« One Cut of the Dead » de Shin'ichirô Ueda : Un Abécédaire du Cinéma
Avec « One Cut of the Dead », Shin'ichirô Ueda signe un abécédaire du cinéma traitant à la fois du genre, de la grammaire et de la réception.
« One Cut of the Dead », un film de Shin'ichirô Ueda (2017)
Pour bien parler de One Cut of the Dead et en exposer la richesse et les subtilités, il va falloir « spoiler » son concept, qui pourrait pourtant être sujet à surprise lors de la première vision du film. Divisé en deux, le film de Shin'ichirô Ueda présente dans sa première partie, de trente-sept minutes, un moyen métrage horrifique en un seul plan-séquence, dans lequel le tournage d’un film de zombies dans un bâtiment désaffecté tourne au massacre lorsque l’équipe de tournage se voit attaquée par de vrais zombies. La seconde partie présente une sorte de making-of du plan-séquence préalablement exposé. La double prouesse – scénaristique et technique – du film est de montrer en temps réel l’envers du décor d’un tournage dont le résultat est connu et donc d’établir continuellement des liens entre ce qui est vu et ce qui sera vu ou ce qui a été vu. Entre les deux occurrences du film de zombie – le résultat et le tournage –, on suit durant vingt minutes la mise en place du projet : donc un film de zombies en plan-séquence, retransmis en direct par une chaîne de télévision entièrement dédiée aux zombies.
Hors-champ, Mise en abyme et Zombies
Le concept de mise en abyme développé par le film n’est pas neuf en soi et revêt presque d'une dimension classique, connue, notamment dans le domaine du film de genre. Mais la manière dont l’aborde et le met en scène One Cut of the Dead est en revanche réellement inédite. Il n’existe pas, de mémoire et selon notre connaissance, de film contenant en son sein un autre film ainsi que son making-of, le tout fictionnalisé et faisant donc intervenir plusieurs degrés de fiction. La dimension « poupée russe » du film est d’ailleurs triple puisque le générique final de One Cut of the Dead révèle pour sa part les conditions réelles du tournage – non-fictionnel –, accentuant ainsi le vertige que le film aura par ailleurs déjà procuré. Dans les faits, la mise en abyme entretenue par la construction du film permet de créer des effets à retardement, qu’ils soient du domaine du gag pur et simple ou d’un ressenti plus complexe, jusqu’à l’émergence de réelles émotions. Ainsi, ce que le spectateur voit dans la première partie du film (le plan séquence), parfois médusé par un amateurisme feint ou des chutes de rythmes apparentes, prend la plupart du temps tout son sens et une autre résonance lors de la seconde. Par exemple, lorsqu’on voit pour la première fois le réalisateur engueuler et maltraiter un acteur lors des toutes premières minutes du film, cela apparaît d’abord comme un surjeu en mode hystérique, une saillie exagérée et théâtrale. Mais après avoir vu les répétitions du tournage au début de la seconde partie, lors desquelles l’acteur en question ne cesse de rechigner et de contredire un réalisateur contenant sa frustration, la scène du début prend tout son sens étant donné que le personnage du réalisateur, dans la seconde partie, joue le rôle de celui de la première partie.
Cette scène constitue un des nombreux liens tissé par le film entre sa première et sa seconde partie. Mais d’autres liens sont, eux, décelables à la première vision, avant même d’être arrivé au bout de la première partie. Il s’agit de petites transgressions du quatrième mur, qui apparaissent dès lors au spectateur tâtonnant dans un film dont il ne connaît pas encore tous les tenants et aboutissants comme de véritables étrangetés, de petits accidents qui n’auraient a priori aucune raison d’être. Ce sont ces regards caméra impromptus, ces petits trous dans les dialogues ou dans le jeu des comédiens, cette injonction de filmer donnée par le metteur en scène à une caméra que l’on pensait extradiégétique – et l’incluant dès lors dans la diégèse – cette main munie d’un torchon qui vient essuyer l’œil de la caméra lors d’une course-poursuite, etc. Ces petites transgressions, commises lors du plan-séquence et expliquées durant la seconde partie, apparaissent rétrospectivement comme autant de petits portails imaginaires bâtis par le film entre ses deux parties. C’est un peu comme si le spectateur entrait simultanément dans plusieurs tunnels d’incompréhension et n’en sortait que lors de la seconde partie du film, expérimentant ainsi à chaque sortie de tunnel une sorte d’illumination très stimulante.
