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Armurier dans Monrovia Indiana de Frederick Wiseman
Critique

« Monrovia, Indiana » de Frederick Wiseman : La spéléo des sphères

Des Nouvelles du Front cinématographique
« Monrovia, Indiana » est particulièrement affecté par un paysage dévasté : Frederick Wiseman n'a rien d’autre à proposer face à la victoire du camp réactionnaire que le tableau réactif de la petitesse triomphante, répondant au ressentiment des vainqueurs par le ressentiment mimétique des vaincus. 

« Monrovia, Indiana », un film de Frederick Wiseman (2018)

Monrovia, Indiana, c’est comme souvent chez Frederick Wiseman plusieurs films à la fois, c’en serait au moins trois : le troisième que le documentariste consacre à une ville entière après Aspen (1991) et Belfast, Maine (1999), le premier qu’il tourne dans la grande région rurale américaine du Midwest, le troisième enfin d’une série qu’il est impossible de ne pas mesurer à l’aune de son contexte politique après In Jackson Heights (2015) et Ex Libris : The New York Public Library (2017).

L’otage consentant du contexte

À la question économique qui structure totalement la vie des deux cités étasuniennes précédentes – avec le tourisme de luxe pour Aspen, qui est une station de sports d’hiver prisée du Colorado, et la pêche industrielle du côté plus populaire de Belfast dans l’État du Maine – succéderait désormais une perspective davantage culturelle, préoccupée en effet de rendre compte de l’état d’esprit profond d’un petit monde replié sur lui-même, comme l’avait autrement été la communauté bénédictine du Michigan de Essene (1972). Non pas que l’agriculture intensive de maïs et les exploitations porcines ne représentent pas les poumons économiques dominants d’une petite ville de 1400 habitants située à une demi-heure de la capitale de l’État Indianapolis, mais elles participent également à constituer l’identité d’un monde façonnée à égalité avec d’autres activités ou pratiques tout aussi déterminantes, des prêches de l’église évangéliste aux ventes d’armes en passant par la promotion du sport, la chasse et les collections de voitures. C’est que le premier film de Frederick Wiseman à investiguer la région rurale du Midwest élève Monrovia au niveau d’une cité paradigmatique de l’esprit d’une région centrale pour l’accession de Donald Trump à la présidence des États-Unis en janvier 2017.

Le film du temps d’après est particulièrement affecté par un paysage dévasté, n’ayant rien d’autre à proposer face à la victoire du camp réactionnaire que le mesquin tableau réactif de la petitesse triomphante, en répondant au ressentiment des vainqueurs par le ressentiment mimétique des vaincus

Le 43ème documentaire de Frederick Wiseman était attendu pour cela et Monrovia déçoit justement en se contentant de satisfaire programmatiquement les attentes sociologiques de ses spectateurs. Comme si l’effet de contexte n’avait pas cessé de s’accentuer entre In Jackson Heights (ce film a été tourné juste avant les élections présidentielles) et Ex Libris : The New York Public Library (celui-là l’a été avec le contexte électoral), au point de peser désormais de tout son poids mort de détermination. Les deux documentaires dédiés à valoriser depuis New York le versant progressiste de la modernité urbaine (avec le quartier culturellement mélangé, puis la défense et illustration du service public de la culture) laissent en effet place, désormais, à celui qui bat la campagne en explorant vite, bien trop vite, les paysages humains WASP caractérisant le parti républicain, exemplaires d’un conservatisme culturel entretenu à la fois par la foi chrétienne dans sa déclinaison évangéliste, les industries écologiquement insoutenables de l’agroalimentaire et les standards de la consommation de masse.

L’énergie descriptive demeure bien présente, qui passe et repasse par les mêmes lieux réticulés par le montage (l’église et le diner, le comité de quartier et la loge maçonnique, le gymnase et le lycée, la pizzeria et le magasin d'armes, le supermarché et le cimetière) afin de proposer une cartographie à la fois analytique et synthétique de Monrovia, dont la durée recoupe symboliquement le temps d’une récolte annuelle de maïs. Sauf que la moisson des plans retenus au terme d’une année de montage artisanal ressemble un peu trop au maïs industriellement récolté. Ou aux vire-langues, ou « tongue twisters », des commissaires-priseurs qui se suivent et se ressemblent sans ne plus arriver à étonner comme à l'époque de How Much Wood Would a Woodchuck Chuck ? de Werner Herzog en 1976). La stratégie réactive n’est cependant pas la plus appropriée dans l’idée de dépeindre un monde réactionnaire puisque Frederick Wiseman vient après coup, et dès lors forcément victime d’un réflexe rétroactif en raison duquel toutes ses images se voient strictement arraisonnées aux effets de lecture commandés par un contexte politique dont le film, au fond, admet être l’otage tristement consentant. Et la neutralité bienveillante propre à l’ethnographie compréhensive de marquer le pas, en cédant nettement la place à l’ironie soulignée au gras, et dont l’acidité ne mord sur rien qui n’avait pas déjà été traité (couacs de l’orchestre scolaire, boue cloacale des eaux usées, hésitations coupables dans les mises en scène ritualisant la vie quotidienne, vieillesse symptomatique des corps, tristesse des figures qui incarnent si parfaitement leurs clichés caricaturaux).

