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Otis James (Daniel Kaluuya) à cheval dans le désert face aux extraterrestres dans Nope
Critique

« Nope » de Jordan Peele : Le magicien ose moins qu’il dose

Des Nouvelles du Front cinématographique
Le cinéma fait lever les yeux, le grand les écarquille, le bon en fait voir le blanc. Avec un troisième long-métrage qui demande contre toute une tradition de se méfier de ce qui vient du ciel, Jordan Peele aimerait souffler un peu d’air frais dans la sphère de la culture saturée. Mais l’enflure guette, même en ayant les pieds sur la terre du western. Nope est exemplaire d’un cinéma si conscient de lui-même qu’il doit accomplir des prouesses pour simplement réussir à retomber sur ses pieds. Lever les yeux au ciel n’est pas sans danger, le risque étant celui de la voracité et de l’indigestion, ufologie pour ironiser et méta-cinéma pour tenter encore de moraliser le spectacle. Nope est un film littéralement gonflé, qui ne raconte rien sinon ce qu’il en est des blockbusters crevant les plafonds avant d’éclater comme des ballons.

Crever le plafond, comme un ballon

Le cinéma hollywoodien est un territoire immense, et immensément sinistré. Non pas qu’il y manquerait des capitaux, au contraire, l’hyper-capitalisation y règne en maître. C’est justement le problème quand la rentabilisation exploite jusqu’à épuisement les imaginaires, siphonnés par une culture n’ayant plus d’autre aiguillon que celui de son auto-reproduction. Comme les colonies hollywoodiennes sont très avancées en ayant depuis longtemps pénétré le cerveau-monde, le désastre est planétaire. La culture saturée, qui ne l’est que d’elle-même en étant le symptôme d’une immanence saturée, est la culture d’un capitalisme devenu nécrocapitalisme(1). Il suffit de s’intéresser au cas d’une production comme Batgirl (2022) d’Adil El Arbi et Bilall Fallah, produit par DC Films et propriété du nouveau conglomérat Warner Bros. Discovery. Les executives de la multinationale en ont condamné la sortie parce que son coût évalué à 80 millions de dollars est ou bien trop élevé pour une diffusion en vidéo à la demande, ou bien trop bas pour une exploitation classique en salles.

Si Hollywood reste encore le nom d’un monument, celui d’une industrie qui a pu s’enrichir de l’art des artisans y travaillant, elle ne désigne plus aujourd’hui qu’accumulation monumentale de ruines.

C’est dans ce contexte, de surcroît aggravé par les effets de la crise sanitaire qui profitent aux plateformes en sabrant de moitié les recettes mondiales, cinéma d’auteur comme blockbuster, que l’on doit apprécier Nope, le nouveau film de Jordan Peele. Après le carton public et critique de Get Out (2017) suivi, dans une moindre mesure, par celui de Us (2019), Nope impose dès sa première semaine de sortie son auteur au rang de grand sauveur d’une industrie qui saurait encore allier l’intelligence au divertissement, raflant au passage le titre à M. Night Shyamalan dont la juvénilité aura pris un sérieux coup de vieux avec Old (2021). Le truc, c’est qu’il le sait, et peut-être même ne le sait-il que trop bien. Jordan Peele est en effet exemplaire d’un cinéma si conscient de lui-même qu’il doit accomplir des prouesses pour réussir à retomber simplement sur ses pieds. Jouant le joker du second degré en ne perdant pas la main d’une volonté de sérieux, amusant la galerie en menant par le bout du nez les blasés, jonglant avec des références partagées tout en tentant de tirer son épingle d’un jeu biaisé tant son champ aura été balisé, dansant de part et d’autre de la ligne séparant l’humour de l’horreur, Jordan Peele gonfle à chaque nouveau film les ambitions et les budgets tout en sachant tirer profit d’une économie narrative où la suggestion fait monter les enchères du différé.

