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Dans la grotte d'Oncle Boonmee
Esthétique

« Oncle Boonmee » d’Apichatpong Weerasethakul : Quand le cinéma se souvient de ses vies antérieures

Thibaut Grégoire
Par l’intermédiaire de son personnage principal et par la mise en scène de ses vies antérieures, Apichatpong Weerasethakul décline le retour aux origines et l’étend au cinéma dans son ensemble ainsi qu’à son propre cinéma. Si Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures montre les vies antérieures de son personnage principal, il expose également les siennes en tant qu’il appartient à un art dont l’histoire et les origines ressurgissent par intermittence en son sein.
Thibaut Grégoire

« Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures », un film d’Apichatpong Weerasethakul (2010)

Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures est un film qui se subdivise en plusieurs parties assez distinctes les unes des autres, bien qu’il n’explicite pas clairement cette subdivision de manière structurelle, que ce soit par des panneaux introductifs à chaque partie ou par un découpage en chapitre. Pourtant, de véritables différences esthétiques apparaissent d’une partie à l’autre et l’hétérogénéité de l’ensemble du film est l’une de ses particularités, laquelle ressort a posteriori de sa vision lorsque le spectateur se le remémore. L’avant-dernière partie du film, par exemple, ressort de manière à la fois thématique et esthétique : lors de celle-ci, le personnage principal, Oncle Boonmee, s’enfonce en compagnie de ses proches dans une grotte à l’intérieur de laquelle cet homme mourant va finir ses jours. La voix-off de Boonmee fait directement référence à cette grotte comme à un utérus et le personnage dit avoir l’impression de retourner dans le ventre de sa mère. Le fait qu’il ait choisi, pour mourir, cet endroit le renvoyant à ses propres origines prend aussi une autre dimension au regard de la faculté de Boonmee de se souvenir de ses vies antérieures, comme l’explicite le titre et comme le met en exergue la phrase qui introduit le film (« Au cœur de la jungle, des monts et des vallées, mes vies antérieures sous forme d’animal ou autre ressurgissent devant moi. »). Le retour aux origines pour un homme qui se souvient de ses vies passées est presque une condition sine qua non de son existence et l’idée qu’il retourne dans l’utérus de sa mère par l’intermédiaire métaphorique de la grotte induit aussi qu’il s’apprête à renaître une nouvelle fois.

L’histoire de Boonmee, de sa faculté à se remémorer ses vies antérieures, et celle de sa mort/renaissance dans la grotte font de Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures un film sur le rapport entre l’humain et l’infini. Cela lui confère une dimension métaphysique évidemment prégnante et évidente mais, à l’image de sa structure en parties distinctes et de sa multitude d’aspects et d’influences esthétiques, le film est également multiple dans son spectre thématique et ses grilles de lectures.

En plus de sa dimension métaphysique évidente et de sa portée politique plus souterraine et secrète – et compliquée à aborder ici ou ailleurs d’un point de vue occidental sans courir le risque de la généralité et/ou de l’approximation –, Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures est aussi un film réflexif sur le cinéma, puisque le retour aux origines qui est celui de Boonmee dans la continuité narrative du récit que déploie le film est aussi celui du film en lui-même et dans l’histoire et l’esthétique du cinéma dans son ensemble. Outre la figure de la grotte comme capsule temporelle ramenant aux origines et à la préhistoire du cinéma – à la fois par le lien que le temps et les écrits ont tracé entre les peintures pariétales et le film projeté, ainsi que par la mise en rapport empirique, presque instinctive que peut faire n’importe quel spectateur entre une grotte et une salle obscure –, le film déploie d’autres moyens esthétiques de voyage dans le temps en utilisant, dès son début, dès ses premières scènes, des procédés faisant appel aux origines du cinéma et/ou à ce qu’il nous en reste.

