« Nomadland » de Chloé Zhao : La politique des barrières
Nomadland, le dernier film de Chloé Zhao, offre des perspectives intéressantes du point de vue d’une critique qui assumerait d’être son propre contradicteur. Une critique non pas pour et contre à la fois, antipode à se vouloir bien tempérée, ménageant le oui/le non, critique nomade parce qu’incapable de se situer, critique insituable ce faisant, mais une critique qui accepterait de s’exposer au risque qui est le sien, celui de l’interprétation, qui assumerait son doute comme son obligé, le dérèglement interprétatif, pour ne pas dire sa folie. Car Nomadland peut, au minimum, offrir deux types de lectures a priori antinomiques. Le film pourrait d’abord être perçu comme une critique du way of life américain, auquel cas, de ce point de vue, son anticonformisme réinstallerait autrement sur des assises plus fermes son modèle plutôt qu’il ne le ruinerait ; il pourrait au contraire être aperçu comme un hommage à ce modèle, s’offrant une chance cinématographique, en reconsidérant la question de la frontière comme celle de la conquête de l’Ouest à travers la figure de son pionnier.
« Nomadland », un film de Chloé Zhao (2020)
Nomadland est-il une critique du modèle libéral nord-américain, notamment d’un point de vue économico-social ? A priori, tout semblait contraindre le regard du spectateur en ce sens, Nomadland filmant des sexagénaires de l’après-crise de 2008, expulsés de leur maison comme de leur travail, devenus nomades par nécessité. Une lecture critique/du constat accentuée par le choix de recourir à des gens du cru, de « vrais » gens authentiques, renforçant l’aspect edutainment du film sur la crise. Pourtant, de ce point de vue, si cette option interprétative était fondée, il faudrait ajouter combien le film ne cesse pas de conspirer contre ses propres intentions, les choix de Chloé Zhao neutralisant toute velléité critique du modèle américain.
Perdu son mari, l’usine désaffectée, sa maison vidée à raison de son crédit, le rêve US enfui, Fern/Frances McDormand, parfaite dans le rôle de la désormais marginale, prend ainsi le large dans Nomadland, va sur les routes, van de circonstance en mains, pour s’apercevoir, dans un road movie versant Kerouac filmé par Walter Salles en 2012 que, Sur la route, ce qui fait le sel de la vie, ce sont les rencontres, ces retraités obligés de travailler la soixantaine bien tassée, au-delà des 64 ans qui fonde le rêve de la macronie, retraités qui vont accompagner Fern/Frances McDormand durant son périple, lui permettant le long de faire son choix en fin de parcours : après avoir tout perdu, soit se réinstaller dans une vie sédentaro-grégaire (dans une relation amoureuse comme dans une maison dûment implantée sur un terrain solide quoique toujours de constitution meuble), soit continuer à être littéralement déplacée, demeurant nomade ?
De ce point de vue, le problème du film, qui avait tout pour plaire au jury des Oscars, est de cocher chacune des cases du censément « petit » film à « grands » sentiments, filmant sans doute les laissés-pour-compte de l’Amérique, mais, cérémonie à venir oblige, de les filmer façon carte postale. En effet, sous son abord aux accents critiques, le film s’apparente à une sorte de spin-off cinématographique, film socialo-lyrique, Fern/Frances McDormand paraissant sortie toute droite de la cuisse d’un Ken Loach (pour le sujet), mis en scène par la grâce d’Into The Wild d’un Sean Penn lorgnant du côté de Terrence Malick, notamment dans ses scènes évocatrices de forêt primitive, arbres filmés en contre-plongée, Fern/Frances McDormand contemplative face à un séquoia géant déraciné, tout comme la présence de dinosaures dans le film paraît bien l’installer en Balade sauvage malickienne. Partant, Nomadland, est à la jonction des deux moins bons côtés du couple Loach/Penn, qui forment un coin chez Chloé Zhao, ses tics esthétisants, sa musique larmoyo-surplombante, desservant le propos en grossissant la bête immonde, le modèle US, à l’instant où il s’agissait de dégraisser le mammouth : trop didactique, si gentillet dans son versant loachien, trop beau dans son versant pennien (« Y a-t-il un seul endroit au monde où il y a des paysages pareils ? », demande la vieille amie de Fern/Frances McDormand, tandis qu’elles déambulent en véhicule de fonction dans un greenparc qu’elles nettoient, au loin le paysage des badlands), Chloé Zhao filmant des personnages conscients que ce qu’ils regardent dans le désert américain sont des choses si belles qu’elles donneraient des envies de voyage aux rats avant de quitter le navire, y compris en low cost, plutôt que d’inviter au questionnement, à l’instar de cette même amie quasi-mourante, toujours dans la première partie du film, confiant à Fern/Frances McDormand, l’heure du bilan venue, que, non, rien de rien, elle ne regrette rien, pour avoir vu un jour un vol de pélican si proche d’elle qu’elle aurait pu en un geste disneyen se glisser entre leurs ailes, remonter Bernard sur Bianca.
