« Orpheline » : Dialectique de l’effeuillage, peaux et clichés
Dialectique de l'effeuillage des peaux dans Orpheline, par laquelle le réalisateur des Pallières et la scénariste Christelle Berthevas racontent l'histoire d'une femme avec quatre actrices différentes (Adèle Haenel, Adèle Exarchopoulos, Solène Rigot, Vega Cuzytek)
Orpheline (2016), un film d'Arnaud des Pallières
Orpheline est une mise au travail de la différence et de la répétition, du passage de l’une dans l’autre, et inversement. Quatre actrices différentes (Adèle Haenel, Adèle Exarchopoulos, Solène Rigot, Vega Cuzytek) portent quatre noms de personnage différents (Renée, Sandra, Karine, Kiki). Mais cette différence est également répétition, car Renée est aussi Sandra, Sandra est aussi Karine, Karine est aussi Kiki. Si l’on veut simplifier, il ne s’agit jamais que d’une seule et même femme à différents moments de la vie, jouée par quatre actrices. Si ce dispositif ne semble guère en soi original - n’est-il pas commun de faire jouer un même personnage à différentes actrices incarnant les différents âges de la vie ?(1) - sa mise en oeuvre l’est bien plus. C’est surtout par le motif de la peau, compris de façon minimale comme ce qui tient lieu de surface d'échange avec le monde extérieur, frontière définissant un dedans et un dehors, ainsi que tout ce qui pourra transiter de l'un à l'autre, que le réalisateur Arnaud des Pallières et la scénariste Christelle Berthevas racontent cette femme. Par l'effeuillage des différentes peaux revêtues par celle-ci au cours de son histoire, se scande la remontée du temps comme autant de configurations du dedans et du dehors, autant d'états de la frontière constituée par la peau. Enjeu dialectique : effeuiller la peau imperméable ("qu'on ne peut traverser") de Renée, frontière qui retient, dissimule, ne laisse rien sortir, pour accéder à la peau toute de chair et de sexe de la jeune femme Karine, peau qui donne sans compter, se laisse toucher et pénétrer à l'envi ; effeuiller alors cette seconde peau pour accéder à la peau pleine d’ecchymoses de la jeune adolescente battue par son père, peau qui doit d'abord se durcir pour recevoir les coups ; l'effeuiller encore une troisième fois afin de parvenir à la peau originelle de Kiki, cachée sous la femme, la jeune femme et l'adolescente. Chaque fois la même, chaque fois autre, la dialectique de l’effeuillage rejoue incessamment la différence et la répétition, les passages réciproques de l'une dans l'autre, ainsi que les différents rapports dedans-dehors que les peaux définissent.
Cet effeuillage peut agacer le spectateur, que l’on a parfois entendu souffler, que l’on a parfois vu se tapoter la cuisse en signe de protestation impatiente lors d’une de ses premières projections publiques au Festival International du Film Francophone de Namur 2016. Nous le comprenons, et avons nous-même été ce spectateur. D’abord parce que des Pallières le (nous) soumet à la répétition incessante des mêmes motifs. Particulièrement éprouvante pour la sensibilité est la répétition des scènes de consommation plus ou moins amoureuse qui sont autant de variations sur le rapport sexuel. Pourtant, une fois la sensibilité lavée d’une répétition usante, l’intellect comprend - dans l’après-coup bienheureux du réveil - qu’il y avait là diverses manifestations pures de l'état des peaux-frontières. Cohérence de mise en scène, il faudra filmer autant de fois la peau et son rapport à l’environnement (les autres, le monde) pour prendre la mesure des micro-différences que celle-ci raconte. Ainsi, cas de micro-différence et micro-signe parmi d’autres, la peau de Sandra portait l’un ou l’autre stigmate léger, qui n’était que le signe vague rappelant la peau traumatique qu’elle dissimule et répète le temps passant, celle de cette autre femme d’avant Sandra, Karine - la même et une autre –, maculée par de larges ecchymoses provoqués par les coups du père. L’intellect rappelle à la sensibilité agacée qu’il y aurait plus là une étude de détail - micro-différence, micro-signe - que la répétition de clichés.
