« Oppenheimer » de Christopher Nolan : Proche de zéro
Le désastre du nouvel âge ouvert dans le fracas du nucléaire est un désert : Oppenheimer en témoigne, avec tous les tours, pompes et trucs de la manière nolaniennne, colossale. Pourtant le magistère déçoit, encore une fois. Concevoir un film comme un abri antiatomique pour un cerveau dont il faut rétablir le cœur et l’honneur a ses limites. Christopher Nolan sait bien que le monde est mortel, pourtant le fin stratège qu’il est ne le voit pas. Si le conflit des facultés entre faire et imaginer se traduit par le paradoxe classique du visionnaire aveugle, c’est un miroir que se tend à lui-même un auteur qui, si narcissique soit-il, échoue à s’y reconnaître.
« L’homme est capable de faire ce qu’il est incapable d’imaginer »
(René Char, « Feuillets d’Hypnos », Fureur et Mystère, 1948)
« Ta tâche consiste donc à réduire l’espace qui existe entre tes
deux facultés : celle de faire des choses et celle de les imaginer ; à
combler le vide qui les sépare ; en d’autres termes, il te faut de
toutes tes forces augmenter la capacité de ton imagination (et
celle, encore plus réduite, de tes émotions) jusqu’à ce que ton imagination et ton
émotion soient capables de prendre conscience
de la monstruosité de tes actes : jusqu’à ce que tu sois capable de
saisir et de concevoir, d’accepter ou de rejeter – bref : ta tâche
consiste à élargir ta conscience morale »
(Günther Anders, « Commandements de l’âge atomique »,
1957, Hiroshima est partout, éd. Seuil-coll. « La couleur des idées »,
2008 [1982 pour l’édition originale])
L’an 78 du désastre
Günther Anders est notre contemporain parce qu’est partout Hiroshima, il n’y a pas d’échappatoire : « (...) le 6 août 1945 fut le jour zéro. Le jour où il a été démontré que l’histoire universelle ne continuera peut-être pas, que nous sommes en tout cas capables de couper son fil, ce jour a inauguré un nouvel âge de l’histoire du monde. […] Nous vivons en l’an 13 du désastre »(1).
En quelle année vivrions-nous alors aujourd’hui ? En 2023. Fidèles en cela à Günther Anders, nous disons que nous allons bientôt connaître l’an 78 d’un désastre qui irradiera encore longtemps, « bien après la fin » comme le chante Alain Bashung (« Le Dimanche à Tchernobyl », 2002).
Ce désastre, à sa façon Oppenheimer en témoigne, avec tous les tours, atours et détours de la manière nolanienne, colossale. Pourtant le magistère déçoit, encore une fois. La célérité narrative y vaut d’accélérateur de particules informatives et elle les distribue selon le crible de différentes lignes de temps qui en atténuent la densité, 1936, 1942-1945, 1954. La forme, elle, aligne tous les signaux, caméras IMAX et alternance entre couleurs et noir et blanc, le 70 mm. et le refus du numérique pour les effets spéciaux, surenchérissant sur la noblesse d’une entreprise qui n’en demeure pas moins captive de ses obligations spectaculaires, comme de cette vieille et triste morale hollywoodienne. La musique de Ludwig Göransson, elle, s’acharne au déluge du sur-commentaire.
Certes, la conclusion d’Oppenheimer admet comme incontournable l’existence paradoxale d’un nouveau monde reposant non pas sur la possibilité de son abolition mais sur sa virtualité réalisée. Et, pour la première fois, le goût nolanien pour les paradoxes et leur potentiel spéculatif conduit à se frotter aux brûlantes apories de l’Histoire qui font l’héritage sans testament de notre temps. Sur ce plan-là, Oppenheimer est un franchissement de cap après Dunkirk (2017). Il n’en demeure pas moins vrai qu’Oppenheimer est travaillé par un effort redoublé de contention des radiations. Le colossal revient dès lors au pur vade-mecum quand il faut sauver le soldat Oppenheimer des œufs que cet oiseau a couvés en ayant servi les omelettes les plus incandescentes, Hiroshima et Nagasaki.