Cet émerveillement à la moindre tuile qui puisse arriver aux personnages du film défait ainsi la portée de celui-ci, en sorte que la douleur semble, en effet chez Chloé Zhao, qui connaît bien ses classiques, moins pénible au soleil, rendant le film gênant, notamment dans son aspect économique, où les amazoniens/amazoniennes de la jungle Amazon y travaillant, se donnant la main, tous bienveillants, paraissent transformer le film en clip publicitaire pour le MEDEF, vantant les mérites de la vie en roulotte au pied de la fabrique. De la même manière, le parcours de Fern/Frances McDomrand, jalonné d’autant de petits boulots, tantôt dans un fast food, un green parc, une usine de récolte de betteraves, un puits de forage... petits boulots, certes, mais qui cumulés, sans intermittence aucune, défont dans le même temps la critique du système tant il semble simple, là-bas, où tout est neuf et tout est sauvage, de trouver « un bon job », comme le disait déjà le si endurant Forrest.
Le film, également, ne connaît pas de limites comme l’univers quantique : il montre trop, tout le temps. Et il faudrait alors voir en contrechamp le dernier film d’Hassen Ferhani, 143, rue du désert (2021), pour ne pas expirer définitivement. Chez Chloé Zhao, en effet, jamais la caméra ne se détache des personnages, toujours filmés en gros plan, Fern/Frances McDormand incarnant la désolation sur son visage. Le champ est toujours rempli, aucun souffle n’est permis. Chloé Zhao possédait un sujet fort, une actrice assez formidable, mais qu’il s’agisse de la musique rajoutant un effet larmoyant, appuyant sur les êtres fragiles comme dans un film avec Vincent Lindon, musique cachant dès lors paradoxalement la misère en la rendant plus agréable à l’oreille, ou bien encore les plans du désert filmés à l’aube ou au coucher du soleil, cette misère sociale paraît toujours plus majestueuse au cours du film. En atteste encore cette autre scène, dans un bar, lorsque la vieille copine de Fern/Frances McDormand du début du film présente une photographie de son terrain, en Arizona, qui lui appartient, expliquant à qui veut l’entendre qu’elle souhaiterait y construire une maison, une « géonef », maison totalement indépendante, faite de bric et de broc, sans doute, qui ne « fait aucun mal à la planète », assurément, avec ses canettes, ses pneus, mais d’avoir, partant, le désir de propriété toujours intact, la volonté infracturable de la léguer à ses petits-enfants tout autant, et chacun d’opiner du chef. Aucun choix de réalisation ne semble donc raccord avec ce qui semblait être le propos du film : critiquer un modèle de consommation comme d’un rapport utile au monde, dans son versant libéral.
C’est ainsi que, encore, Fern/Frances McDormand, qui partait à la conquête d’un autre Ouest, entre dans une maison cossue, visite une caravane dernier cri lors d’une foire en s’en réjouissant avec ses amies qui, toutes, ont le rêve américain en partage : « On va où les filles ? » « À Hawaï ». Copines dont l’une d’elles poste des photos d’une chaise pliante pour la céder sur Facebook, tout comme elle conseille à sa copine Fern/Frances McDormand de prendre un GPS, elle qui habite pourtant une ville désormais vidée de toute présence humaine, qui ne se trouve plus même sur une carte, semble aller son chemin sans aucun questionnement, mis à part son nomadisme. Un film désolant, finalement, qui ne serait pas du tout désolé, ouvrant la voie à un genre paradoxal, le feel-bad movie : « nous sommes les badass, les badass land », déclame ainsi Fern/Frances McDormand à sa vielle amie, enjouée.