La grenouille et le bœuf, la fable de Jean de La Fontaine est inévitable, elle jouit d’ailleurs d’une infaillible actualité, on l’avait déjà remarqué chez Gaspar Noé. Ce qui différencie Jordan Peele de ce dernier, c’est que chez lui l’idée en est assumée afin d’en rédimer la hantise, même si l’assomption n’est jamais qu’une manière, moins innocente que perverse, d’amplification d’une impossible conjuration. On ne peut pas ne pas voir en effet que le finale de Nope tient dans l’explosion en plein vol d’un ballon de baudruche, détruit par l’absorption fatale d’un autre. Ce qui a raison du mal venu d’ailleurs, c’est un artefact flottant et kitsch de la culture saturée, qui raconte toujours au fond la même fable hollywoodienne, celle d’une industrie qui pourrait tout assimiler sans craindre d’éclater.

L’équilibriste du blockbuster qui fait lever les yeux en désignant le ciel a besoin pour cela d’avoir les pieds bien arrimés sur la terre. Parce que lever les yeux au ciel n’est pas sans danger, le risque étant avec la voracité celui de l’indigestion. Avoir les yeux plus gros que le ventre est une expression commune au français et à l’anglais. Nope est un film littéralement gonflé, qui ne raconte rien sinon ce qu’il en est des blockbusters crevant les plafonds avant d’éclater comme des ballons.

Les renversements du remplacement

Résumons les épisodes précédents. Get Out, c’est l’actualisation de L’Invasion des profanateurs de sépultures (1956) de Don Siegel au prisme de la question raciale, c’est aussi la relecture pop de Peau noire, masques blancs (1952) de Frantz Fanon. Les ombres du slasher s’y sont vues élucider par un projecteur mettant l’accent sur l’impensé racial des fictions paranoïaques qui délirent hyperboliquement l’autre sans se préoccuper de leur blanchité propre. La métaphore des Noirs à l’extérieur mais Blancs à l’intérieur (aux États-Unis, on les appelle les « Bounty », en Grande-Bretagne les « Oreo ») est paradoxalement gâtée par un reste d’essentialisation racialiste (les Noirs à l’extérieur devraient l’être aussi à l’intérieur) que dément fermement la conclusion du livre de Fanon. Us, c’est la lutte des classes au miroir du doppelgänger, opposant les modèles à leurs doubles qui les envient. Le ressentiment des simulacres tient toutefois lieu d’argument consensuel au sein du répertoire hollywoodien, exemplairement dans Joker (2019) de Todd Phillips. Si, d’un côté, Us dépolitise son sujet en usant d’une psychologie sociale vieillotte, de l’autre il fait d’un événement médiatique inconsistant (« Hands Over America » en 1986) la matrice d’une parodie révélant à quel point une scène culturelle de charité dédiée à l’union nationale est pure facticité.

Us, le titre dit nous en français, mais Us c’est aussi un bout de USA, un nous qui ne l’est donc qu’à moitié, le nous d’une Amérique divisée. Un bout chanté dans le hit « I Got 5 on It » de Luniz, l’autre qui reste en travers de la gorge de Red, le double d’Adélaïde qui se révèle le double de son double.

Get Out et Us auront à leur manière proposé la table d’un mythe réactionnaire contemporain, celui du « grand remplacement », tantôt parce que la substitution se fait au bénéfice de la domination raciale renforcée (spoiler !) y compris avec l’argument de la tolérance, tantôt parce que les doubles veulent prendre la place des référents (spoiler !) afin de corriger l’injustice d’une inversion primitive. L’horreur, c’est concrètement qu’un afro-étasunien se perde dans les ruelles d’une banlieue résidentielle WASP ; c’est, plus allégoriquement, qu’un double réclame vengeance pour avoir été le modèle ayant perdu dans son enfance sa place de référence. L’horreur, ce n’est pas tant le remplacement que le refoulement d’un remplacement originaire dont ses relances sont factices.

