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Betty et Rita dans le rêve de Diane, dans "Mulholland Drive"
Rayon vert

« Mulholland Drive » de David Lynch : Un rêve peut en cacher un autre

Thibaut Grégoire
Malgré les apparences, Mulholland Drive est peut-être le film le plus explicatif et rationnel de David Lynch, par-delà sa lecture onirique. Néanmoins, l'auteur y a laissé quelques éléments hétérogènes et fluctuants qui permettent encore d'entretenir le mystère et le potentiel hypnotique du film. Parmi ceux-ci, il y a le clochard du Winkie's, démiurge maléfique ou incarnation du destin, qui continue d'intriguer. Par sa construction en poupée russe et ses rêves enchâssés, le film ne cesse de faire cogiter son spectateur et de le faire participer à ses énigmes ludiques, disséminées par un Lynch plus joueur que jamais.

« Mulholland Drive », un film de David Lynch (2001)

Lorsqu’on s’attèle de nos jours à un film aussi analysé, discuté, et trituré que Mulholland Drive, on ne peut laisser sur le côté tout ce qui a été écrit et tout ce qui semble avoir été éclairci quant à son intrigue, son montage et sa mise en scène. Ainsi, il est presque impossible désormais de parler de Mulholland Drive sans prendre pour acquis l’analyse presque communément admise de sa construction narrative, laquelle se recoupe d’ailleurs chez tous les critiques et essayistes qui se sont attardés sur le sujet, à savoir que le film serait divisé très clairement en deux parties, la première étant un rêve fait par le personnage principal de la seconde. La première partie durerait grosso modo deux heures, et la seconde une petite demi-heure. Que l’on se rassure tout de suite, l’auteur de ces lignes ne va pas se lancer ici dans une remise en question de cette compréhension du film, loin de là, puisqu’il fait totalement sienne cette vision, ayant également eu à la rechercher, à la dessiner, après une ou deux premières visions magnifiques mais compliquées, il y a de cela bien longtemps. Ce qu’il y a à retenir justement de cette acceptation commune de la construction « enchâssée » d’un rêve dans le film, c’est que Mulholland Drive, après avoir suscité bien des interrogations, voire des enquêtes obsessionnelles, auprès de ses premiers spectateurs, apparaît désormais probablement comme un des films les plus explicatifs, voire rationnels, de David Lynch.

En effet, tout semble cohérent, relié et faire sens, une fois que l’on connecte tous les éléments épars disséminés par l’auteur dans la première et la seconde partie. Et lorsque que l’on doit aujourd’hui résumer l’intrigue de Mulholland Drive, on peut le faire en quelques phrases finalement assez condensées. Diane Selwyn est une actrice médiocre voire ratée, qui ne doit ses quelques rôles dans des films de studios qu’aux interventions de son amante Camilla Rhodes, star montante d’Holywood. Après avoir été quittée par celle-ci, une Diane blessée et humiliée commandite le meurtre de Camilla puis se terre dans son appartement de Los Angeles. Elle y fait un rêve dans lequel elle s’idéalise en jeune actrice prometteuse du nom de Betty, fraîchement débarquée à Los Angeles, et réinvente toute sa relation avec Camilla, devenue Rita, une femme amnésique suite à un accident de voiture sur Mulholland Drive.

Ce qui permet de relier les deux récits entre eux, celui de Betty et Rita et celui de Diane et Camilla, ce sont des éléments, des détails ou des personnages secondaires qui reviennent d’une partie à l’autre mais avec chaque fois une différence, un décalage ou une permutation. Par exemple, le personnage de Coco qui, dans le rêve, est une concierge bienveillante et, dans la réalité, une vieille dame acariâtre et condescendante. Ou encore la serveuse du diner, le Winkie’s, qui s’appelle dans la réalité Betty, et devient Diane dans le rêve, par permutation. Les indices permettant de décrypter le film et de relier les deux parties sont disséminés tout le long de celui-ci par un David Lynch joueur qui a même poussé le jeu de pistes jusqu’à l’extérieur du film, puisqu’un peu après sa sortie en salles, il a donné au spectateur d’autres « clés » pour l'interpréter sous la forme d'une liste de dix questions à se poser pour en comprendre l’intrigue. Mais dans toutes ces pistes données, il y en a tout de même une ou deux qui semblent ne pas véritablement aboutir ou mener à de véritables réponses pleinement satisfaisantes ou logiques. Ce sont ces éléments-là qui amènent l’hétérogénéité et l’étrangeté qui font que Mulholland Drive continue de hanter les spectateurs et les pousse à le revoir plusieurs fois afin d’y déceler encore d’autres énigmes à résoudre.