Cependant, à force d’accumulations contre-productives, regardant le film, un doute vient à l’esprit. Et si Nomadland n’était absolument pas la critique à laquelle ma bonne conscience d’européen fatigué s’attendait ? Le film, sous cet abord, bien plutôt que d’être une critique du modèle américain pourrait, à rebours, être davantage un hommage.
Un hommage tout d’abord à son actrice, qui porte le film, Frances McDormand, personnage de Fern auquel il n’est guère difficile de croire, dès le premier plan. Hommage élevé au carré, Nomadland étant tourné, notamment, dans le Dakota du Sud, au pays des frères Coen, dont l’un des deux est le mari (Joel), à la ville, de Frances McDormand. Un film sans le mari, sans doute, moins insane, dès lors, débricolé de son étrangeté, quoique…, mais hommage appuyé encore au cinéma des Coen lorsque Nomadland glisse le titre introductif de The Big Lebowski en cours de route.
De cercle en cercle, Nomadland hommage se rapporte, in fine, à l’Amérique, à ses représentations comme ses mythes, ainsi que le rappelle une femme de passage dans le film, lors d’une conversation avec Fern/Frances McDormand : « Vous, vous avez beaucoup de chance, parce que vous êtes des États-Unis. », « C’est vrai, je suis américaine. », répond Fern/Frances McDormand, « Et vous pouvez voyager partout. », répond l’autre, « Oh, oui ! », termine Fern/Frances McDormand. Hommage, ainsi, aux représentations de l’Amérique, celle de la figure du résistant, par exemple, lorsque Chloé Zhao filme Fern/Frances McDormand seule, dans les rues vides du Midwest, devant un cinéma diffusant pour seul film The Avenger, Fern/Frances McDormand qui n’y entre pas, acte de résistance comme elle est montrée dans un snack à la manière du peintre Edward Hopper, toujours aussi seule, à table, Hopper qui peignait des êtres non pas solitaires mais, comme peut-être Fern/Frances McDormand, des résistants de l’intérieur.
Hommage, enfin, aux mythes américains, au premier d’entre eux, sans doute, en reposant la question de la frontière, qui peut être autrement que physique, quand il n’y aurait plus de frontière terrestre, plus aucun espace à conquérir, devenant mentale ou économique, en se demandant : qu’est-ce qu’être une pionnière au XXIème siècle, ce que dit frontalement la sœur de Fern/Frances McDormand au cours d’une discussion où, pour la première fois du film, Fern/Frances McDormand contredit une personne vantant les mérites de l’achat immobilier après la crise de 2008, la sœur de Fern/Frances McDormand défendant le nomadisme de sa sœur : « Je pense que les nomades ne sont pas différents des pionniers et que Fern ne fait que perpétuer une tradition américaine...j’trouve ça bien ».
Voilà qui semble interrogé dans le film : le nomadisme, non pas en tant que mode de vie alternatif au modèle consumériste américain, mais comme reconduction du thème de la frontière quand se pose la question, pour Fern/Frances McDormand, de refaire sa vie avec un autre homme (Dave), nomade lui aussi, mais qui a décidé de déposer les valises dans la maison de son fils et de sa belle-fille, venu les rejoindre pour la naissance de leur premier enfant, invitant Fern/Frances McDormand d’abord à le rejoindre, puis à s’y installer fermement avec lui.
Dans Nomadland, le thème de la frontière semble bien ainsi reconduit tout en y introduisant une variation, qui en fait peut-être le seul intérêt. Le nomadisme ne serait dès lors plus une critique du modèle états-unien, il en reviendrait plutôt à ses fondements, qu’il n’éconduirait pas, qu’il déplacerait autrement.