La phrase introductive du film et son utilisation comme déclencheur de celui-ci, témoigne par exemple d’une foi dans un procédé hérité du muet qui consiste à donner à des images un sens induit par quelques mots les précédant. Comme un intertitre, dans un film muet, pouvait donner du sens à des images que l’absence de son condamnait à rester absconses sans un petit coup de pouce préalable, la phrase introductive de Oncle Boonmee vient donner aux images qu’elle précède, celles de ce buffle qui s’évade nuitamment dans la forêt, une signification bien précise (mais qui peut néanmoins n’être comprise qu’après-coup, après la vision de quelques scènes ou du film dans son ensemble) : le buffle est l’une des incarnations antérieures de Boonmee, dont il se souvient à travers le film. De la même manière, la première apparition du fantôme de la femme de Boonmee, un peu plus tard dans le film, utilise un procédé, un « effet spécial », issu lui aussi du cinéma muet et plus précisément de celui de Méliès, à savoir la surimpression. Mais là où Méliès surimpressionnait deux images par manipulation sur la pellicule, Apichatpong Weerasethakul utilise une technique plus directe pour donner vie à un fantôme. Au lieu de superposer deux images planes, il superpose deux espaces, séparés par une vitre. Par un effet de mise au point effectué sur une vitre, l’intérieur et l’extérieur se superposent pour faire apparaître un fantôme aux côtés des vivants.

L'apparition en surimpression dans Oncle Boonmee
© Pyramide Distribution

Mais le film, plus que de superposer ses couches, ces grilles de lectures potentielles, les fait coexister et, surtout, tirer parti l’une de l’autre, au point d’en arriver à une nouvelle, née de la superposition des deux autres. Comme de la surimpression de deux images en naît une nouvelle, de deux dimensions, de deux étages foulés par le film – le retour aux origines de l’homme et le retour aux origines du cinéma –, en résulte une troisième.

Si, en prenant en compte la première phrase du film, cet exergue évoqué précédemment et introduisant les premières images, on entérine le fait que le film dans son ensemble est vu et montré de l’intérieur du subconscient de Boonmee, celui-ci apparaît à la fois comme le monteur et le projectionniste du film. Boonmee retourne à ses origines et opère de lui-même une sorte de montage à partir des images de ses vies antérieures. Ce que l’on voit est en quelque sorte le voyage intime de l’oncle Bonnmee dans ses vies antérieures, desquelles il ne garde – ou ne partage – que quelques fragments. D’une certaine manière, Boonmee est le double du cinéaste en tant qu’il est à la fois le monteur et le « montreur » de ses vies antérieures. De la même manière, Apichatpong Weerasethakul revisite aussi en quelque sorte son cinéma antérieur, et le cinéma dans son ensemble. Il voyage lui aussi dans le passé du cinéma, dans celui des origines donc, dans le cinéma muet et chez Méliès en particulier, mais également dans d’autres types de cinéma. On peut par exemple considérer que certaines parties du film viennent du cinéma documentaire, de style direct, à l’image de la scène introductive avec le buffle par exemple, mais également d’autres. On peut également voir dans les apparitions étranges récurrentes des grands singes aux yeux rouges luisant dans la nuit des influences du cinéma fantastique, horrifique, voire de science-fiction. Et la partie centrale du film, l’histoire de la princesse aux prises avec son reflet dans l’eau et avec un poisson-chat, semble en grand partie extraite d’une tradition du film en costumes – à l’exception peut-être de l’issue de cette partie, une scène de sexe sous l’eau entre la princesse et le poisson-chat.

Mais Weerasethakul se replonge également dans le passé de sa propre création à travers Oncle Boonmee. Outre le fait que le film soit la prolongation d’un geste artistique entamé par des œuvres d’art contemporain et reliées entre elles par un titre et une ambition commune (Primitive, l’ambition étant un retour aux origines donc), ainsi que celle d’un court métrage en particulier (A Letter to Uncle Boonmee, 2009), Weerasethakul y utilise également des photos fixes, issues d’un reportage effectué auprès d’enfants soldats, dans l’une des parties du film. Par ce procédé, le cinéaste se souvient également d’une certaine manière lui aussi de ses vies antérieures, des vies antérieures de son œuvre, en y tripatouillant, en sélectionnant et en montant à partir de celle-ci. Et tout comme son personnage principal et son auteur, le film en soi, par sa manière de revenir aux origines de l’art dans lequel il s’inscrit, de les réexplorer et de les retravailler, se souvient également de ses vies antérieures.

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