Les larmes qui roulent des yeux exorbités de leur protagoniste respectif, joué l’un par Daniel Kaluuya (un acteur anglais d’origine ougandaise) et l’autre par Lupita Nyong’O (une actrice mexicaine d’origine kényane), sont devenues la signature du cinéma de Jordan Peele qui dirige des acteurs à la peau noire très foncée, en sachant très bien que la pigmentation et le degré de mélanine, autrement dit le colorisme sont des questions politiques aussi(2), ayant pour figure-limite celle de Michael Jackson, assumée dans Us avec un T-shirt, plus allusivement dans Nope avec l’apparition d’une femme défigurée. Les larmes versées le sont donc aussi pour l’icône pop sacrifiée sur l’autel de la « whiteness », de la dépigmentation exigée par l’hégémonie hollywoodienne de la blanchité.

Après avoir joué avec les conventions du cinéma d’horreur ou fantastique pour en retourner la peau et révéler avec un inégal succès leur biais refoulé, tensions raciales et question sociale, Jordan Peele revient avec Nope. Entre-temps, il a gâché ses talents dans des projets tous azimuts, production de films et de séries télévisées (comme La Quatrième Dimension en 2019 et Lovecraft Country en 2020), qui partagent la même ambition de soumettre les récits originaux ou les imaginaires hérités dans l’administration systématique d’un message dont l’antiracisme a au moins le mérite d’être problématique, tantôt en sanctionnant des afro-étasuniens ayant cru ingénument avoir soldé les comptes de l’histoire du pays (Candyman de Nia DaCosta, 2019), tantôt en dédouanant la police de sa participation au racisme institutionnel ou systémique (BlacKkKlansman de Spike Lee, 2018).

Ricky (Steven Yeun), en plein rodéo, regarde l'extraterrestre dans Nope
Lever les yeux au ciel dans Nope - © Universal Pictures France

Nope voudrait remettre les choses en place et, partant d’un scénario convenu (du type Cowboys et Envahisseurs de Jon Favreau, 2011), faire tomber la foudre de quelques fondamentaux. Le film de Jordan Peele est en effet hanté par un autre type de substitution, le remplacement des héritiers d’un art du spectacle enraciné dans une morale pragmatique, les pieds sur terre, par ceux qui misent frivolement sur les vertiges du décollage sans penser à un moment ou à un autre à l’atterrissage.

Pouces en l’air

Avec Nope, Jordan Peele bombe à l’évidence le torse. 68 millions de dollars de budget, pellicule 65 mm. et format IMAX, 700 plans dévolus aux effets spéciaux : après tout le genre l’exige, il s’agit désormais de s’attaquer à la science-fiction. Une banale histoire d’agression extraterrestre dans le désert californien a le jabot gonflé par le méta-cinéma dont la borne est fixée rien moins que par le premier film supposé de l’histoire du cinéma, deux secondes d’un jockey noir sur un cheval dont Jordan Peele, dans Nope, imagine la généalogie en redonnant par le jeu de la fiction une identité à celui dont l’histoire n’aurait pas retenu le nom. La succession dans l’usage des caméras numériques puis analogiques maniées par un opérateur représentant avec morgue le cinéma documentaire alors qu’il cachetonne dans l’industrie publicitaire résume au galop une histoire des images mobiles qui trouve son point de culmination avec l’attraction foraine d’un puits servant à tirer le cliché de ses usagers.

Refaire le film d’Eadweard Muybridge, qui date de 1887, avec l’économie actuelle du blockbuster farci de CGI témoigne d’une pachydermie qui, tour d’esprit spéculaire oblige, se reconnaît dans l’agresseur lui-même, identifiable tantôt à un ballon de baudruche géant, tantôt à une poche trouée.