Être nomade, selon Nomadland, ce serait sans doute constamment prendre la route, avec cette idée états-unienne que lorsque les événements sont défavorables, il faudrait aller voir si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs, ce que se demandait déjà John Ford, sur d’autres terres (Qu’elle était verte ma vallée, 1946). À cet égard, toutefois, Nomadland, dans ses motifs de répétition, sa mise en scène, semble montrer le pionnier comme prisonnier d’une condition américaine, qu’il célèbre toujours malgré le désenchantement, avec cette même présence du drapeau US chez les non-nantis, tout comme ne se trouve jamais vraiment présente une critique systématique du consumérisme nord-américain, qui permettrait alors, peut-être, de reconsidérer le cas Amazon comme le fait que Fern/Frances McDormand et ses comparses, nomades ou non, rêvent toujours autant de posséder un bel intérieur, qu’il soit mobile ou non. Une américanité qui, donc, se mordrait la queue par impossibilité d’envisager un hors-champ, qui donnerait dès lors raison à la réalisatrice, finalement, de l’avoir rempli autant, pour montrer combien ce hors-champ, précisément, est impossible : la critique du système ayant été digérée par ledit système lui-même, lui permettant de s’exprimer, le renforçant en lui permettant de se réassurer en permanence à chaque poussée contestataire.
Afin de sortir de cette boucle infernale, le dernier plan du film, déjà présent dans le deuxième film de Chloé Zhao, The Rider (2017), tout comme la question de la frontière se posait pour un frère indien, à l’instant de quitter ou non sa réserve pour faire sa vie dans sa première réalisation (Les chansons que mes frères m’ont apprises, 2015), dernier plan du film, donc, un peu facile, sans doute, qui n’en a pas moins le mérite d’être présent comme motif récurrent chez la réalisatrice, trouvé également dans un autre film contemporain de la réalisatrice, le Comancheria de David McKenzie (2016) : l’image de la barrière, cette barrière qui est toujours un dispositif de pouvoir, induisant une logique de contrôle et son corollaire, de domination possible(1), barrière fermée en début de film, qui s’ouvre à la fin, offrant une porte de sortie à Fern/Frances McDormand, lorsqu’elle fera finalement le choix de ne pas s’installer en couple comme dans une maison, pérennisant son nomadisme. Une clôture non pas simplement symbolique, mais qui sépare aujourd’hui les États-Unis du Mexique, une « tortilla border » qui en fait la plus longue du genre, 3 141 km qui n’ont cependant jamais pu retenir nombre de migrants Latinos-Américains, contribuant aujourd’hui à la prospérité de leur pays d’accueil comme les nomades intra-muros que sont Fern/Frances McDormand & Cie n’entendent pas miner le modèle américain mais participent, dans le film, de sa richesse comme de son extension.
Ce thème de la barrière, traversant tout Nomadland, l’ouvre et le ferme. Premier plan, Fern/Frances McDormand, face caméra, se trouve à l’intérieur du garage de sa maison qu’elle doit quitter, montrée en train d’en ouvrir la porte afin d’y récupérer ce qui reste de souvenirs comme d’utile pour son périple ; en arrière plan, le désert. Mais un drôle de désert, dont la vue est barrée par des grillages, un mur invisible qui ne ferme pas l’horizon mais le délimite étroitement. Plus tard, deuxième plan du film, lorsque Fern/Frances McDormand prend enfin la route, s’arrête le long de cette clôture, accoudée à ce même grillage qui fermait le premier plan, coupant le cadre de la droite jusqu’à l’horizon, paraissant surmonté de barbelés, le long duquel Fern/Frances McDormand urine comme un bonhomme, debout, se délestant au pied du grillage (et aucune pierre, pierre si abondante dans le film, ne sera jetée à qui voudrait percevoir dans ce geste la critique qui paraissait tant lui faire défaut).
Ce retour du motif, à la fin de Nomadland, ne laisse guère place au doute quant à la variation introduite par Chloé Zhao dans cette histoire de la frontière américaine. La solution ? Dégager les barrières ! De sorte que Chloé Zhao semble construire une thématique cohérente qui peut rendre son cinéma encore intéressant de ce point de vue, le film se terminant à rebours de son entame. Quand Frances McDormand était encore en prise avec son passé, montrée à l’intérieur de son garage, barrières derrière elle, dans le dernier plan, la voici dorénavant sur le seuil d’une porte, cette si fameuse porte fordienne, qui ne sera pas celle de son tombeau, Fern/Frances McDormand qui en sort, trouvant enfin le cadre, une petite porte libérant l’espace de ce grillage continu. La barrière enfin levée, s’offre enfin le chemin des conquêtes qui sont toujours à venir.
