Y a-t-il un Delon dans la salle ?
À son insu et de son propre fait, Alain Delon est devenu un mythe – pour certains intouchable, pour d’autres figé dans son aura de star. C’est oublier l’évidence première : Delon est avant tout un immense acteur, avec tout ce que cette plate formule suppose de capacité d’effacement derrière un rôle. « Monsieur Klein » de Joseph Losey (1976) en est la démonstration parfaite.
Réflexions éparses sur « Monsieur Klein » de Joseph Losey
Deux Delon pour le prix d’un, c’est ce que les prémisses de Monsieur Klein semblent poser et promettre comme programme de mise en scène. La promesse est rapidement déçue : tout d’abord parce que le second Robert Klein ne montrera jamais (ou si peu) le bout de son nez, mais plus fondamentalement parce que le film ne considère jamais Alain Delon sous son jour habituel. En lieu et place de la star, ce qu’on nous livre ici, ce sont les reflets d’un acteur – acteur certes mythique, mais cette fois-ci dans un rôle qui l’amène à s’effacer, à disparaître dans la toile du récit pour n’être plus (que) lui-même.
Le premier indice de cette « éclipse » de la star nous est tout simplement donné par la longue scène inaugurale, qui nous jette brutalement dans l’inhumanité banale, mate, du système médical annexé par les autorités policières. Le cinéaste Christoph Hochhäusler, qui affectionne tout particulièrement le film de Joseph Losey, n’évoque pas par hasard, au début du texte qu’il nous a confié(1), cette scène liminaire : ce n’est pas parce qu’elle est en tête de la chronologie du film qu’elle nous marque, mais parce que, d’un point de vue logique, elle n’a rien à y faire. L’inspection minutieuse de la patiente juive par un médecin évidemment acquis aux analyses, à la novlangue des théoriciens du racisme, ne prépare en rien l’entrée en scène de l’acteur Delon. Elle ne la repousse même pas en créant une attente, l’espoir d’un surgissement : elle la bloque. Le récit progresse à un rythme relativement soutenu, en suivant les étapes d’une enquête mi-policière mi-métaphysique et cependant, il ne fait que retourner sans cesse à son point de départ : à l’hypothèse des deux Klein, à la relation de différence et d’identité qui, peut-être, les lie. Alain Delon reste très physique dans son interprétation du personnage. Peu de pensée, peu de mots – beaucoup de gestes, de déplacements, de pas de côté. Et pourtant : le masque d’impassibilité, d’indifférence à la catastrophe, ne se fissure qu’en de rares endroits (la scène de la confiscation des tableaux). En réalité, si la scène d’ouverture annonce quelque chose, c’est bien cela : la fixité du masque, l’immobilité du visage prisonnier de ses traits, contours et arrêtes – de ce qu’ils renvoient ou semblent renvoyer, à l’extérieur, des reliefs de la psychologie. Au château, dans la pénombre de la chambre, Florence (Jeanne Moreau) éclaire le visage de Klein à la lumière d’une allumette : « Les yeux sont importants. La bouche, le pli des lèvres : conviction de sa supériorité sur les autres. Amour de sa liberté. Égoïsme. Oiseau ! » Klein est un vautour, Florence, maîtresse de l’autre Klein le sait et le dit, sans détour, au Klein qui lui fait face. Klein/Delon s’en défend : mange-t-il des cadavres, lui ? La physiognomonie sauvage s’insinue dans les moindres recoins de l’existence et colle au masque du visage ce que ce dernier annonçait déjà, clamait haut et fort. Klein a beau se dissimuler sous un costume d’insignifiance – gris, classique, passe-partout – c’est lui, et personne d’autre, qui en particulier dans les scènes d’extérieur, se détache sur le fond de la foule : en un raccord, il se trouve isolé par la caméra; dans la rue, les femmes n’ont d’yeux que pour lui. Il ne peut cacher l’essentiel : la certitude que le chaos