Si dans Nope, Jordan Peele, tel un basketteur professionnel, fait tourner sur son index le ballon des hypothèses caractéristiques de l’ufologie, c’est pour retenir que l’envahisseur n’est pas une espèce intelligente, seulement un énorme prédateur qui s’est trouvé un territoire de chasse privilégié du côté du désert d’Agua Dulce. Surtout, la grosse bestiole à l’effrayante voracité se cache dans les nuages. L’image du nuage dont l’immobilité dévoile un leurre est l’intelligent catalyseur de la débauche d’effets spéciaux. C’est que le ciel est truqué, autrement que dans Truman Show (1998) de Peter Weir, mais quand même. Il y a une semblable défiance à l’égard du ciel au nom d’une critique du spectacle. Au-dessus le ciel est truqué, au-dessous le désert est vrai. Le ciel, c’est pourtant l’endroit que l’on aime regarder, les cieux des promesses de la religion, le soleil couchant à l’horizon des cartes postales estivales. Le ciel est immense au pays de la skyline, surtout à Hollywood où filmer en contre-plongée relève de l’obligation rituelle. Nope serait alors à sa manière comme une réponse au cynisme récent de Don’t Look Up (2021) d’Adam McKay. Ici, le ciel qui invite à lever les yeux, d’autant plus quand il est filmé en format IMAX, est un piège pour le regard auquel il faut opposer la maîtrise du sol et de la gravité. C’est au sol que l’on apprend à dresser les chevaux en identifiant les foyers de leur animalité, territorialisation instinctive et réaction violente au défi des regards.

Ne pas céder à l’attrait du ciel en gardant les yeux rivés sur le sol, c’est redonner du poids à une science-fiction enflée par la culture saturée en le retrouvant du côté du western, on y reviendra.

Entre les personnages de Nope, le partage des eaux, autrement dit des bons points s’effectue ainsi. La fratrie des Haywood, héritière d’une prestigieuse généalogie de cinéma en voie d’épuisement, peut en effet se méfier des semblants du ciel en gardant les pieds sur terre. Elle y a travaillé grâce au dressage des chevaux qui est un apprentissage de soi, une praxis immunisant contre les mirages. O.J. (Daniel Kaluuya) dispose ainsi de cette placidité à laquelle doit apprendre à se ranger sa sœur Emerald (Keke Palmer), plus excentrique et soignée de son hystérie. On n’insistera pas sur le fait que l’actrice a la peau plus claire que celle de son partenaire, on n’épiloguera pas davantage sur le fait qu’Emerald soit lesbienne. Qui voit du « wokisme » chez Jordan Peele se fourre le doigt dans l’œil, lui qui en serait un pourfendeur ironique (les « wokes » ont chez lui le goût du Bounty), déjà avec ses excellents sketchs comiques avec Keegan-Michael Key, Key & Peele (2012-2015). A contrario, le voisin qui tient le parc à thème, Ricky « Jupe » Park (Steven Yeun), a le bastringue organisé pour faire du ciel un terrain canonique de profitabilité. Les panneaux publicitaires et leurs pendants en ballons désignant l’horizon de l’index, ses gestes mêmes quand il adresse des pouces en l’air aux Haywood, témoignent de ce goût américain du ciel, cette propension dont tout le cinéma de Steven Spielberg organise la gestion quand ses héros se dressent, les yeux écarquillés, regardant dans la direction de ce contrechamp qu’il nous faut forcément désirer tant il nous fait déjà bander.