Si les films de Christopher Nolan assument toujours plus l’emphase dans la visée du monumental, édifiante et vrombissante, le colosse abrite une nouvelle fois le nucléus argileux d’un cœur blessé. Dans le sarcophage en béton armé, la matière grise est rose aussi, le cerveau a un cœur, celui de Julius Robert Oppenheimer. Et Christopher Nolan d’en être l’avocat chevronné, le militant dévoué à démontrer par A plus B que le « père de la bombe atomique » en avait un, de cœur, justement. Le recours formel au film de procès, qui pioche dans son name-dropping à tout vent le nom de Kennedy en n’oubliant pas au passage de saluer JFK (1991) d’Oliver Stone, montre que l’audition de sécurité relevait du procès instruit à charge contre un physicien connu pour son cœur d’artichaut et ses sympathies communistes, soupçonné de rouler en sous-main pour le grand rival soviétique.
Parce que la tête d’œuf du génie dont l’une des thèses porte sur la naissance des trous noirs abrite un cœur d’artichaut, le trou noir est aussi celui des femmes qui, après d’autres chez Christopher Nolan, sont pauvrement identifiées au reproche vivant puis spectral (Jean Tatlock en clone de Mallorie Cobb) avant de se muer en invectives au combat (Katherine Oppenheimer, la bouche pincée comme Bernadette Chirac). Ce n’est pas encore de ce côté-là que Christopher Nolan arrive à faire décoller les rétines. Oppenheimer essaie-t-il alors de se hisser au niveau du nouveau conflit des facultés à l’âge atomique ? La déliaison des facultés de faire et d’imaginer est un vortex, la tempête sous le crâne d’un génie que l’on compare à Prométhée alors que l’on oublie systématiquement de citer son frère jumeau, Épiméthée. Car, comme nous le rappelle le Protagoras, le feu volé aux dieux a pour préalable et condition un défaut dans l’attribution aux êtres vivants des qualités leur permettant de composer un cosmos équilibré. Prométhée est celui qui calcule pour se projeter (pro-mathesis) en tentant de rattraper après coup ce qui ne l’aura pas été (epi-mathesis). Car, en effet, une espèce aura été oubliée, l’espèce humaine qui, parce qu’elle n’a aucune qualité, peut les avoir toutes dans la production des suppléments et autres prothèses qu’abrite le cocon de son génie technicien(2).
Le cocon en question s’apparenterait-il à ce zéro qui effraie tant le lieutenant-général Leslie Groves (Matt Damon) en indiquant un risque impossible à éradiquer totalement ? Avec le nucléaire, le risque zéro n’existe pas. Mais au cinéma, le zéro dit autre chose. L’ambition de Christopher Nolan est assurément prométhéenne, mais dans l’oubli qu’elle a pour défaut l’amortissement de ses calculs, c’est-à-dire l’atténuation proche de zéro des oscillations ou vibrations promises par un aussi grand sujet. L’éminent scientifique n’est pas un communiste mais un grand patriote américain, d’accord, un humaniste dont l’honneur mérite son vigoureux rétablissement, OK. Un grand homme par son génie l’est plus encore par sa conscience malheureuse. La version libérale du révisionnisme dont Hollywood s’est faite une grande spécialité et Oppenheimer de n’être, même gonflé à bloc, qu’un biopic venant après Mank (2020) de David Fincher et Dalton Trumbo (2015) de Jay Roach.
Hiroshima est partout disait Günther Anders, notre honte à tous, non pas ce dont il faut se libérer mais ce qu’il faut libérer(3) ; dans le film l’archive des victimes de Hiroshima est cantonnée au hors-champ. Si l’archive est honteuse en faisant baisser les yeux, la pudique réserve qui l’accable serait autrement honteuse quand on ferme les yeux sur des atrocités nuisibles à un spectacle de qualité.
Fission ou fusion ?
(un abri antiatomique)
L’audition de sécurité initiée en huis-clos par la Commission à l’Énergie Atomique, à Washington en 1954, était un procès truqué. Adapté de American Prometheus : The Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer (2005) de Kai Bird et Martin J. Sherwin, Oppenheimer est le contre-procès en réhabilitation d’une conscience malheureuse lavée du déshonneur auquel a voulu la vouer l’homme du ressentiment, cette tache de Lewis Strauss, le président du CEA. La lutte de la mauvaise conscience et du ressentiment est un jeu recouvrant considérablement les enjeux quand le gigantisme sert à construire un abri antiatomique dont le coût total s’élève à 100 millions de dollars.