Que cela se comprenne, une fois passé l’agacement, ne suffit néanmoins pas à occulter une question qui n’a rien affaire avec la sensibilité agacée du spectateur : renverse-t-on les clichés qui habitent des peaux en les juxtaposant dans l’effeuillage ? Car c’est bien ce à quoi nous fait assister Orpheline. Ce ne sont pas des inconnues qui jouent les différents aspects, prêtent leurs différentes peaux, à la femme complexe faite de différences et répétitions. Ce sont des actrices dont la popularité n’a cessé de croître récemment, dans des registres fortement « reconnaissables », et donc fortement menacés par le cliché. Et des Pallières ne se prive aucunement d’utiliser chaque actrice de façon plus clichée que nature, selon les registres expressifs que le spectateur serait en droit d’attendre d’elles, comme des parodies d’elles-mêmes. En effet, Adèle Haenel (Renée) ne présente que la peau de l'asphyxiée, peau étouffée, se rentrant tout d’une pièce en soi comme si le dehors - la surface de la peau - voulait se cacher dans le dedans autant qu’il l'exprimait comme étouffement ; Adèle Exarchopoulos (Sandra) ne présente que la peau comme chair, la peau qui transpire la sexualité de la tête aux pieds, la peau qui semble tout entière se faire organe au service de la sexualité, peau portée par une bisexuelle, sinon une lesbienne, montrée nue plus que de raison ; Solène Rigot ne présente que la peau blême et ecchymosée de la jeune adolescente fragile, pas loin d’être une femme-enfant, identité sexuelle trouble et corps marqué par les coups du monde adulte. Seule la peau de la petite Vega Cuzytek, encore trop jeune que pour avoir été « clichée », échappe à ce jeu de répétition de ce que n’ont déjà que trop exprimé telle ou telle peau d’actrice. Se comprend bien que, devant cette juxtaposition, le spectateur pourrait s’agacer à maintes reprises de l’usage pleinement dans l’emploi (entendons ici : l'opposé de « à contre-emploi ») des différentes actrices, chacune étant sommée de se confondre avec l'image qu'elle n’a déjà que trop donnée d'elle-même à l'écran(2).
Pourtant, là encore, ce qui peut apparaître comme une juxtaposition de clichés est dépassé par des Pallières dans la dialectique de l’effeuillage. On peut ainsi admirer la cohérence des enchaînements formulés par le réalisateur, et plus encore le conditionnement de toute la remontée de la chaîne traumatique via le motif de la peau. Chaque cliché trouve un sens nouveau en tant qu’il se dépasse dans un autre cliché, chaque peau-signe se transformant en une autre peau-signe, chaque poupée - selon la métaphore utilisée ça et là par des Pallières pour présenter son film - renvoyant à une autre poupée dissimulée à l’intérieur de la précédente (emboitement de poupées russes). Le casting a beaucoup d’importance pour le réalisateur, et on peut très certainement dire qu’il y est allé de celui-là comme du "marché de peaux". Il s’agissait de sélectionner ce qui pourrait s’emboiter, des enveloppes qui pourraient se supporter les unes les autres, se renvoyer, se creuser l’une l’autre de différences et répétitions. À commencer par la peau d’Adèle Haenel, qui permet de contenir toutes les autres. C’est le cliché de la peau asphyxiée (frontière imperméable) qui trouve sa nécessité objective dans la rencontre de la mise en scène et du désir d’un personnage. C’est cette peau qui conditionne objectivement la remontée d’une longue chaîne traumatique, vers la peau sexuelle de Sandra, qui n’était que le recouvrement de la peau blême-battue de l’adolescente qui tente de se sauver de la violence du père par le sexe, qui elle-même se soutenait de la perte des deux petits garçons auxquels était liée Kiki. Dans le même temps, les clichés d'actrices - toujours compris comme auto-répétition du même (comme lorsqu'on dit : "Il fait du Lucchini") - se dépassent dans la dialectique de l'effeuillage : sous chacune d'entre elle se cache une ou plusieurs autres qui vien(ne)t donner une profondeur que le cliché, comme surface lisse de répétition, n'avait pas.
Sous la peau de Kiki, il n'y en a plus aucune autre. Car celle-ci fait seulement signe vers une béance, celle de la perte des deux amis, qui tient lieu de trauma originel. C’est le point d’arrêt, la tache aveugle de toute la chaîne des peaux, celle que des Pallières ne peut effeuiller car il ne s’agit là que des souvenirs mutilés d’une petite fille. Sous les yeux de la petite Kiki, le père semble moins violent, la mère était encore présente, les amis étaient encore là, "en chair et en peau". C'est lors d’une partie de cache-cache qu'elle n’a jamais retrouvé ses amis : traumatisme absolu de la disparition, sans la réapparition tant bienheureuse qu’effrayante occasionnée d'ordinaire par le jeu. Jouer à cache-cache revenait littéralement à mettre en œuvre le jeu de disparition-réapparition des peaux, ces enveloppes corporelles des êtres, ces frontières que ceux-ci emportent avec eux et qui leur permettent de ne pas être engloutis par le monde alentour. Disparues à jamais pour Kiki, car les enfants seront retrouvés morts par les adultes, la petite fille affronte la disparition de l’enveloppe corporelle, et l'indistinction corrélative du dedans et du dehors que celle-ci joue d'ordinaire : le monde a englouti ses amis, leur peau n'était pas assez imperméable. Il ne s’agit plus d’effeuillage, mais de béance, de trou, de vide impossible à combler par lequel fuient les corps. C’est à ce trou que s’arriment toutes les peaux, toutes les couches que le cinéma de des Pallières effeuille, comme à son traumatisme originel. Un vide, sur fond duquel toutes les images se font souvenir, mémoire, rappel du temps disparu condensé dans les multiples peaux portées par la (les) femme(s) orpheline(s). Renée n’a pas d’abord perdu ses parents, mais deux amis qui ont disparu à jamais. Le reste n’a jamais été que « porter sa peau comme on porte sa mémoire », pour ne plus rien laisser disparaître, pour tout retenir (acheminement vers la peau imperméable), pour lutter contre la béance originelle qui engloutit tout.