ambiant ne le concerne pas, qu’il peut continuer à vivre et exister en tant que lui-même dans un monde où, d’une certaine manière, plus personne n’est à sa place. « Ce ne serait pas la première fois, surtout en ce moment, que quelqu’un se montre pour mieux se cacher. » déclare, feignant un ton énigmatique, le préfet de police, lorsque Klein s’indigne d’être alors l’objet d’une perquisition. Klein ne se montre pas : il ne fait qu’être, et c’est cette présence volontairement effacée, discrète jusqu’à l’obsession, qui trahit le caractère en réalité singulier, hors de tout, du personnage. De même que Klein ne peut aller contre une arrogance naturelle dont il ne semble pas être véritablement conscient, de même Alain Delon ne peut-il s’extraire du tracé, de la plastique d’un visage exceptionnel que l’on reconnaîtra sur le champ : « c’est lui, je le reconnais ! » s’exclame la concierge de la rue des Abbesses (Suzanne Flon) lorsque, en pleine discussion avec les policiers, elle aperçoit Klein/Delon dans la cour de l’immeuble – elle confond alors l’autre Klein avec notre Klein. C’est la réaction, muette ou effectivement prononcée, que suscite l’arrivée même d’Alain Delon dans le cadre : c’est lui, nous le reconnaissons. Klein, à la recherche de son double, reste Klein. Alain Delon, dans le rôle de Klein, reste Alain Delon. Tout autour, les visages, diversement malléables, changent d’expression, traduisent des émotions nouvelles. Pierre (Michael Lonsdale), l’ami avocat, devient colérique (la perquisition). Jeanine (Juliet Berto) troque sa mine d’ennui languide contre une inquiétude soudaine, profonde. La concierge de la rue des Abbesses cède au désespoir. Le père de Klein (Louis Seigner), apparemment d’un grand calme, s’impatiente nettement lorsque son fils semble remettre en question – probablement à juste titre – la pureté de l’arbre généalogique de la famille. Au début, la femme inspectée ne peut réfréner des frémissements d’angoisse, y compris lorsque, suite à la visite médicale, elle ment à son mari : « ça s’est bien passé ». Seul l’homme auquel il a acheté un tableau à vil prix, au début également, conserve une mine aussi placide que celle de Klein, une mine inexpressive et éloquente tout à la fois – il n’est pas fortuit que les deux hommes se retrouvent à la fin, au Vélodrome d’hiver.
Joseph Losey nous met dans la position de Florence lorsqu’elle inspecte le visage de Robert Klein. Tout au long du film, nous scrutons la silhouette, la physionomie d’Alain Delon, à l’affût de ses hésitations, de ses absences, des gestes a priori les plus insignifiants qui viennent brusquer le visage dans sa monotonie relative. Quand il croise son reflet dans le miroir, sur le palier, après le départ de l’homme au tableau. Puis la répétition de la même scène, plus tard, dans la foule, au café. Lorsqu’il met du temps – trop de temps – à se saisir de la tasse de café que Jeanine lui tend, juste avant le départ – peut-être définitif – de celle-ci. Son rictus explicitement ironique lorsqu’il fait jouer, à la femme de Pierre (Francine Bergé) – et « à l’insu de celle-ci » –, la mélodie de l’Internationale. Ce n’est pas le « deuxième » Klein que l’on cherche, c’est le premier – c’est Delon. Où est-il ? Personne n’arrive à l’atteindre, même quand il est physiquement présent dans le cadre. Dans sa chambre luxueuse, voûté sur son bureau, il laisse Jeanine languir sur le lit pendant de longues minutes – il n’est pas là, et le fait savoir. La même chose se répète dans la scène du café : un groom se met à sa recherche, ardoise – « Klein » inscrit à la craie blanche – et sonnette à la main. La caméra portée traque elle aussi l’introuvable Klein parmi les groupes attablés – des bribes de conversation parviennent à nos oreilles. Une jeune femme