La connexion principale entre la première et la seconde partie, celle qui constitue le ciment de One Cut of the Dead, est obtenue grâce à l'utilisation ludique du hors-champ que le film établit. Les blancs laissés par le plan séquence – les longues plages d’hésitations, de tâtonnements, d’improvisations malheureuses, dans le chef des acteurs comme dans celui de la technique – sont remplis par la seconde partie du film, qui vient apporter avec application et précision un remède à tout ce qui paraissait bizarre, amateur et bricolé durant le plan-séquence. Ce qui était hors-champ dans la première partie est donc révélé dans la seconde, devenant ainsi la raison d’être de One Cut of the Dead, voire même son sujet principal. Le film s’emploie à faire de ce qui est hors-champ et caché sa matière même. Mais l'idée la plus stimulante qui découle de ce concept et de cette démarche, de la révélation du hors-champ que constitue toute la deuxième partie du film, c’est encore de dévoiler que le hors-champ d’un film de genre peut constituer un tout autre film, et même un film d’un autre genre. En l’occurrence derrière un film d’horreur gore peut se cacher une comédie pure, laquelle peut même évoluer de la bouffonnerie à une tendance plus sentimentale, voire « feel good ». Cette idée de film à tiroirs, à triple fond et à double sens, cette multiplicité des genres et ce discours sur les possibilités du hors-champ rendent One Cut of the Dead vertigineux tout en restant modeste, et appelant presque immanquablement – à condition bien sûr d’avoir apprécié son côté volontairement « trop plein » et son faux amateurisme virtuose – à une seconde vision qui viendra encore éclairer quelques zones d’ombre et imbriquer quelques pièces du réjouissant puzzle qu’il propose.
Un Abécédaire du Cinéma et un Hymne à la Création
La structure stimulante de One Cut of the Dead permet également d'approcher les traditionnels questionnements sur l'ontologie de l'image cinématographique. Le film pourrait même s'imposer comme un abécédaire du cinéma tant il concentre, avec une exceptionnelle dextérité, les modes de croyance mobilisés par l'image. Le film s'intéresse ainsi à la juxtaposition du vrai et du faux, de la fiction et de la réalité, du contrôle et de l'improvisation. L'articulation des différentes pièces de la poupée russe en vient à évoquer ce qui pourrait être un définition possible du cinéma : un art du faux construit à partir du vrai et du faux qui laisse néanmoins transparaître des moments de vérité. One Cut of the Dead semble tout entier dévoué à la célébration de ces moments où du réel échappe au quadrillage de la fiction. Soit les accidents de tournage, l'improvisation des acteurs et, plus encore, les liens imprévisibles qui se forment entre les deux parties. Sauf que ces moments relèvent eux aussi de la fiction et il est impossible de dire s'ils sont nés de véritables accidents de tournages liés aux choix (ou non) du cinéaste, Shin'ichirô Ueda. Le pouvoir de laisser éclater des moments de vérité est ainsi réparti entre les trois équipes de tournage présentes sur trois niveaux de sens. C'est ce qui rend le film précieux et inédit : sa mise en abyme de points de réel est elle aussi soumise entièrement à l'artifice du faux tout en ayant toujours en ligne de mire la recherche du vrai, dont Shin’ichirô Ueda donne, dans le pire des cas, une illusion forte. En tant que spectateurs, si celle-ci est effectivement à l’œuvre et que le film n'est qu'un trompe-l’œil total, nous n'en demeurons pas frustrés.
