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La mère de Chantal Akerman dans sa maison à Bruxelles dans No Home Movie
Rayon vert

« No Home Movie » de Chantal Akerman : Si loin, si proche

Jérémy Quicke
No Home Movie, le dernier film de Chantal Akerman, est traversé par un mouvement qui oscille entre les forces contraires de l’éloignement et du rapprochement. Car la distance semble être au cœur de bien des images, une distance à entendre d’un point de vue spatial, corporel comme émotionnel. Une distance sans cesse à reconfigurer pour arriver à être connectées l’une avec l’autre et pour enfin libérer les mots qui sont les plus difficiles à sortir, ceux du cœur.
Jérémy Quicke

« No Home Movie », un film de Chantal Akerman (2015)

« Je voudrais faire quelque chose comme quoi il n’y a plus de distance dans le monde » : c’est ce que confie Chantal Akerman à sa mère Natalia pendant leur première conversation sur Skype dans No Home Movie (2015). Cette phrase pourrait apparaitre comme une déclaration d’intention quant à ce film sur la relation entre les deux femmes, séparées géographiquement mais réunies par les nouvelles technologies, réunies par les images. Pourtant, cette phrase ne suffit pas. Car la distance semble être au cœur de bien des images du dernier film de Chantal Akerman, une distance à entendre d’un point de vue spatial, corporel comme émotionnel. Une distance sans cesse à reconfigurer pour arriver se connecter l’une avec l’autre.

Un mouvement contradictoire traverse ainsi No Home Movie, mettant constamment en tension les forces contraires de l’éloignement et du rapprochement, l’intérieur et l’extérieur, le micro et le macro. Les quatre premiers plans, fort longs, articulent d’emblée cet élément, enchainant un arbre qui crépite contre le vent face à un vaste paysage vide, un parc bruxellois où se promènent quelques personnes, un jardin vide, et enfin l’intérieur de l’appartement. Comme si nous avions aboli les distances pour nous rapprocher de plus en plus de Natalia, la mère de Chantal Akerman. Pourtant, celle-ci apparait dans le cadre, de dos, et s’éloigne de nous. Quelques secondes plus tard, elle revient vers la caméra et s’arrête sur le seuil de la porte. Ces forces antagonistes ne manquent pas de rappeler un autre film de la cinéaste hanté par la mère et la distance : News From Home.

Ce quatrième plan se termine donc par Natalia qui, devant la porte, pose une question à Chantal, hors-champ, derrière la caméra. Toute la première partie de No Home Movie peut alors être vue comme une tentative pour les deux femmes d’arriver à trouver la distance adéquate pour que leurs deux corps coexistent dans une même image, et parallèlement à communiquer pleinement, comme si la position dans l’espace était une condition préalable pour arriver à parler avec son cœur. Nous pouvons les voir l’une après l’autre dans le salon ou dans la chambre, puis pour la première fois dans la cuisine, face à face mais avec la caméra dans le dos de la mère et face au dehors, impactée par un contre-jour. Elles se dérobent encore à notre regard, et ne parlent que de problèmes de santé ou du quotidien. Dans cette même cuisine, la conversation suivante se construit en miroir inversé. La caméra est de l’autre côté (de dos à la fenêtre, sans flou), se rapproche légèrement des deux femmes. Elles sont assises des deux côtés, mais pas exactement en face l’une de l’autre, ce qui permet aux deux corps de cohabiter dans le cadre. La fille est de dos, la mère est de face. La conversation progresse dans l’intime, inclut des souvenirs et blessures du passé, et même des mots en langue étrangère (l'Hébreu). Peut-être suffisait-il de trouver la bonne distance où poser la caméra pour libérer les mots, pour que la mère et la fille ne soient plus des Captives et retrouvent le temps perdu.