Un motif de la barrière qui, dans la dernière partie du film, se démultiplie, à l’instant du choix crucial, lorsque Fern/Frances McDormand rejoint Dave dans la maison de ses enfants, la question se posant de s’y installer avec lui. Les barreaux y sont omniprésents : barreaux du berceau de l’enfant nouveau né ; barreaux d’un escalier à travers lesquels Fern/Frances McDormand observe son « amoureux » jouer sa petite cantate au piano ; croisillons de la fenêtre de la chambre où elle dort, comme ils se retrouvent au petit matin dans chacune des pièces que visite, seule, Fern/Frances McDormand, tandis que tout le monde dort encore ; barreaux sur le dossier de la chaise bébé ; barreaux enfin sur chacune des chaises de la table où Fern/Frances McDormand s’assoit enfin afin de délibérer, toujours seule, filmée de dos, immobile désormais, car il s’agit de trancher, demeurer ou partir, le motif du barreau présent en surimpression au dos de sa chaise, qu’elle quitte, la replaçant parmi les autres, à sa place, qui ne sera pas la sienne, le plan s’étirant plusieurs secondes, Fern/Frances McDormand s’en allant finalement en bord de mer, sentiment océanique retrouvé, ouverture de l’espace versus fermeture de l’intérieur clos et confiné de la maison symbolisant la frontière américaine, Fern/Frances McDormand prenant enfin sa respiration.
En quoi consiste, dès lors, l’inflexion du film faite à cette histoire de la frontière nord-américaine comme à celle de son pionnier ? Contre toute forme d’attente, ne jamais manquer d’apercevoir que la conquête de l’Ouest est concomitante de la logique des barrières et barbelés. L’une est consubstantielle de l’autre, de sorte qu’elles forment un tout insécable, bloc monolithique qui font une partie du décor du film. Car la liberté du pionnier n’est pas la licence. Elle est toujours délimitée, plus l’espace est repoussé. Dans le cas de l’histoire américaine : enclose, pour préserver ce qui a été conquis. Précisément, si Olivier Razac, dans son Histoire politique des barbelés(2) en définit trois modalités, la première est à rapporter aux colons nord-américains, dont la logique est tout à la fois de libérer l’espace tout en étant appropriative, renvoyant à la conquête de l’Ouest, c’est-à-dire quant à la nécessité de délimiter des espaces, pour les troupeaux notamment, tout en déplaçant en permanence ses limites au fur et à mesure que de nouveaux territoires étaient conquis tout comme les Indiens se trouvaient repoussés dans les confins de l’Amérique - ou eux-mêmes encerclés, dépossédés de leurs terres, voire exterminés, ces indiens que filmaient Chloé Zhao dans Les chansons que mes frères m’ont apprises. Dans ce contexte, la barrière est d’une efficacité redoutable puisqu’elle enclot de manière ferme mais souple, mouvante – donc « économique » - un espace pour définir un territoire.
Si cette barrière deviendra, à cet égard, tout au long du XXe siècle, comme elle le demeure sans doute encore en ce premier quart de XXIème siècle, une image sinistre/de sinistre mémoire pour tous les migrants, Fern/Frances McDormand, comme tous les nomades de Nomadland, étant une migrante dans son propre pays, une inmigrée, Chloé Zhao, en un geste simple, peut-être simpliste, lève finalement la barrière dans son film, l’espace reconduit aux confins, le libéralisme rendu aux étoiles : partir en guerre, pour Fern/Frances McDormand, non pas pour vaincre le modèle américain, mais pour exploser comme une fusée, disparaître dans le plan, comme l’étoile du feu d’artifice rendrait les armes retombant pour la dernière fois, offrant chacun de ses atomes désormais dispersé aux quatre coins de l’espace à ceux qui, paumes ouvertes, sauraient les accueillir(3), Fern/Frances McDormand devenant la synthèse d’un territoire infini, où tout cohabite, pas tant géographiquement que par l’étoilement d’un réseau, un univers d’atomes : être nomade, pour Fern/Frances McDormand c’est être finalement ici et maintenant, c’est-à-dire toujours ailleurs, pour être déjà là-bas.
Notes