One Cut of the Dead aurait certainement intéressé André Bazin. Le plan-séquence unique du moyen métrage qui occupe la première partie, autant que l'effet de direct et les dérapages obtenus par l'improvisation offrent en effet des instants de vérité que le cinéma peut rendre ontologiquement. Ils ressemblent à tous ces moments de continuité où la fiction laisse transparaître du réel, ceux que Bazin aimait tant. Et c'est moins par l'effet réaliste ou documentaire que One Cut of the Dead parvient à atteindre cette vérité, mais c'est bien plutôt par le faux et en désarticulant la fiction que la vérité ontologique se fraye un passage dans l'image. Elle s'obtiendrait par l'improvisation et les accidents bazinniens. Inversement, un contradicteur de Bazin et un partisan des théories de la distanciation trouveraient aussi leur compte avec One Cut of the Dead. L'omniprésence de la caméra dans le champ rappelle qu'une image est avant tout le produit d'une manipulation de la réalité et le réel un dogme que le cinéma ne peut que représenter. Le film se termine d'ailleurs sur une compilation de séquences avec la vraie équipe de tournage (celle de Shin'ichirô Ueda, donc). Cette ultime mise en abyme rabote la quête de vérité des bazinniens pour la ramener à une construction sémantique comme une autre. Tel un abécédaire pour étudiants en cinéma, One Cut of the Dead présente ainsi une thèse et son contraire ainsi qu'une démonstration de la puissance du plan-séquence unique et du montage, de l'improvisation et du contrôle, du vrai et du faux.
Par-delà ces aspects théoriques et ce tour de force, One Cut of the Dead se clôt sous une forme d'hymne joyeuse et légère à la création. C'est peut-être ce qu'il y a de plus surprenant dans le film : un discours qui pourrait être pesant à force d'enchaîner les mises en abyme et les joutes de sens laisse petit à petit la place à une euphorie virale. Une fois l'émission diffusée, la productrice du moyen métrage lance en effet un appel général pour fêter la réussite du projet. Un peu comme dans un film d'Hong Sang-soo, toute l'équipe est invitée à venir boire dans une fête qu'on ne verra pas mais qu'on imagine alcoolisée et embrayant le pas de la folie du tournage. Finalement, alors que beaucoup de films se seraient reterritorialisés (en allant chercher la sécurité de la famille ou du psychologisme), la joie prend le dessus avec une désinvolture inattendue. Celle-ci semble être le but recherché par Shin'ichirô Ueda, en témoigne par exemple les quelques photos de l'équipe du film qu'on trouve sur internet : une petite bande joyeuse semble prolonger les conditions des différents tournages, réels ou diégétiques, en dehors du cadre de la fiction. Plus encore qu'un concept, One Cut of the Dead serait ce qu'on appelle de nos jours un mood.
Le Dieu de la caméra est un zombie
Que la caméra ne s’arrête jamais de tourner, c’est bien la première idée annoncée sans équivoque par One Cut of the Dead (notons que le titre français – Ne coupez pas ! – est assez proche du titre japonais, qui indique littéralement de ne pas couper la caméra), qui ne cesse d’emboîter des réalités comme autant de représentations, ou les représentations comme autant de réalités. Dans le jeu des mises en abyme, et le dédale de réalités proposées, c’est le zombie comme possibilité d’un monde qui ne cesse de revenir. À défaut de jamais fondre au noir, la caméra se soutient indéfiniment d’un plan-séquence, obstiné tel le regard du zombie qui refuse lui aussi de s’arrêter de tourner. Un plan-séquence troué toutefois par les morsures des zombies : derrière chaque regard en attend un autre, qui lui non plus ne s'arrête jamais, ne cesse pas de tourner, refuse de passer, ainsi que le suggère une première fois le regard d’un Dieu omniscient qui les engloberait tous dans le dernier plan du premier film de 37 minutes, où nous voyons l'un des protagonistes au centre d'une étoile de David en contre-plongée. Dieu est un zombie qui ne cesse de faire retour, à ne jamais passer, à toujours être attendu dans les recoins les plus sombres du plan, à toujours surprendre (quand il ne prend pas par-dessus) le regard d’un autre - car chacun à un moment ferme bien les yeux, quand le zombie ne cesse d’être une veille en errance.