Pourtant, « Jupe » aurait dû prendre au sérieux le nom qu’il a attribué à son barnum, « Jupiter’s Claim ». Il aurait dû tirer autant une bien meilleure leçon d’un traumatisme d’enfance quand, sur le tournage d’une sitcom à laquelle il participait, un chimpanzé effrayé par un ballon ayant éclaté dans les cintres du studio a pété les plombs en massacrant la plupart des acteurs. Ce qui monte au plafond comme ce qui tombe du ciel peut crever en libérant des foudres violentes. La bêtise de « Jupe », légèrement adoucie par la beauté de l’acteur, sert toutefois par défaut l’agencement du Meccano. Pouces en l’air, c’est à l’inverse faire également une pause. C’est retrouver un sens non de l’inertie mais de la gravité quand l’allègement finit par se confondre avec un évidement qui trouve son image cauchemardesque dans la béance gloutonne de l’extraterrestre. Ce qui tombe du ciel, c’est aussi du plastique et de la petite monnaie. C’est le dollar qui tue le père Haywood en lui fendant l’œil droit. La monnaie de singe rétribue des spectacles comme des outres engorgées de néant.

Pouces en l’air, ça donne une blague aussi : quand le prédateur dégobille un peu à la manière du monstre de The Host (2006) de Bong Joon-ho, c’est surtout dans la gerbe des matériaux artificiels qui polluent nos existences en les rendant peut-être inassimilables pour le ventre délicat des aliens.

La montagne et le charpentier

Le savoir-faire est roublardise dans la maîtrise de l’exercice de style, cow-boys et aliens, la science-fiction retrouvant de son pragmatisme terrien grâce aux cavalcades du western. Mais la virtuosité trouve sa consistance dans une gravité morale qui compense quelque peu les hoquets de la frivolité et les ambiguïtés de l’entertainer. Celui qui fait la morale au spectacle fait de cette moralisation un adjuvant sérieux au spectacle qui, la fin en est l’aveu, ne l’aura pas été. Jordan Peele veut bien en effet faire la morale au spectacle, il tape dans les sitcoms dont les singeries finissent dans une sauvagerie qui traumatise les enfants, il fait la nique aux parcs à thème qui représentent d’abord une domestication humaine se croyant bêtement immunisée contre les excentricités du dehors et les imprévisibilités du réel, il prend fait et cause pour la défense des animaux, les chimpanzés comme les chevaux. Tout cela ne l’empêchera pas de livrer un grand spectacle organisé dans la mort d’un prédateur qui consiste aussi dans la capture de son image. Nope paie rubis sur l’ongle ses dettes à Steven Spielberg, Les Dents de la mer (1975), Jurassic Park (1993) et La Guerre des mondes (2005). Sa stratégie consiste cependant à poser que cela ne saurait suffire. Les accords majeurs ont besoin aussi d’harmoniques mineures et si Spielberg nomme littéralement la montagne ludique qu’il faut conquérir pour traverser la stratosphère, le ciel est un leurre que l’on corrige en gardant les pieds sur la terre. Au leurre on doit alors opposer un sol. La montagne ne va pas sans le charpentier.

C’est ainsi que prend son sens un symbole délibérément appelé à être mastiqué et recraché dans la fureur herméneutique des Youtubeurs, celui d’une chaussure qui, par un miracle de la physique, tient verticalement. Une chaussure dressée debout montre la tension du sol et du ciel. Son symbole indique alors qu’on ne va pas à la montagne sans être charpentier, Carpenter apparié à Spielberg.

Otis James (Daniel Kaluuya) rencontre l'extraterrestre dans Nope
Ce qui se cache dans le ciel dans Nope - © Universal Pictures France

Le père des Haywood est joué par Keith David, un acteur vu chez John Carpenter, avec le rôle de Childs dans The Thing (1982) et celui de Frank Armitage dans They LiveInvasion Los Angeles (1988). Jordan Peele lui offre la carrure symbolique d’un ancien géant faisant liaison dans l’ordre des âges et des successions, qui sont des histoires de cinéma et de généalogie. Il lui donne même en modèle l’affiche d’un film fétiche, Buck et son complice (1972) joué par Harry Belafonte et Sidney Poitier qui l’a réalisé, rarissime western tourné et interprété par des afro-étasuniens. Le père est celui dont la parole ouvre au fils qui s’en souvient la voie d’une compréhension de la nature animale du fléau s’abattant sur eux. On demeure dans la tradition patriarcale du western à laquelle met du temps à consentir Emerald qui a cru par frivolité et esprit publicitaire pouvoir s’en démarquer, qui rattrape de justesse Angel Torres, un garçon épris d’ufologie et dont la maîtrise des caméras numériques va servir aux Haywood, et dont sont exclus tous les autres, chef opérateur qui se la pète en venant du vrai grand cinéma documentaire et patron d’un parc à thème dont la foirade répète en pire celle de la sitcom. On serait bien en peine de voir en quoi Jordan Peele ferait montre avec Nope de quelque progressisme que ce soit.

