un film d'Albert Serra (2022)
Dans Pacifiction, le Haut-commissaire de la République en Polynésie française, De Roller (Benoît Magimel), apprend par un jeune chef de clan (Matahi Pambrun) les rumeurs qui courent à propos de la reprise d’essais nucléaires dans la région des archipels. Écho seulement, bien qu’amplifié par la méfiance que porte De Roller à l’égard d’un amiral (Marc Susini) aux airs louches, entouré de ses jeunes marins mutiques, et enfin confirmé quand le représentant de l’État remarque au loin, dans l’océan, l’ombre d’un sous-marin.
Politique des fantômes
Dès sa première image, la tonalité générale de Pacifiction nous rend tout ce qu’on voit comme dans un songe, lent à venir après une longue veille. C’est dans un crépuscule rose, au bord de la nuit, qu’un zodiaque de la Marine nationale débarque au ponton d’un petit port. L’équipage se rend dans la boîte de nuit à l’enseigne illuminée en rose Paradise Night. Et du rose encore dans l’intérieur noir du club. Cette lumière, par-delà la nature de sa source, entoure de sa rosâtre diffusion tous les espaces, les lieux et les corps. De l’île à la tombée du jour au sous-sol clos de la boîte de nuit, c’est le monde d’une seule et unique influence qui, bien que sensible, ne dit pas encore son nom.
Dans le club, entre le bar et les banquettes isolées, les premiers personnages que l’on voit font l’effet de spectres. Ils se dévisagent en silence ou se murmurent à l’oreille, se tiennent ou se meuvent dans l’espace d’une façon irrésolue, étrange. C’est une réunion clandestine, ou le prélude à un sabbat. Avec cela, le comique d’ingrédients caricaturaux : des colosses musclés tahitiens, une musique languissante aux sonorités exotiques….
Ainsi s’ouvre Pacifiction. Suit le quotidien des affaires de De Roller, entre des soirées (encore) en boîte de nuit, des pourparlers politiques plus ou moins officieux et des flâneries protocolaires dans l’île, qui nous montrent un homme de pouvoir et d’influence, et qui ne manque peut-être pas d’en abuser. Dans ces scènes, de jour comme de nuit, une même prégnance invisible, une impression générale qui fait des personnages - certains plus que d’autres, comme l’amiral et ses compères présumés, un Portugais aux airs crapuleux (Alexandre Mello), un Américain impassible derrière des lunettes de soleil (Mike Landscape) - des espèces de convalescents, des fantômes à moitié présents. Où le dialogue prime en surface, Pacifiction nous fait sentir un substrat plus important, palpable en filigrane des corps. Que s’agit-il de manifester ? Sans nul doute, dans cette manière, Serra cherche à représenter un reflet de la politique contemporaine. Comme l’amiral et son entourage laconique et bizarre, leurs faces nous marquent mais leur caractère nous échappe. Et tels sont les visages très visibles des gouvernants qui, arborant en permanence leurs traits à la vue du monde, contredisent le mystère de leurs véritables intentions. Le corps comme l’enveloppe d’un secret indicible, ou l’être politique. L’absence de ce qui devrait être révélé.
Toute l’étrangeté qui s’aggrave autour de De Roller au fil de son enquête trouve son épiphanie à la fin, dans cette scène muette où tous les visages vus dans le film - sa comédie humaine - sont dans le club irradiés par des rayons ultra-violets, scène au sublime bizarre qui nous révèle ces faces comme des crânes plutôt que comme des têtes ; enveloppes d’outre-tombe. Ici s’illustre l’idée de De Roller sur le jeu politique, énoncé lors d’une tirade héroïque, où il le compare à la façon de s’observer en silence dans une boîte de nuit, regards lancés comme sur des proies.
Je d’un autre
Écrire sur le personnage de De Roller - centre de gravité de Pacifiction - revient à écrire sur le processus du jeu de Benoît Magimel. L’improvisation ayant une part importante dans ses répliques, Magimel est à la recherche permanente d’un texte incertain, en attente. Et ainsi son jeu est semblable au processus de l’écriture. Justement, ce jeu comme écriture - processus où il est question de s’inventer, de se réinventer, à partir de l’incertitude constante du mot, et de soi - incarne à merveille le trouble existentiel de De Roller, plongé dans un mystère se faisant sans cesse plus pénétrant, au point d’en être dévoré de l’intérieur, et de devenir son propre inconnu.
À deux occasions dans Pacifiction, De Roller-Magimel manifeste un souci de l’écriture. Lors d’un repas donné en l’honneur d’une écrivaine mondaine, le Haut-commissaire ne peut s’empêcher d’évoquer sa manie d’écrire, le calepin sur lequel il note sans cesse ses idées ; calepin que nous n’avons jusque-là jamais vu, et non plus lui écrire. Cette présence de l’écriture est sous-jacente. Plus tard, en compagnie de Shannah (Pahoa Mahagafanau), employée d’un hôtel qui devient vite sa confidente, son amie, il médite une façon de confondre enfin l’amiral et ses complices. Tout en écrivant sur un cahier, comme s’il commentait la scène en train de se jouer, il propose à Shannah d’être son double, ses yeux et ses oreilles, de sorte que, quand elle les espionnera, c’est lui à travers elle qui le fera. Mais de ce projet nous ne verrons rien, c’est lui-même qui se rendra dans le club privé où l’amiral se terre. En fait, cette scène cruciale entre De Roller et Shannah signifie surtout son conflit essentiel : pouvoir être. Comme à travers l’écriture, De Roller se cherche dans un infini, un indéfini. Et se dédoubler dans Shannah, c’est tenter de s’extraire un temps de son flottement intérieur. De Roller est un autre, mais lequel ?