Comme souvent chez Christopher Nolan, Oppenheimer est un piège dans un piège dans un piège, une grandiloquente Matriochka malgré l’anticommunisme. Le piège (de la bombe atomique US entreprise pour battre les nazis dans une course de vitesse à l’arme atomique qui est une course contre la montre) dans le piège (d’intérêts géostratégiques qui ne souffrent d’aucun état d’âme pour des États-Unis happés par la succession historique des rivaux, l’URSS après l’Allemagne nazie) dans le piège (d’une haine personnelle dont le noyau de machiavélisme est caché derrière un masque de duplicité). Le film de Christopher Nolan est une gigantesque cocotte-minute dont la mécanique interne exige et engage la finalité d’un triple désamorçage : Oppenheimer a raison de damer le pion aux nazis sur le terrain miné de la bombe atomique aussi parce qu’il est issu d’un peuple que ces derniers sont en train de déporter et d’exterminer ; Strauss est un politicien médiocre qui a voulu profiter du maccarthysme afin de se payer Oppenheimer qui l’avait un jour ridiculisé ; pris dans la course aux armements et la rivalité accentuée des superpuissances, les États-Unis ne pouvaient pas ne pas faire autrement, c’étaient eux ou les nazis d’abord, et les soviétiques ensuite.
Trinity nomme la première bombe atomique expérimentée dans le désert de Los Alamos au Nouveau-Mexique le 16 juillet 1945, dans le cadre secret du projet « Manhattan » dont Oppenheimer a été le directeur. Si Trinity est la croix d’Oppenheimer, c’est qu’il est innocent, la victime émissaire brûlée sur l’autel d’intérêts qui ne sont pas les siens(4). L’innocent est toutefois porteur d’un désert que confirme le choix de Los Alamos par le génie lui-même, habitué de la mesa.
La conscience malheureuse souffre de s’accrocher à la nécessité de la plus problématique des morales, d’origine jésuitique (la fin justifie les moyens) et dont la reformulation a connu de brillants développements avec Watchmen, le comics d’Alan Moore et Dave Gibbons, et la série que Damon Lindelof en a tirée : on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Le principe responsabilité est pourtant le commandement de l’an zéro ouvert lors de l’été 1945(5). L’abri antiatomique du film a la complexité narrative suffisamment armée pour cacher qu’il en amortit les exigences. La fin justifie toujours les moyens, même si tempête dans le crâne du génie le démon angoissant de l’irréparable.
Cela peut se traduire encore dans les termes même de la nouvelle physique atomique. Si la fission (nucléaire) nomme la division d’un atome lourd en deux atomes plus légers, la fusion (thermonucléaire) qualifie le procédé exactement inverse, deux atomes fusionnant pour faire un atome plus lourd. Le choix d’Oppenheimer peut aisément recouper le statut des grands physiciens rivaux, le saint et martyr Oppenheimer (Cillian Murphy, impressionnant dans l’émacié) préféré au dégoûtant Edward Teller (Benny Safdie, graisseux à souhait), « père de la bombe hydrogène ». Si l’idée qu’il n’y aura pas de réaction en chaîne rassure la chaîne de commandement militaire, est moins rassurante le fait qu’il n’y aura pas mimétisme dans la critique de l’arsenal thermonucléaire.
La fission allège tandis que la fusion alourdit. Faire la part des choses autorise à diviser, mais c’est pour amortir encore, pour mieux épargner du rayonnement critique. Oppenheimer est un film abritant un cœur de consolation même s’il est brûlé par le savoir de l’irréparable, qui chauffe cependant beaucoup moins quand le devoir lui passe en couches la crème apaisante de la nécessité.
L’exception et son déchet
Tenet (2020) était l’opéra armé et bétonné de Christopher Nolan ; Oppenheimer est son élégie qu’amortit toujours le béton armé, matériau favori pour les savants architectes d’un cinéma monumental. Le héros nolanien type y est toujours pris dans les ciseaux d’un double paradoxe qui, à la fin, n’en font qu’un. D’un côté, il est le sujet d’une mise en scène dont il comprend après coup qu’il en était le magicien (d’Oz) caché. De l’autre, la voix qu’il parle est toujours celle d’un autre différant la révélation que l’autre n’était en fait que lui-même. L’identité est un palindrome qui se lit dans les deux sens : je = je est égal à je ≠ je, autre paradoxe qu’aime à cultiver un cinéaste dont le nom même (Nolan) frôle le palindrome. Au milieu du moi gît donc une faille qui, ici, conditionne la ligne de partage de la couleur et du noir et blanc en recoupant des questions de perspective, les premières dédiées à Oppenheimer et sa subjectivité angoissée quand les secondes sont rapportées à Lewis Strauss, ce faux ami. On pourra toujours penser à Memento (2000), mais à ceci près qu’il est moins question d’amnésie (freudienne) que d’interprétation des récits, rivale (et nietzschéenne).