L’élément le plus indépendant, le plus hétérogène, est probablement l’homme derrière le Winkie’s, une sorte de clochard boueux ou goudronné, qui semble avoir un pouvoir de vie ou de mort sur les protagonistes du rêve et même sur ceux de la réalité. Dans son essai sur le film, La Clé des songes (1), Pierre Tevanian le rapproche de la figure mythologique de Méduse, représentant ainsi une incarnation du destin qui se rappelle à Diane en venant perturber son rêve de manière intempestive - tout comme l’est alors aussi la voyante Louise Bonner, oiseau de mauvaise augure. Hervé Aubron, quant à lui, dans le livre qu’il consacre au film aux éditions Yellow Now (2), le qualifie tour à tour de diable ou de zombie. Mais ce personnage reste indubitablement un élément fluctuant, perturbateur, dans tout type d’analyse du film et de son intrigue. Cela est encore augmenté par le fait que ce personnage, décrit par le dialogue comme étant un homme, s’avère en réalité arborer des traits plutôt féminins, ou pour tout le moins androgynes. Et quand on s’attarde sur le casting du film, on se rend compte qu’il est bel et bien interprété par une femme (Bonnie Aarons).

Ce qui perturbe probablement le plus quant à ce personnage, a posteriori de la vision de Mulholland Drive et de la compréhension de toutes les connections rêve-réalité permettant de lire le film sous un aspect « logique », c’est qu’il reste après coup l’incarnation d’une intervention surnaturelle, fantastique, dans un film qui, lorsqu’il se révèle sous l’angle de l’explication onirique, retire presque tous ses oripeaux surnaturels. Ne reste en suspens, dans un entre deux de rêve et de réalité, entre le rationnel et le surnaturel, que le cabaret Silencio et ses intervenants - et particulièrement la femme aux cheveux bleus qui clôt le film, alors que le rêve de Diane est censé être fini lorsqu’elle a mis fin à ses jours - et le clochard du Winkie’s, que l’on aura vu, juste avant le suicide de Diane, manipuler la fameuse boite bleue, détentrice du « mystère » et de la révélation du rêve. Tel un esprit frappeur, il y apparaît tel le marionnettiste de tout ce qui se trame à l’écran, dans le rêve et dans la réalité, décidant de l’issue tragique de la vie de Diane, punie dès lors par une force supérieure.

Le panneau de Mulholland Drive, ouvrant le film
© 2001 STUDIOCANAL. All rights reserved.

De la même manière, la particularité de la première intervention du clochard du Winkie’s à l’écran est qu’elle est précédée d’une présentation de celui-ci par un personnage secondaire, Dan, lequel l’aurait vu dans un rêve et étant depuis lors terrorisé par le fait de pouvoir le rencontrer dans sa réalité, aux abords de ce Winkie’s. Il expose ce rêve à Herb, un ami qui l’accompagne et lui enjoint de se rendre derrière le Winkie’s afin de vérifier si le clochard s'y trouve où si ce n’est, comme le pense Herb, que le fruit de son imagination. Mais quand les deux amis se rendent à l’arrière, le clochard apparaît bel et bien à un Dan effrayé, lequel est frappé d’une attaque foudroyante et tombe raide mort. Cette séquence apparaît a priori comme extrêmement complexe puisqu’il s’agit d’une scène lors de laquelle un personnage rêvé par Diane raconte lui-même un rêve qu’il a fait. Si l’on peut y déceler l’intervention de David Lynch en tant qu’auteur démiurge qui utilise cette séquence et l’apparition du clochard comme un indice que l’intrigue du film est en rapport avec le rêve, ainsi que pour perturber le rêve de son personnage principal et relancer son intranquillité, on peut également y voir un rêve enchâssé dans un rêve. D’autant plus que la séquence au Winkie’s suit directement un plan de Rita en train de s’endormir. Il y aurait donc un double enchâssement : un rêve raconté dans le rêve d’un personnage rêvé.

Si l’on peut discourir sur l’origine et la nature du personnage du clochard - Méduse, diable, zombie, marionnettiste, ou encore bien d’autres choses - le fait qu’il soit introduit par le personnage de Dan donne, pour un spectateur cinéphile sensible aux emplois récurrents de comédiens d’un film à l’autre, une indication précieuse. En effet, le comédien Patrick Fischler, qui incarne Dan, de par son physique et surtout par son regard particulier, doublé d’une tendance à écarquiller les yeux de manière exagérée, a été, depuis le début de sa carrière - quelques années avant Mulholland Drive - et jusqu’à récemment, l’interprète de personnages témoins de quelque chose de terrassant, au point d’être mis dans une situation d’ébahissement. Ce quelque chose est souvent le vecteur du mal ou d’une fatalité. Il promenait ainsi son faciès ébahi dans quelques films d’action ou de série B des années 90, comme dans Speed de Jan de Bont ou encore dans The Shadow de Russel Mulcahy dans lequel, sous l’emprise d’un hypnotiseur maléfique, il se jetait du haut de l’Empire State Building contre son gré, en arborant cet air hébété et en écarquillant à souhait ses yeux exorbités. Ces rôles de témoins passifs assaillis par l’inexplicable devait le mener inévitablement jusqu’au rôle de Dan dans Mulholland Drive et, quinze ans plus tard, à celui d’un auteur en proie à des visions et épris de théories du complot dans Under the Silver Lake de David Robert Mitchell, dans lequel il subissait le même sort fatal, après avoir une fois de plus été le témoin de forces occultes au travail.