Avec toujours ses mêmes lunettes au verre bleu-gris foncé, c’est le même costume blanc avec chemises à motif qu’il porte tous les jours, sauf brièvement où le costume devient bleu foncé lors de quelques soirées au Paradise Night. Mais la tenue reste la même, caractérisant le personnage dans un uniforme qui ne lui donne pas du tout l’allure du décorum républicain, mais celui d’un riche nabab, comme la Mercedes blanche qui le suit partout participe de son allure souveraine, plus princière que démocratique. Jusqu’à ce qu’il déclare, et ce assez tardivement, qu’il est un « représentant de l’État », il est presque impossible de savoir qu’il en est un. On le voit surtout dans la boîte de nuit, proche du personnel. On le prend volontiers pour le patron du club. Aussi, à régler les affaires d’un hôtel où travaille Shannah, il donne encore l’impression d’en être le propriétaire. Cette incertitude sur la situation même de De Roller sur l’île produit un sentiment de flottement qui submerge tout le film. Et parce que De Roller est indéfini, le pouvoir qu’il représente l’est tout autant.
Le temps des genres
« La principale justification du genre n’est pas qu’il permette simplement à des réalisateurs de talent de faire de bons films […]. C’est plutôt qu’il permette à de bons réalisateurs d’être meilleurs. »
Edward Buscombe, « The Idea of Genre in the American Cinema »
Autant que De Roller, Pacifiction est flottant, précisément du point de vue de ses genres. On distinguera aisément des motifs du thriller politique, mais aussi du film d’espionnage et du film de guerre. Si ces motifs se mêlent pour participer à la tonalité singulière du film, leurs recours combinés par Serra construit surtout son sujet profond, qui pose cette question : comment définir le temps auquel appartient notre époque ?
Pacifiction se fait plus ou moins sentir film de guerre à mesure que la certitude de la présence d’un sous-marin nucléaire dans les eaux tahitiennes se confirme chez De Roller. Bien que le genre s’énonce dès le début, à travers le zodiaque acheminant vers la côte l’amiral et ses quelques hommes en uniforme de la Marine nationale, il se fait plus obsédant suivant l’angoisse de De Roller. Après sa réunion officieuse avec le jeune chef de clan où, pour la première fois, il se réclame de ses prérogatives de représentant de l’État, nous le voyons seul au bord d’une falaise, guetter le bleu de l’océan avec des jumelles électroniques de commando par lesquelles il distingue un semblant de pont de sous-marin émergé à la surface. Cette scène et son iconographie, alimentées par les feuillées tropicales de Tahiti et ses collines vertigineuses qu’on voit depuis la toute première image, s’inscrivent tout à fait dans le genre du film de guerre. Le soir tombé, nous retrouvons De Roller, rôdant aux alentours d’un grillage délimitant l’accès à une zone militaire - affirmation du genre par le motif.
Si un genre est en effet question de forme, de motifs, de décors et d’objets caractéristiques, Serra l’épure jusqu’à l’abstraction. La guerre comme genre cinématographique est ici distillée pour ne garder que ses suggestions sensorielles, des sonorités et des sensations : les vagues immenses se fracassant proche des bateaux à l’occasion d’une séance de surf ou encore un combat de coqs déchaînant aux bruits des tambours une violence cruelle, ne manquent pas de nous faire sentir un danger imminent et grondant sous les apparences.
Avec la guerre, l’espionnage. Mais ces deux genres sont de toute façon solidaires. Dans un décor en ruine, une ancienne villa ou un bar, les deux hommes énigmatiques proches de l’amiral - le portugais et l’américain - espionnent De Roller à travers une baie de verre brisé. Leurs visages de profils à contre-jour dans l’ombre - figure très stylisée -, ils échangent des mots en anglais au sujet de De Roller. La facture de l’image et l’emploi de la langue frappent Pacifiction du sceau du classicisme hollywoodien. Franchement artificielle, la scène vaut plus pour sa fonction symbolique que dramatique : les deux hommes et De Roller se font face en silence à travers la fenêtre, aussi absurde que cela puisse faire. Alors, Hitchcock fait planer ses ombres dans les clairs-obscurs de Serra. Dans un club privé, une villa moderne et retranchée dans les hauteurs, faisant penser à celle du climax dans North by Northwest (Alfred Hitchcock, 1959), De Roller se confronte enfin à l’amiral.
Intérieur fastueux et altier du film d’espionnage et ruine et jungle du film de guerre se rencontrent, se confrontent, pour figurer tout l’incertain et la pleine mesure du flottement dans lequel se trouve plongé De Roller. Ce sentiment que donnent les genres, ici rendus à leurs plus pures expressions sensorielles, ou employés comme motifs symboliques, signifie le doute absolu de De Roller pour connaître le temps dans lequel il vit. Temps d’une politique civile ou de celle de la guerre ? Comment définir cette situation où l’ingérence militaire - la surveillance et l’ultra-sécurité - vient s’insinuer sans violence, sans coup d’État, dans l’espace civil et politique, au nez des représentants locaux ? Le présent ?
Cet emploi artistique des genres, sous leurs diverses formes, pose cette question finale: notre époque a-t-elle besoin du film de guerre et d’espionnage ? Notre temps les nécessite-t-il ?
Poursuivre la lecture autour de Pacifiction et le cinéma de Albert Serra
- Des Nouvelles du Front, « Liberté d'Albert Serra : Le crépuscule des idoles », Le Rayon Vert, 12 septembre 2019.
- Saad Chakali et Alexia Roux, « Pacifiction – Tourments sur les îles d'Albert Serra : Polyniaiserie », Des Nouvelles du Front, 12 novembre 2022.