Si Lewis Strauss est le ventriloque caché, le démon glissé en secret derrière les voix faussement neutres de l’audition de sécurité, Oppenheimer est l’exception, le génie héroïque dont une société a besoin avant de le traiter tel un démon, un déchet. Ce partage, on l’a déjà identifié, réitère celui de Miranda Tate et de Batman dans la trilogie The Dark Knight (2005-2008-2012). En se focalisant par excès sur la lutte entre ces deux figures nolaniennes, la dernière heure d’Oppenheimer recouvre d’une ultime couche de béton armé (le procès truqué sera, retourné comme un gant, celui du contre-procès en réhabilitation) l’angoisse tragique des grands dilemmes, l’éthique de la responsabilité à l’ère de la banalité du mal et de l’atomisation intégrale. Plus grave peut-être, une grande manipulation scénaristique fait de l’argumentaire de Lewis Strauss une machination diabolique afin d’en discréditer la logique. Là, le truc relève carrément de l’inception(6) quand l’idée d’une critique du positionnement moral d’Oppenheimer se verrait automatiquement invalidée dès lors qu’elle est énoncée par un méchant rongé par le venin du ressentiment. Car assumer Trinity en déplorant Little Boy (la bombe A sur Hiroshima) et Fat Man (celle sur Nagasaki), c’est se faire le commandeur d’une nouvelle conscience planétaire, le lanceur d’alerte contre la prolifération du nouvel arsenal atomique après avoir été l’artisan de l’éradication virtuelle de toute vie sur Terre, tout en le sachant.
Christopher Nolan aime les dilemmes à prétention cornélienne, Insomnia (2002), Le Prestige (2006), The Dark Knight (2008). Mais la façon qu’il a de les résoudre en les passant à la moulinette du plus petit dénominateur commun le ramène au niveau des équilibres pragmatiques. Cela est attesté encore quand on retrouve Albert Einstein dans la même situation, une première fois en noir et blanc (on croit que le second tire la gueule au premier parce qu’il est en train d’ouvrir la boîte de Pandore du nucléaire), la seconde en couleurs (Einstein boude en fait Lewis Strauss). « Maintenant, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes » dit Oppenheimer en lisant dans le texte le Bhagavad-Gita. Le savoir de l’irréparable se voit immunisé contre l’angoisse de l’acte. Robert Oppenheimer a ouvert un monde, le nôtre, dont l’un des épigones actuels s’appelle Emmanuel Macron : l’homme de la mauvaise conscience est effectivement aussi celui du « en même temps ».
Tenet se donnait pour emblème un carré magique, le fameux carré Sator. Oppenheimer s’apparente davantage à l’œuf (Jumbo) qui contient Trinity. Un premier œuf est une pomme empoisonnée par le jeune Oppenheimer pour punir le professeur qui l’a empêché d’assister à une conférence de Niels Bohr (Kenneth Branagh, débonnaire). Puis l’étudiant se reprend en jetant le fruit mortel à la corbeille. D’emblée, la tentation du ressentiment est court-circuitée en faisant briller un vieux symbole toujours prêt à l’emploi (la pomme de la connaissance pourrie par l’hybris du savoir). Un autre œuf est le cerveau même d’Oppenheimer et s’y agitent des passions qui ne relèvent pas uniquement de la libido sciendi. On y trouve le rapprochement avec le Parti communiste auquel travaille ardemment son frère cadet Frank, ainsi que les amours contrariées avec une militante, Jean Tatlock (Florence Pugh, pure idée désincarnée malgré la chair de son interprète). Christopher Nolan préfère toujours à la fusion la fission en séparant le blanc (le physicien se croit responsable du suicide par noyade de Jean) du jaune (une main gantée de noir s’infiltre en moins d’un vingt-quatrième de seconde pour donner du grain à moudre à l’hypothèse de son assassinat par le FBI). Ce qui ne l’empêchera pas d’opérer, une fois au moins, par fusion fautive (quand Oppenheimer croit citer Karl Marx dont il a lu l’intégrale du Capital alors qu’il le confond avec Proudhon, la bourde)(7).