Pourtant, Nope y tient : dire non comme l’indique son titre à la manière des vieux cow-boys, c’est dire non au spectacle décervelé au nom de la grandeur hollywoodienne du western qu’un John Carpenter a su maintenir dans le cinéma de science-fiction, d’épouvante ou d’horreur. Bon, on doit quand même l’admettre, le non s’entend davantage comme un peut-être bien (que oui à Spielberg). Si la patte du chimpanzé enragé le fait ressembler à l’extraterrestre de E.T. (1982), le prédateur finit bien sûr vaincu en éclatant, libérant la même matière grise que le Grand blanc des Dents de la mer(3).

Peau noire et blanc de l’œil

Ambiguïté, on l’a dit, on le redit. Comment croire en effet Nope, un film qui n’a de cesse de répéter qu’une société bruyante (à dessein, les personnages s’interpellent en criant dans le désert) et voyante (toutes les baudruches publicitaires et colorées) s’abandonne sans le savoir au despotisme des grands prédateurs venus de l’espace, alors que lui-même est un blockbuster qui s’expose comme un festin audiovisuel ? Le plus important se joue ailleurs comme la vérité, qui se tient juste en dessous du grand cinéma qui fait écarquiller les yeux en tenant du bon cinéma quand il en fait voir le blanc.

L’important ne dure que quelques instants, qui sont décisifs. L’important consiste déjà à inscrire la fiction dans la lutte entre deux régimes de représentation, invisibilité du despote ou du tyran et imperceptibilité de ceux qui lui opposent une résistance (d'où l'élection par le prédateur d'un terrain de chasse qui apparaît comme une tache aveugle sur Google Maps, difficile à la localisation par satellite). L’important consiste plus précisément alors à déplacer tout l’arsenal des effets spéciaux (la nuit américaine est pluvieuse et la pluie est affectée d’une mobilité résultant des allées et venues du monstre), comme à en rabattre sur le spectaculaire afin de prioriser les ressources du son qui sont toujours bonnes pour l’imagination (le mélange au mixage des bourrasques et des feulements métalliques et gutturaux du prédateur fonctionne à plein).

Alors arrive le plus beau, qui est le plus ténu. O.J. est dans sa voiture, devine qu’au-dessus de son habitacle se trouve le monstre, sort quelques secondes pour vérifier son intuition, rentre à nouveau dans le véhicule. Et le gars reste placide. La placidité lui vient du western en l’immunisant contre l’hystérie qui forcément ravage sa sœur. La fratrie figure elle-même la polarisation à laquelle se plie Nope, gesticulation spectaculaire et gravité de la morale pragmatique et terrienne du western. Surtout, O.J. roule des yeux. Ce roulement d’yeux fascine, c’est la plus belle chose venue cette année de Hollywood. Pourquoi ? Parce qu’à ce moment-là, le seul désir de Jordan Peele est de maintenir le spectacle à l’extérieur, de le contenir hors-champ au profit d’une toute petite chose qui est tout, les yeux de son acteur, le blanc de l’œil surtout qui vaut mieux que tous les effets spéciaux.

