« Monsieur Klein » de Joseph Losey : Scandaleux pragmatisme
Dans un texte que nous lui avons commandé, le cinéaste allemand Christoph Hochhäusler (« Sous toi, la ville », « L'imposteur »,...) revient sur l’un de ses films fétiches : « Monsieur Klein », de Joseph Losey. Il y examine la mise en scène « scandaleusement » pragmatique de Losey, laquelle repose sur un sens parfois maniaque du détail, moteur d’une logique du soupçon qui se déploie tout au long du récit.
« Monsieur Klein », un film de Joseph Losey (1976)
La première scène est un coup de poing. Une femme devient l’objet d’une inspection scientifique à des fins idéologiques. Sous les mains du médecin qui l’examine, elle n’est qu’une chose dont l’on peut disposer à sa convenance. Le discours délirant, pétri de théories racistes, qu’en guise de protocole, il dispense à la sœur de la patiente – interlocutrice physiquement présente mais tout à fait absente en tant qu’être humain –, est prononcé sur le ton d’un pragmatisme scandaleux(1). C’est ce pragmatisme, sans lequel aucun état (autoritaire) ne pourrait se constituer, qui est le véritable sujet du film. À la suite de cette scène d’ouverture, le sentiment de honte, le poison de la méfiance s’insinuent dans le couple de telle sorte que la femme, après avoir été inspectée, ment à son mari – et lui-même ment en retour. Face à la violence des institutions, la solidarité la plus élémentaire ne va plus de soi. Le souvenir de cette scène imprègne le reste du film, laissant comme des cicatrices sur la rétine. Elle fut réalisée lors du premier jour de tournage, préambule sciemment posé pour accorder sur une même note tous les membres de l’équipe. Lors de la phase de préparation, Joseph Losey a divisé les scènes en trois catégories, tel qu’il l’écrit dans son journal de travail [publié dans le numéro 186, octobre 1976, de la revue Positif] : « irréalité », « réalité » et « abstraction ». La scène inaugurale, qui n’appartient à personne, qui ne connaîtra aucun prolongement (à un moment seulement, Klein l’évoque indirectement lorsqu’il déclare qu’il n’aimerait pas « se laisser examiner comme un cheval »), relève de la troisième catégorie – et s’apparente ainsi à plusieurs autres scènes de Monsieur Klein, sans connexion organique avec la ligne subjective du récit.
L’estimation, l’évaluation, sont également au premier plan de la scène suivante. Dans le luxe de l’appartement de Monsieur Klein, l’on procède à la fixation du prix d’un tableau, proportionnel à la détresse de son vendeur, en même temps que l’on évalue la beauté d’une jeune femme (dans le miroir) ou le courage des jeunes Français au service de la Wehrmacht (à la radio). Nous remarquons alors qu’un brutal renversement des valeurs est en train de se mettre en place, à l’approche duquel nous faisons connaissance avec un Monsieur Klein profiteur de guerre. Ainsi qu’il le déclare lui-même, ce n’est pas une inclination personnelle qui le pousse à acheter des œuvres d’art ; il fait son miel de la précarité des autres – et dicte à son interlocuteur ce qu’il doit écrire, comme le médecin avant lui. Il se montre ouvertement sans empathie, séducteur envers l’homme venu vendre le tableau (avec l’espoir de pouvoir ainsi financer sa propre fuite), auquel il ordonne de rédiger le contrat à la première personne. Le film livre dès le début sa définition du « pouvoir » : être en position de mentir en excluant toute possibilité de la moindre objection. Par exemple : mentir au nom d’un autre « je ». La défense en est réduite aux gestes infimes de la réprobation, comme le montre le fait que l’acheteur ne recompte pas la somme reçue à l’occasion de la vente – une erreur certes indéniable, mais ici, une question d’honneur. Peut-être pourrait-on, à propos de cette scène, formuler le paradoxe suivant : c’est en s’autorisant à exprimer un sentiment qui l’entraîne bien au-delà de ses moyens, que l’homme humilié se montre libre. Esquiver le comptage revient ainsi à s’affranchir symboliquement de la rationalité de l’exploitation (comme du processus de l’extermination). Plus tard, sur le quai de la gare, Klein répétera lui-même ce geste, cette fois-ci dans une inversion des rôles, puisqu’il sera ici à la place de l’homme juif du début, tandis que son ami Pierre occupera, dans la transaction, la position dominante dans laquelle se trouvait alors Klein – c’est l’un des nombreux jeux de reflets mis en place par le film. Sur le pas de la porte – les compliments de l’escroc accompagnent sa victime tandis que celle-ci sort de l’appartement –, Klein fait toutefois une découverte inquiétante qui le concerne directement. Au moment précis où se déroule l’intrigue du film, qui donc a le pouvoir de trancher quant au caractère normal d’un individu ou d’une chose ; de déterminer qui est du « bon côté » ? Qui décide de l’appartenance – ou non – de quelqu’un à une communauté ? Il semble impossible de recourir à la raison ou à l’intercession d’un tiers haut placé (voire de plaider soi-même sa propre cause) pour négocier avec la violence des institutions, de la bureaucratie répressive.