Décidément, Oppenheimer figure bien la conscience malheureuse de faits dont il n’est en rien responsable, la mort de Jean comme l’usage de son invention. Même Einstein, après un petit coup final de twist, cesse de lui faire la tronche. Le chapeau soufflé par un coup de vent est la métaphore d’un chef qui a perdu la tête et c’est bien de Lewis Strauss dont il s’agit, non d’Oppenheimer. On est bien loin de l’étrange flopée des hauts-de-forme du Prestige comme autant de trous de néant.
Reste un tout dernier œuf qui n’est rien d’autre que le film lui-même, la cocotte-minute (la bombe va exploser, elle a toujours déjà explosé, elle ne cessera jamais d’exploser) qu’enveloppe un rassurant abri antiatomique (les radiations mortels de l’audition de sécurité, ce procès faussé, sont neutralisées par le contre-procès en réhabilitation dont le rayonnement opère en différé). L’entreprise de désamorçage est si colossale qu’elle asphyxie l’angoisse de l’acte auquel est lié Oppenheimer en la coiffant du prestige des alertes dont il s’est fait l’un des tout premiers lanceurs.
Chez Kierkegaard, l’angoisse de l’acte se résout dans le choix (qui est toujours le choix du choix)(8) ; pour Oppenheimer, sa résolution tient des choix nolaniens d’un équilibre pragmatique, qui est une relativisation (le génie fait la part des choses, assume la trinité des bombes avant d’en critiquer la prolifération), avant toute neutralisation (le nucléaire est le produit de circonstances historiques).
Le Prestige, qui demeure à ce jour le meilleur film de Christopher Nolan, a formalisé la dialectique propre au tour de magie. Le tour de magie s’ouvre d’abord avec une promesse, tandis que le tour proprement dit est à la fin récompensé par le prestige de ses spectateurs ébahis. La beauté consiste toutefois à indiquer que le tour oblige à un détour par le négatif qu’exemplifiait un oiseau écrabouillé dans sa cage, avant que ne lui succède la cohorte des accidents mortels, automutilations, condamnations à mort et éliminations en série des doubles requises par la magie passée à l’heure de la production de l’électricité. Christopher Nolan est un illusionniste dont les tours de force industriels l’apparenteraient à un David Copperfield. Et si le grand tour déçoit en substituant au vrai Oppenheimer son double en peau de lapin, il n’empêche que le négatif a eu lieu mais en tant qu’il manque. Hiroshima est partout, Günther Anders nous en a avertis – partout sauf dans le film.
La consolation des inconsolables
Il existe une archive à la beauté irradiante, on la trouve facilement sur le site internet de l’INA. Interrogé par Étienne Lalou pour l’émission de télévision française Cinq colonnes à la une (1962), Robert Oppenheimer n’y apparaît pas comme le « père de la bombe atomique » ou un lanceur d’alerte humaniste, mais comme un Roi pêcheur retiré dans son royaume abrité par l’université de Princeton(9), un homme tout entier pénétré d’une faute impossible à dire, sinon qu’elle est un silence à la douceur intranquille. Celui qui dit ne pas être optimiste en maintenant toutefois l’espoir qu’une prise de conscience planétaire répondra au défi nouveau de l’atome est alourdi d’un savoir, celui d’une éthique de la responsabilité dont la faillite avait pourtant connu son avertissement prophétique sous la plume de Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
On peut dire alors que cette archive, dans sa durée courte et son modeste noir et blanc, atomise sans forcer les effets de manche spectaculaires de la superproduction de Christopher Nolan. L’archive l’atomise précisément parce qu’elle oppose, à l’image de la bombe inoffensive quand elle n’est qu’un fort beau spectacle sur grand écran, l’idée d’une parole irradiée par les conséquences morales d’un défaut de responsabilité devenu le legs d’une faillite historique. Dans l’archive, Oppenheimer est irradié ; dans le film de Christopher Nolan, il peut rayonner à l’abri des effets de la radioactivité.