En un cut, Chantal se trouve ensuite en Oklahoma et filme l’écran de son ordinateur pendant leur première conversation Skype. Paradoxalement, il s’agit de la première fois où les deux visages sont réunis dans la même image. Deux visages sur une surface plate, celui de Natalia au centre reste flou, tandis que celui de Chantal, dans une petite icône en bas à droite, semble caché par la caméra qu’elle tient en main. Malgré cette distance, la coexistence des deux visages semble permettre la première déclaration intime de la mère vers la fille : « Quand je te vois comme ça, j’ai envie de te serrer dans mes bras ». Un peu plus tard, la cinéaste filme une deuxième conversation Skype, en tentant de coller sa caméra à l’écran de l’ordinateur, comme pour abolir la distance. Le visage de Natalia devient flou, mais celui de Chantal apparait dans le reflet de l’écran. L’image devient presque cubiste, avec les deux visages qui apparaissent comme collés l’un sur l’autre. Dans le même mouvement, la maman déclare « Quand je te vois comme ça, un beau sourire, ça me fait plaisir ». Le mouvement qui réduit la distance révèle les mots qui semblent toujours difficile à sortir, ceux qui viennent du cœur.

La mère de Chantal Akerman lors d'une conversation via Skype dans No Home Movie
© Capricci Films

Le temps vient alors de cliquer sur l’icône pour raccrocher le téléphone virtuel et fermer la fenêtre de Skype. La caméra s’éloigne à nouveau, filme une longue avancée dans un paysage désert ainsi que l’ombre de Chantal reflétée devant un lac ou une rivière, comme si elle voulait traverser cette surface, pareille à l’écran plat de l’ordinateur qui empêche de faire exister le corps dans sa profondeur. De retour dans l’appartement bruxellois, quelque chose a changé : Natalia est filmée de plus loin, elle n’arrive plus à parler, elle a du mal à manger, à marcher. La conversation se fait désormais avec des personnes intermédiaires. Il y a la sœur Sylviane dans le salon, et l’aide-soignante dans la cuisine, assise dans une position similaire à celle tenue par Natalia auparavant. La conversation se fait dans un mélange entre français et espagnol, comme pour ajouter encore un peu de distance.

Les dernières images de Natalia la montrent au salon. Elle est endormie dans son fauteuil, au centre du cadre, la caméra à nouveau au seuil de la porte. Ses deux filles, hors-champ pendant la plupart du temps que dure la scène, tentent de la réveiller : « Momie, raconte-nous une histoire ! ». Après plusieurs tentatives, en complétant ses phrases, elles parviennent à recréer un souvenir, une glace dans une brasserie, un serveur, une passante et son chien. Communiquer devient quasiment impossible, reste à se raccrocher sur ce qui revient encore en surface, le moindre souvenir devient touchant, quand bien même s’agit-il d’une scène de quotidien banale, une scène où la maman n’est que spectatrice. Pour Natalia-Shéhérazade, raconter une histoire permet de tenir en vie encore un petit peu avant le grand sommeil.

Il reste à écouter les derniers mots. La mère est couchée dans le même fauteuil, la fille passe derrière elle. La caméra est loin et à contre-jour, elles ressemblent à deux ombres. Il semble que Chantal passe ses mains autour de Natalia, leur seul contact physique de tout le film. La maman murmure « Je veux te voir tous les jours » et puis « On sera encore plus près qu’avant », comme pour placer définitivement le film sous le signe de la distance. Reste encore une poignée de plans sans mots : Chantal sort de l’appartement, la lumière du jour envahit le cadre de sa couleur blanche, coupe sur des plans fixes de montagne et de plaine déserte, revient dans l’appartement où plus rien ne bouge. No Home Movie conclut ainsi son mouvement oscillant entre rapprochement et éloignement, intérieur et extérieur, langage et silence, ombre et lumière. La fille est sortie de la maison familiale pour mieux se rapprocher du visage de sa mère, et en même temps elle s’est assise à côté du fauteuil de maman pour mieux voir le monde dehors. Il suffit d’une étreinte et de quelques mots d’amour pour qu’il n’y ait plus de distance dans le monde.