Des Pallières fait alors montre d’une cohérence absolue, dépassant les multiples traumas de Renée par le motif récurrent de la peau. Renée est enceinte. Nous verrons son histoire se poursuivre après l’exploration des différentes couches temporelles sous chaque effeuillage. Elle a la peau de la femme enceinte, peau qui s’étend, peau qui s’étire, peau qui semble la pousser encore un peu plus loin dans l’asphyxie tant elle ne laisse rien entrer. Par la mise en scène, l'accouchement prend une dimension supplémentaire. Il devient le signe de l’asphyxie ultime, ce moment dans lequel le souffle vient à manquer, lorsqu'il s'agit de laisser surgir dans le monde une nouvelle respiration. Adèle Haenel refuse d'abord de laisser sortir le bébé, manquant de suffoquer sous l’effort, continuant à faire valoir les droits de cette peau qui retient tout, cette peau-frontière imperméable. Si se dit d’ordinaire dans les accouchements : "poussez !", Renée ne comprend pas les mots de l'accoucheur roumain(3). Le dispositif mis en place par des Pallières et Berthevas insiste là un peu plus sur l’étrangeté du mot « poussez » dans l’économie asphyxiante de Renée. Et c’est finalement le compagnon de Renée qui lui criera du fond du cœur : « Mais tu vas pousser oui ! ». Et Renée d'accepter enfin de souffler, pousser, expirer, autrement dit, de dilater cette peau qui s’entêtait à ne rien laisser sortir, à tout garder en soi. L’asphyxie de la peau qui ne laisse rien entrer ou sortir - celle qui se soutenait d’une mémoire malheureuse reposant sur la béance d’une peau disparue à jamais - est terminée, le fil de la vie pourra enfin reprendre, par-delà le drame, avec une nouvelle peau - celle du bébé qui vient rompre la malédiction traumatique de la disparition des deux amis de la petite Kiki.
Orpheline déçoit autant qu’il séduit. La sensibilité du spectateur retiendra dans sa chair l’épreuve subie de la répétition d’affaires sexuelles, ainsi que l’égrenage d’un chapelet d'images d'actrices clichées ; l’intellect entendra la dialectique de l’effeuillage des peaux et le renvoi continu d’un cliché à l’autre. On ne sait, à la fin, si le passage continu du cliché d'une image d'actrice(4) à un autre permet vraiment de les dépasser tous ensemble, si leur nécessité de mise en scène les rend plus intéressants, si ce qui se répète ne fait chaque fois que différer. On en doutera peut-être d’autant plus que la dialectique de l’effeuillage n’est jamais là que pour unifier la série sous un autre cliché, de mise en scène cette fois, inhérent à toute une tradition pétrie de lourdeurs psychologiques : le drame dit "psychologique" (le traumatisme de la petite fille se répète dans le traumatisme de l’adolescente battue, qui se répète dans le traumatisme de l'amante soumise et manipulée, qui se répète dans la psychologie bloquée de la femme adulte…) Il revient à chacun de s’inquiéter de la sensibilité qui se fatigue en juxtaposant les clichés, ou de l’intellect qui admirera l’absolue cohérence d’une mise en scène qui réinvestit, jusqu'au grotesque à force de les superposer, de vieilles histoires traumatiques à l’aide d’un motif original, la peau. Des Pallières travaille à mieux faire respirer la peau de Renée, une fois l'effeuillage terminé. La mue du personnage abandonne les images d'actrices comme autant de clichés lors de l'acheminement vers la naissance. Plus que le bébé de l'histoire, c'est un personnage inconnu qui peut enfin naître. Orpheline n'aura jamais été que son appel, qui réclamait de consommer trois images d'actrices déjà devenues clichées - dans l'espoir de leur nouvelle épiphanie.
Notes