Si Mulholland Drive peut, par sa construction même, apparaître déjà comme une sorte de film « poupée russe », dans lequel un récit vient se greffer à l’intérieur d’un autre, cette superposition de rêves que l’on vient d’observer, cet enchâssement, ne fait que conforter cette idée. Le rêve de Dan - lui même peut-être rêvé par Rita - vient en quelque sorte parasiter le rêve de Diane, tout comme le font d’autres interventions intempestives tout le long de la première longue partie (Louise Bonner, les intervenants du Silencio, etc.). Mais cet aspect de poupée russe que revêt le film, s’il sert son mystère et invite son spectateur à l’analyse, est aussi et surtout un indicateur de l’aspect de jeu qu’il peut endosser, poussé par un auteur qui n’est jamais en reste lorsqu’il s’agit de facéties ludiques. Bien qu’étant profondément désespéré, probablement le film le plus pessimiste de Lynch - quant à Hollywood, au statut de l’auteur, et même quant à la nature humaine en générale -, Mulholland Drive a pourtant, durant toute sa première partie des atours guillerets, des scènes de comédie joyeuses, à l’image du rêve que fait Diane, et dans lequel elle s’idéalise en tant que Betty dans un Los Angeles accueillant, peuplé de personnages haut en couleurs et sympathiques. Et dans son ensemble jusque dans sa réception, le film a un aspect ludique, entraînant, qui contraste avec son propos noir et pessimiste. La liste des dix questions-indices laissée par Lynch au moment de la sortie du film pour aider son spectateur à le décrypter participe de cette aura ludique qui entoure le film, un peu comme une énigme à résoudre. Cet élan de jeu était présent dans le partage du film à l’époque, avant que l’explication rationnelle du rêve ne soit communément admise et digérée.

Lorsque l’on s’attarde sur le film dans cette optique ludique, l’homme derrière le Winkie's peut dès lors apparaître sous un autre atour, celui d’un maître du jeu pervers et retors qui s’amuse à triturer et à torturer ses joueurs, les protagonistes de son « escape game » onirique. On peut d’ailleurs aussi y voir la figure d’un double de l’auteur démiurge qui sait très bien ce qu’il va advenir de ses personnages et s’amuse à les surprendre, à les terroriser à la moindre occasion, histoire de rappeler de temps à autre qui est le patron. Mais c’est mal connaître David Lynch qui ne se vivait probablement pas tant en démiurge tout puissant qu’en joueur, justement. L’appétit enfantin qui le caractérisait le rapprochait donc sans doute plus d’un joueur que d’un maître du jeu, et la dernière apparition à l’écran de l’homme derrière le Winkie's vient corroborer cette hypothèse. Il y joue avec la boite bleue, la triture un peu comme l’on triture un Rubik’s Cube, et semble prendre plaisir à actionner ce joujou diabolique.

Quand l’on connaît les conditions de fabrication et d’enfantement douloureux de Mulholland Drive, tout fait encore plus sens. Comme on le sait, le film est né de triturations successives, étant d’abord le pilote d’une série abandonnée, récupéré par des producteurs français (Studiocanal et Alain Sarde) ayant donné le champ libre à Lynch pour le terminer, retourner des scènes et réassembler le tout. Mulholland Drive est donc le résultat hybride de jeux de l’esprit pour faire tenir ce qui devait constituer la base d’une série au long cours dans un film conclusif de deux heures trente qui, malgré les apparences trompeuses, dissipe pratiquement tous ses mystères. Lynch s’est amusé à jouer à ce petit jeu, à reconstituer le puzzle, mais il ne pouvait pas laisser son spectateur découvrir le film sans qu’il ait également à jouer. Cela aurait été comme lui proposer de regarder une partie de jeu vidéo sans pouvoir toucher à la manette. C’est ainsi qu’il ne facilita pas la tâche à ce spectateur-joueur, auquel il n’hésita pourtant pas à livrer quelques clés, quelques « soluces », afin qu’il puisse tout de même terminer la partie à un moment ou à un autre. David Lynch n’a rien d’un démiurge, c’est un enfant joueur qui veut partager son plaisir comme l’on partage une bonne partie de jeu de société entre amis, quand bien même le sujet du jeu serait le plus noir, le plus introspectif qui soit.

 

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