donne à son petit chien, qu’elle tient d’une main, les miettes de son repas. La caméra quitte le dos du groom pour aller voir un peu plus loin vers la gauche : Klein est assis là, face à Pierre. Coupe, plan fixe sur le visage de Delon : « Il se peut que ce soit pas pour moi. » déclare-t-il, alors que le groom, à l’autre bout de la pièce, appelle une fois de plus « Klein ». L’intéressé reprend : « il pourrait se cacher, là, dans tout ce monde. Non ? » Tout en conservant le même visage du début à la fin, Delon se déplace sans cesse – il est en perpétuel mouvement, dans une inquiétude constante qui traduit visuellement la nature profondément fuyante du personnage comme de l’acteur, imprévisible dans son occupation du cadre : il subtilise la place de l’autre Klein en se faisant destinataire de la lettre adressée par Florence, prenant l’invitation à son compte. Arrivé à Strasbourg, Klein prend sans mot dire les commandes du fauteuil roulant de son père, attrapant en cours de route la conversation que celui-ci avait commencée avec l’homme qui le poussait encore quelques secondes auparavant. Dans la scène de la perquisition, il ne tient pas en place, s’agite dans l’appartement comme un lion en cage. A la fin du film, avant d’être arrêté pour être conduit au Vélodrome, il remet en place (sur son chevalet) le tableau qu’il avait acheté au début (et qu’il avait farouchement sauvé de la confiscation dans la scène de la perquisition), s’installe dans son fauteuil et le contemple rêveusement (avant de l’acheter, il n’avait fait que l’examiner froidement). Certes, lors de la scène de la vente, il avait déclaré n’être qu’un marchand d’art, pragmatique, calculateur, sans attache affective avec les œuvres d’art qui atterrissent entre ses mains dans le cadre de son travail. Mais cette déclaration n’est-elle pas un masque dérisoire de plus, façon de se défendre de ce qu’on ne peut cacher – de ce que le visage trahit de toute façon ? A l’arrivée de la police, Klein se lève, se déplace jusqu’au fond de la pièce – il imite visiblement l’homme représenté sur le tableau (lequel occupe, dans le séjour, le bord gauche du cadre), vraisemblablement assis face à une fenêtre (hors-cadre ; on la devine par des reflets sur le mur en arrière-plan de la toile). Le plan correspondant fait écho, dans cette scène, à un autre plan, situé plus tôt dans le film, lorsque Klein rend visite à son père. De profil face à la fenêtre, il appelle Pierre pour discuter des « certificats » de ses aïeuls. A l’arrière-plan, derrière la fenêtre, se dresse la cathédrale de Strasbourg. Dépassant sur le bord gauche du cadre, le fragment d’une maquette qui représente le bâtiment, installée dans la pièce, près de la fenêtre. Klein a-t-il le sens de la mesure ? Probablement pas autrement que d’un point de vue strictement comptable, comme le laisse penser son apathie morale d’un bout à l’autre du film. Quel est le lieu de l’authenticité, dans l’intervalle entre l’original et la copie, entre l’art et le quotidien, entre la « grandeur nature » et le modèle réduit ? A ces vastes questions, le film semble apporter une réponse bien concrète, dans son dénouement allégorique : la fable se défait (à moins qu’elle ne se noue précisément ici) dans le théâtre du Vélodrome, reconstitué pour les besoins du film (mais à un autre emplacement) avec un réalisme saisissant. La panique muette des mouvements de la foule, la danse funèbre des silhouettes uniformes qui terminent enfermées dans les wagons obscurs, désignent l’endroit d’une vérité de l’histoire – et dans laquelle s’engloutit le visage impassible de Delon.
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Christoph Hochhäusler, « Monsieur Klein de Joseph Losey : Scandaleux pragmatisme », Le Rayon Vert, 13 avril 2020.
Notes