Ce Dieu-zombie nous est apparu plus d’une fois lors des premières 37 minutes du film de Ueda. Non pas lors des manifestations les plus grand-guignols du zombie comme poursuivant, mais comme morsure divine contaminant tant le spectateur que le film : ce zombie qui a l’air plus malade que menaçant, ces personnages qui s’échangent des banalités au milieu d’une scène d’effroi, cette morte qui se relève comme une vivante et non comme un mort-vivant, ce zombie à la progression infiniment lente qui s’arrête lorsqu’on le lui demande, cette jeune femme qui fend la représentation de l’action par un long cri d’effroi qui retient la caméra pour un plan dévorant, la caméra tremblant comme le regard d’un Dieu fébrile lancé sur la jeune femme ensanglantée à partir du balcon de Sirius. À chaque fois, le lieu d’une production du sens nous était indiqué, quand il ne s’agissait pas purement et simplement de laisser s’engouffrer là les délices aussi capiteux que ruineux du délire interprétatif, chaque regard devant logiquement être surdéterminé par un autre.
Et en effet, Ueda ne nous laissera pas le temps de délirer, à enchaîner, par-delà le mot fin ponctuant les 37 minutes du premier plan-séquence (tourné en réalité sur deux jours), avec le second métrage qui en serait le making-of. Il ne laisse place à nulle tentative de faire essaimer la productivité du sens à partir des morsures, ce regard du Dieu zombie, à rabattre celles-ci sur de triviaux accidents de réalité, le making-of, par sa position et sa nature, venant logiquement expliquer le premier film, la farce commise par la réalité venant expliquer la morsure sur-prenante du sens commise par le zombie. Néanmoins, de même que la main de l’alcoolique tremble ou que l’homme aux intestins fragiles anticipe la contamination avant même que le tournage ne commence, la contamination zombie se propage déjà au niveau de la réalité construite par le making-of, celle que l’on dirait « réelle » par rapport à la première que l’on dirait « fictionnelle ». En conséquence, le verrouillage du film par l’ontologie - entendue ici comme une théorie mue par le souci d’une évaluation et hiérarchisation des degrés de participation à l’être - claudique quelque peu, ainsi que l’ivrogne. Dans les plis du monde, c’est la contamination, ou la transmission toujours en biais qui prévaut - à commencer par celle de l’interprétation auquel le passionné de signes se serait adonné à ne suivre que la première partie.
Si l’ontologie est biaisée dans One Cut of the Dead, Ueda n’en remettra pas moins le monde sur ses pattes et succombera tout de même à la tentation de remettre de l’ordre dans les différents blocs de réalité. Par trois fois la caméra s’élève au-dessus de l’espace occupé par les personnages : pour instiller la bizarrerie d’un plan chancelant sur une héroïne immobile au milieu d’une étoile de David ensanglantée à la fin du premier métrage, pour prendre un peu plus de hauteur afin de montrer les lieux de tournage lors de second métrage (les péripéties accompagnant la préparation du tournage du premier), pour s’élever encore plus haut avant le générique de fin qui nous montrera le dernier niveau méta, la véritable équipe de tournage en train de tourner les deux premiers films. Prendre de la hauteur ne s’effectue plus comme une contamination mystérieuse transmise par une caméra qui, comme le zombie, ne s’arrête jamais, ne passe pas comme la vie, s’entête de bizarreries. Prendre de la hauteur se met à signifier, soit transmettre l'explication d'une réalité par une autre. Juste avant l’ultime générique de fin, afin de réaliser le plan final du premier film sans grue, la fille du réalisateur aura trôné sur une pyramide humaine composée, dans l’ordre, des zombies, des protagonistes, du réalisateur et de sa fille. Cet ordre obtenu sur le fil aura mis un terme à la joyeuse contamination qui prévalait à de multiples niveaux du film, en même temps qu’il aura rendu linéaire une transmission fondamentalement biaisée. Les zombies, eux, sont tenus bien sagement à la cave.
Première partie (Thibaut Grégoire), seconde partie (Guillaume Richard), troisième partie (Sébastien Barbion)