Car celui qui en appelle à la raison, ne se rend-il pas de fait doublement suspect ? D’une part du fait qu’il sous-entend l’existence d’un dysfonctionnement – celui de la bureaucratie moderne, précisément, soit un produit malade de la rationalité –, d’autre part pour la simple raison qu’un « innocent » ne doit montrer aucun signe de nervosité.
C’est la logique du soupçon qui répand ses neurotoxines dès le premier plan du film. Le malaise vient de ce que ce venin nous paralyse tout autant qu’il pétrifie les personnages du récit. Sans le vouloir, nous sursautons, je sursaute, lorsque la maîtresse de Klein, Jeanine (Juliet Berto), prononce le nom – juif – d’Ismaël tandis qu’elle lit à voix haute un passage du Moby Dick de Melville – là aussi l’histoire d’une « chasse à l’autre » délirante (et le même livre est lu par l’autre Klein). Lorsque Klein lui interdit ensuite de quitter le lit, l’oblige à lire un passage obscène tiré d’un autre livre – dans lequel il est question d’un pénis surdimensionné –, il se met (en quelque sorte) à jouer avec une poupée vivante. Klein se sert du corps de Jeanine, de sa voix ; et, ce faisant, il tire plaisir de la résistance de son jouet. Il semble possible de déceler ici un motif de l’époque : celui de la fascination pour la manipulation en tant que telle, et, plus spécifiquement, celle du « corps du peuple » (qui doit être pénétré de façon virile pour être contrôlé). De même que Klein, sur la piste de son double, se rend suspect en devenant détective comme engagé dans la filature de soi-même, de même nous rendons-nous suspects, par exemple, en traquant dans le cadre les éléments liés à la judéité. Le nom d’« Ismaël », la chanson en yiddish chantée par Jeanine sur le lit, le tableau de Chagall accroché au mur. La logique du soupçon s’est depuis longtemps emparée de nous. La trahison rôde. Klein a une aventure avec la femme de l’un de ses amis, Pierre (Michael Lonsdale). Elle est jalouse de la nouvelle amante. La police attend. A quel point cela est-il sérieux, pense l’« ami » (entre guillemets, lesquels s’élargissent incontestablement à mesure que le film progresse) ? Suffisamment pour me mettre en danger ? Toutes les certitudes sont mises en effet au banc d’essai. La façon dont Klein se débarrasse de l’« ami » et de la femme de ce dernier avant de répondre aux questions de la police : voilà de la mise en scène. Pendant ce temps, les autorités mettent en œuvre les préparatifs d’une mesure de plus grande ampleur et, c’est précisément parce que, pendant longtemps, nous sommes laissés dans l’incertitude quant au moment où le Leviathan va surgir et quant à la modalité de ce surgissement, que, de ces fragments de pragmatisme, naît une grande inquiétude . Il s’agit bien là du registre de l’« abstraction » évoqué par Losey dans son journal.
Par ailleurs, ni la pompe de l’appartement, ni le goût raffiné de Klein, ni même l’harmonie des objets travaillés, n’offrent un quelconque confort. La question de la « provenance » m’a rarement paru si palpable que dans ce film. A qui appartiennent les objets disposés dans le cadre, à qui ont-ils été confisqués, qui a dû souffrir à cause d’eux ? Qui a payé pour les obtenir ? C’est un continuum qui s’établit depuis les anciens propriétaires juifs des œuvres d’art jusqu’aux spoliations coloniales commises en Afrique en passant par la capture des animaux pour leur peau(2). Ce sont bien sûr des considérations fortement influencées par notre présent, mais auxquelles le film fait au moins allusion. Et, peu de temps après, c’est dans le château lui-même que les images absentes nous apparaissent plus prégnantes encore que celles toujours accrochées au mur. « Le passé n’est pas mort, il n’est même pas encore passé. », comme l’écrit Faulkner.
L’invitation adressée au « faux » Klein attire notre Klein dans le château, un peu à la manière des invitations qui, plus tard, conduiront les Juifs au Vélodrome : certes, ils ne seront pas convoqués personnellement, mais ils n’ont « plus aucun prétexte » ; la violence des institutions relève du sortilège. Florence (Jeanne Moreau), qui a visiblement une liaison avec l’autre Klein, écrit : « rejeter l’invitation serait terrible. » Florence parle des insectes, lesquels se distinguent les uns des autres, tandis que l’homme doit rester prisonnier de l’unique espèce humaine – et ce même si les hommes sont au fond des vautours, ainsi que le suggère Klein. Le vautour est (aussi) précisément l’animal qui orne le générique de début – l’image qui apparaît aux enchères, sur la tapisserie, représente un oiseau qui « porte malheur », tel que Klein le chuchote à l’oreille de l’une de ses connaissances venue lui demander conseil. Les animaux poursuivent leur ronde. Klein compare la compagnie de Florence à l’expérience du zoo (et il dort nu sous une fourrure), le père (à Strasbourg) évoque l’indifférence des moutons ; plus tard, Klein trouve (comme par hasard) un ami « en la personne » d’un berger allemand, etc. C’est une piste essentielle, je crois. Qui, en effet, réduit l’autre à un animal ? Et existe-t-il au fond une manière unique et incontestable d’envisager la hiérarchie des êtres vivants ? Plus loin, dans la scène du cabaret, se dévoile le travestissement du présent : les rires du public face au spectacle du « Juif cupide » accompagnent un renversement carnavalesque de l’ordre des choses. Les hommes en femmes et les bons en méchants – le monde est sens dessus dessous.