Christopher Nolan n’a au fond qu’une seule consolation à proposer aux inconsolables que nous sommes, la très maigre consolation du magicien dont le prestige repose sur des pompes, des tours et des trucs gardés cachés en les protégeant de la volonté de savoir du public. C’est exemplairement l’explosion faite sans trucage numérique, mais sans effet aussi parce qu’elle n’altère en rien la machinerie du film, même pas le noir et blanc coupé de l’idée qu’il avère un deuil après la destruction des couleurs. On apprécie néanmoins la fissure audio-visuelle affectant l’explosion parce qu’elle fonctionne en deux temps, d’abord visuellement (avec la bulle de plasma et une raréfaction du son), ensuite sur le plan sonore (avec la déflagration). La consolation selon laquelle le bombe ne fait aucun mal parce qu’elle relève après tout du seul spectacle de cinéma n’en est pas une, en ne valant que de reflet luxueux mais dégradé de toutes celles qui continuent d’exercer sur notre vie leur rayonnement fossile et mortifère, Hiroshima et Nagasaki, Tchernobyl et Fukushima.
Un cinéaste a pourtant été à la hauteur de ce qu’il y a de plus contemporain dans l’essai inaugural de la bombe atomique. Il s’agit de David Lynch et il y est arrivé en compagnie de son complice Mark Frost, de surcroît à la télévision à l’occasion de la mémorable troisième saison de Twin Peaks : The Return (2017). Le huitième épisode de la série, diffusé par Showtime le 25 juin 2017, montre en effet la mise à feu de Trinity selon un carré de quatre termes dont l’agencement est d’une radicalité qui fera notre admiration à jamais. C’est d’abord un bouleversement qui casse en deux la narration de la série en restituant à un fait historique sa dimension de faille imprévisible, autrement dit d’événement faisant sortir le temps hors de ses gonds : « Time is Out of Joint » ; c’est ensuite la ressaisie du moment comme trouée par où s’est échappée une partie des créatures intermédiaires participant au pandémonium de Twin Peaks ; c’est encore l’établissement d’un raccord avec Hiroshima par le recours au Thrène à la mémoire des victimes de Hiroshima (1961) de Krzysztof Penderecki ; c’est enfin un moment de l’histoire de l’humanité dont un artiste en cinéma se sait être le sujet irradié, David Lynch qui flottait alors dans le ventre de sa mère depuis trois mois seulement.
David Lynch a non seulement compris que Hiroshima est partout, mais il l’a vu en l’ayant toujours déjà senti dans son corps, dans ses fibres. Ce fin stratège qu’est Christopher Nolan le sait, mais ne le voit pas. Si le conflit des facultés entre l’action et l’imagination se traduit par le paradoxe classique du visionnaire aveugle qu’allégorise dans les mythes grecs Tirésias, le devin aveugle de Thèbes, c’est un miroir que se tend à lui-même un auteur qui, si narcissique soit-il, ne s’y reconnaît pas.
Gagné pour la Technique,
perdu pour la Liberté
« Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté ». C’est la dernière phrase du premier chapitre de La France contre les robots, ce livre écrit à Rio de Janeiro par Georges Bernanos alors en exil, et daté du 5 janvier 1945(10). La date est décisive, c’est sept mois avant Hiroshima et Nagasaki, et quelques années avant les considérations de Martin Heidegger et Hannah Arendt, de Günther Anders et Herbert Marcuse sur les dangers de la technique quand elle enfouit la Raison sous le béton armé de la raison instrumentale. Être contemporain de Hiroshima, c’est l’être aussi de ses visionnaires qui n’ont pas été aveuglés par la vieille morale de la fin et des moyens.
Un autre film existe pour en témoigner, c’est La France contre les robots (2020), l’ultime film de Jean-Marie Straub qui en restitue la puissante actualité, dans la relève d’une parole bien entendue.
Le monde gagné pour la Technique est perdu pour la liberté, y compris quand elle manque à ses meilleurs techniciens. En cinéma, Christopher Nolan en est un, illusionniste prométhéen à qui fait défaut le savoir qu’il est Épiméthée. C’est de cette liberté-là dont l’art s’autorise, et d’elle seule.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Christopher Nolan
- Des Nouvelles du Front, « Tenet : La croix de Christopher Nolan », Le Rayon Vert, 29 août 2020.
- Guillaume Richard, « Inception de Christopher Nolan : Le Moulin à vent et la Poétique du rosebud », Le Rayon Vert, 17 décembre 2019.
- Jérémy Quicke, « Batman Begins de Christopher Nolan : Le Masque aux deux Visages », Le Rayon Vert, 10 mai 2019.
Notes