Ce blanc de l’œil est simple et magnifique. Il est un peu de blancheur perçant l’imprégnation profonde du sombre et le beau est qu’un Noir l’irradie. Ce blanc l’est aussi saisi à rebrousse-poil d’une vieille tradition raciste, celle du roulement d’yeux des Noirs dans la nuit dont ils sont les rois.

Le cinéma, qu’est-ce donc sinon une question de dosage ? Entre Steven Spielberg et John Carpenter ou entre Cowboys et Extraterrestres revu et corrigé par le minimalisme relatif de Signes (2002) de M. Night Shyamalan. Au contact retrouvé d’O.J., parangon de placidité, on a vu aussi Emerald baisser le volume. Le western oblige au pragmatisme qui est un soin, y compris contre l’enflure spectaculaire et hystérique. Le magicien dose ainsi ses références et ses effets en se souvenant déjà qu’il y a, dans l’œil du cyclone de son film, la référence culturelle ultime aux États-Unis, la citation des citations : Le Magicien d’Oz, avec ses tourbillons de sable qui emportent au loin ses victimes, avec ses ballons et son héroïne dont le prénom renvoie à la Cité d'émeraude, avec ses magiciens qui se révèlent des faussaires jouant des rideaux et des manettes et cachés derrière leurs machines.

Alors, Jordan Peele lâche la vérité comme un vent, un pet : la baudruche a enflé et si elle éclate après être si haut montée, la partie retombant au sol est un bibendum kitsch en forme de cow-boy.

Du trou à la margelle,
un vacuum

Le prédateur de Nope lui-même s’avère être un leurre. S’il s’apparente d’abord à une soucoupe volante des plus classiques, des troubles de la digestion l’obligent à se déplier en dévoilant un ballon dirigeable. Le monstre venu de l’espace est un hybride figuratif plutôt inventif, ça change, tout à la fois bouche conduisant à une poche digestive, anus relié à un gigantesque sac en plastique, œil comme un aérostat. Ou bien un super-aspirateur de l'espace. En anglais on appelle ça un vaccum.

Dans un trou, on peut faire passer beaucoup, la voracité du regard du spectateur et celle des entrepreneurs de spectacle qui veulent le gaver. Dans le trou de Nope passe en accéléré une histoire des images mobiles, qui commence avec Eadweard Muybridge, se poursuit avec le tournage ironique d’une publicité cachant en réalité un résumé en miniature du film (fond vert, animal qui soulève du sable, dispositif spéculaire), s’essaie sans discontinuer au dosage des équilibres entre Spielberg et Carpenter, Signes et Cow-boys et Extraterrestres, la science-fiction et le western, pour se finir au bord d’un puits. Du trou à la margelle, on a cru partir des Dents de la mer pour approcher via Carpenter de Hatari ! (1962) de Howard Hawks(4). On aura dans l'intervalle enfilé quelques perles (lever les yeux pour voir le blanc de l’œil) et d’autres qui ressemblent davantage à des perlouzes (l’opérateur venu du documentaire, qui se prend pour Werner Herzog en regardant sur sa moviola à l’ancienne des films de Jean Painlevé, est happé par le néant qu’il y a dans son œil). Du trou à la margelle, on est en réalité parti du pré-cinéma pour finir à la télévision d’Oprah Winfrey, le dernier écran fantasmé par Emerald espérant capturer une image du monstre.

Du trou à la margelle, les origines du cinéma mènent à la télévision, station terminale. Donner raison à O.J. est la duplicité d’Emerald, et de Jordan Peele qui, à la fin, lui donne finalement raison. Se tenir au bord du trou, soit à la margelle, c’est voir aussi que le puits est à l’autre bout un vacuum.

On apprend que « Jupiter’s Claim » est devenu une véritable attraction foraine du parc Universal. Comme dans Nope, son thème est celui de la ruée vers l’or. Le chimpanzé de la sitcom qui s’appelle Gordy a peut-être craqué aussi parce qu’il en a eu marre à la fin d’être payé en monnaie de singe.

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