Puis vient la séquence dont seuls les statisticiens ont connaissance : la répétition de la Rafle, cette fameuse opération logistique par laquelle les Juifs français devaient être concentrés dans l’enceinte du Vélodrome d’hiver en l’espace d’une journée – opération planifiée et conduite par la gendarmerie nationale, et disons-le, dans un acte d’obéissance anticipée, dépassant alors les attentes des occupants allemands (dans la réalité, la Rafle se déroula les 16 et 17 juillet 1942 et non en hiver, contrairement à ce qui est montré dans le film). Le moment où Klein laisse la femme de son ami avocat jouer l’Internationale relève incontestablement de la farce : la musique elle-même n’est pas innocente. D’un autre côté, la primauté des « lois », sans cesse réaffirmée dans le film, rend finalement caduque la question des coupables. Les protagonistes s’en réfèrent en effet systématiquement aux ordres abstraits venus d’en haut. Peter W. Jansen écrit : « Dans Monsieur Klein, Losey a rendu – comme jamais auparavant – le spectateur responsable de ce qu’il voit. » Je trouve qu’il s’agit là d’une idée intéressante. Il n’y a pas de réconfort, pas de soulagement. Celui qui regarde se rend coupable, car en regardant, il laisse les choses se faire. Au cinéma, nous laissons « tout » se dérouler. A la fin, la curiosité de Robert Klein quant à son Doppelgänger, son autre « je », semble peser plus lourd que sa propre volonté de survie. Ici, le film bifurque vers l’allégorie, et ce de façon bien tardive, pourrait-on dire – mais peut-être est-ce finalement juste qu’à ce moment-là, le film se trouve soudain privé de toute crédibilité.
Comment Delon joue-t-il ce Klein ? Nous le connaissons du Samouraï, du Cercle rouge, de Rocco et du Guépard, de L’Eclipse et de Plein soleil, où il est à chaque fois d’une agilité de prédateur, opaque dans sa virilité, pour toujours un étranger, impénétrable, cruel, beau. Losey renverse cet équilibre de force et de froideur pour laisser sa figure se vider totalement. Aussi Delon – écale à la recherche de son noyau – nous devient-il étranger, de même que devient étranger vis-à-vis de lui-même le personnage qu’il interprète. Un cœur vide, un fantôme, un zombie politique, qui prend seulement conscience de son absence d’humanité au moment précis où celle-ci se retourne contre lui. En face du petit-bourgeois en costume de bourgeois, incapable d’agir, se tient le fantôme d’un combattant de la Résistance, juif, dont le film souligne la virilité avec une insistance croissante (le serpent, les femmes, la mèche pyrotechnique, la moto). La fusion potentielle des deux Klein, complémentaires l’un de l’autre, constitue une éventualité qui doit être considérée comme relevant de l’« irréel » (toujours selon la division à laquelle procéda Losey). Klein ne connaît aucune évolution, il ne devient ni philosophe ni compatissant (mis à part envers le berger allemand) – du moins dans l’inversion des rapports fait-il l’expérience de la privation des droits vécue à même le corps. Il apprend à apprécier ses « amis » à leur juste valeur. Ceux-ci ne valent rien, en effet, mais lui-même n’est plus digne d’amitié – il laisse ainsi tomber sa « poupée », Jeanine. Il ne se montre pas solidaire ; dans le bus qui le mène au stade, il se défend encore une fois contre toute forme de fraternisation telle que l’« Internationale » l'évoque. Il ne veut même pas contribuer à une entente mutuelle. C’est un personnage qui ne veut pas apprendre, qui ne veut pas comprendre, et qui, partant, devient la quintessence de l’homme moderne, celui qui a rendu possibles et causé les catastrophes du vingtième siècle.
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Traduit de l’allemand par Maël Mubalegh, qui tient à remercier tout particulièrement Christoph Hochhäusler, Carolin von Arnim, Naïd Mubalegh et Patrick Holzapfel pour leur générosité et leurs précieux conseils quant à la traduction. Le texte original en langue allemande est disponible sur Parallel Film, le carnet de notes en ligne de Christoph Hochhäusler. URL : https://parallelfilm.blogspot.com/2020/04/skandalose-sachlichkeit.html.
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Maël Mubalegh, « Y a-t-il un Delon dans la salle ? Réflexions éparses sur Monsieur Klein de Joseph Losey », Le Rayon Vert, 13 avril 2020.
Notes