Le cocon couenneux avant l’apocalypse

Ciel bleu sur Monrovia Indiana

Alors que In Jackson Heights et Ex Libris : The New York Public Library sont à leur façon des films de combat, qui prennent position sans didactisme à l’intérieur d’un champ politique alors intensément polarisé par le bilan plus que contrasté des deux présidences de Barack Obama et la stratégie médiatique offensive de Donald Trump, Monrovia, Indiana vient après coup. Et le film du temps d’après est particulièrement affecté par un paysage dévasté, n’ayant rien d’autre à proposer face à la victoire du camp réactionnaire que le mesquin tableau réactif de la petitesse triomphante, en répondant au ressentiment des vainqueurs par le ressentiment mimétique des vaincus. Le symptôme le plus évident de cette défaite des progressistes à laquelle le meilleur cinéaste étasunien en activité lui-même n’échappe pas appartient au rythme du film, qui multiplie les plans d’exposition et de transition à une vitesse consistant dans les faits à les expédier le plus vite possible, débités avec une rapidité qui fait violence au représenté. Cela saute aux yeux, Frederick Wiseman n’a pas de grand désir pour ce qu’il filme et le pire est que, souvent, les personnes filmées répondent mimétiquement à ce manque de désir en témoignant effectivement d’une méfiance réciproque, le regard lourd, les conversations retenues. Nombreux sont les plans qui n’exprimeraient pas d’autre volonté que celle de passer à autre chose, d’aller vite et de ne surtout pas s’arrêter. Le filmage au ras de l’anus des porcs et celui de la queue charcutée d’un chien chez le vétérinaire pousseraient même le geste d’exhaustion documentaire du côté pénible d’une mortification forcée qui, cependant, ne retrouverait ni les puissances émotionnelles de Primate (1974), ni le trouble concentrationnaire de Meat (1976). S’il y a bien quelque chose que documente alors Monrovia, Indiana, c’est qu’une rencontre n’aura pas lieu, c'est l'absence de désir réciproque entre les filmés et le preneur son (Frederick Wiseman) comme son opérateur image (John Davey depuis The Store en 1983), c’est la tristesse paradoxale des vainqueurs qui s’impose en fondant celle des vaincus.

Si la victoire électorale de Donald Trump repose sur un faisceau de plusieurs facteurs spécifiques, elle tient entre autres à ceci qu’il y a dans ce monde le refus implicite de négocier en revoyant à la baisse un mode de vie indexé sur des normes consuméristes objectivement insoutenables.

La déception est ici à la hauteur d’une admiration générale pour l’œuvre, et c’est pourquoi elle résiste aussi contre elle-même quand Frederick Wiseman tombe enfin sur un os qu’il a davantage envie de ronger plutôt que d’enterrer. Et c’est alors que Monrovia, Indiana commence à susciter enfin un peu d’intérêt, en osant s’aventurer au-delà de la ligne d’horizon où se confondent les types et les stéréotypes. Par exemple quand les discussions du comité de quartier portant sur l’extension de l’habitat, la promotion des entreprises ou la gestion du service public de l’eau manifestent l’immobilisme paradoxal d’un petit monde, dont le repli sphérique en cocon couenneux ne se paie qu’au prix lourd d’une politique économique et militaire extérieure lourdement offensive. Si la victoire électorale de Donald Trump repose sur un faisceau de plusieurs facteurs spécifiques, elle tient entre autres à ceci qu’il y a dans ce monde le refus implicite de négocier en revoyant à la baisse un mode de vie indexé sur des normes consuméristes objectivement insoutenables. Ni négociable, ni amendable, le mode de vie le plus développé est riche, certes, mais d’une richesse finalement mortifère comme en témoignent le surnombre des personnes enveloppées quand elles ne sont pas obèses, la culture identitaire des armes à feu et les besoins en eau et en pesticide et herbicide de l’agriculture intensive. Sans oublier l’évangile de l’esprit d’entreprise qui ne cesse pas depuis les analyses sociologiques de Max Weber d’être légitimé par l’eschatologie chrétienne.

On pourra même sourire quand des vieillards devisent en essayant de se souvenir des noms et des liens familiaux appartenant à des connaissances disparues, d’autant plus que Frederick Wiseman, qui aime Samuel Beckett, a monté sur la scène du Théâtre du Vieux-Colombier Oh, les beaux jours en novembre 2005. Mais le sourire s’obscurcit quand la surcharge pondérale et le vieillissement de la population conduisent en ce lieu ultime où Frederick Wiseman renoue enfin avec le sens de la durée, pour faire durer et ainsi entretenir le troublant paradoxe appartenant à ce qui est en train de finir et d’agonir. Il n’est sûrement pas hasardeux, alors, que Monrovia, Indiana se termine en effet avec une citation de l’Apocalypse de Jean au moment de l’enterrement d’une habitante dans un cimetière verdoyant, dont les tombes éclosent à l’image comme des épis de maïs cramés par le soleil. L’office du prêtre, qui se sait filmé et fait aussi son numéro pour ses futurs spectateurs, précède les pelletées de terre qui tombent du ciel et enfouissent le cercueil dans le ventre malade d’Hadès saturé. Saturé et ulcéré que, comme l’aurait dit Alexandre Kojève à l’époque de ses exégèses hégéliennes, l’American Way of Life fusionné avec l’Americana nomme le rêve post-historique de l’humanité, avant d’en être le cauchemar et d’en promettre le funeste tombeau. Et c’est ainsi que Monrovia, Indiana devient vraiment intéressant, quand il commence à ressembler alors à The Straight Story (1999) de David Lynch, en proposant à la pastorale américaine un enterrement de première classe. Le cinéaste des mondes sociaux comme des sphères alvéolaires n’aura peut-être jamais été aussi réactif, mais jamais aussi attristé non plus par ce que le sphérologue, devenu pour l’occasion spéléologue, aura vu à partir du cocon couenneux de Monrovia – moins la poche exemplaire du camp républicain et du conservatisme étasunien que la région centrale de l’apocalypse qui vient et qui appartient au capitalisme comme religion.

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Fiche Technique

Réalisation
Frederick Wiseman

Caméra
John Davey

Durée
2h23

Genre
Documentaire

Date de sortie
2019