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Mahin (Lily Farhadpour) et Faramarz (Esmail Mehrabi) boivent dans la cour dans Mon gâteau préféré
Histoires de spectateurs

« Mon gâteau préféré » de Maryam Moghaddam et Behtash Sanaeeha : Jardin suspendu

Guillaume Richard
Mon gâteau préféré de Maryam Moqadam et Behtash Sanaeeha permet de prendre un bon bol d'air face à la machine d'oppression politique et esthétique du cinéma iranien contemporain qui domine la production exportée chez nous. Ce cinéma est un poids lourd à la tête dure qui, paradoxalement, met KO le spectateur et broie bien souvent ses personnages. À l'exception de sa fin décevante, Mon gâteau préféré offre tout le contraire, et tisse même un lien inattendu avec Le Déjeuner, un tableau de Claude Monet.
Guillaume Richard

« Mon gâteau préféré », un film de Maryam Moghaddam et Behtash Sanaeeha (2024)

Dans le cinéma iranien contemporain connu sur nos écrans, on peut maintenant dire que c'est la tendance Panahi qui s'est imposée face à la poétique d'Abbas Kiarostami, renvoyant ce dernier à un passé qui apparaît désormais très lointain et de plus en plus précieux. Ou du moins, un certain héritage de l'engagement de Jafar Panahi qui, ne l'oublions pas, a été l'assistant de Kiarostami et lui rend hommage dans ses derniers films. Non pas que le cinéma de Jafar Panahi soit mauvais, mais ce qui forme chez lui une esthétique de résistance s'est étendu à un ensemble de films qui ont recyclé sa forme et se répondent entre eux pour lutter contre l'oppression du régime politique en place. Le tournant s'est produit avec le grand succès public, en 2011, d'Une séparation, Ours d'or à Berlin. Le film d'Asghar Farhadi a imposé le moule de ce cinéma recyclé à venir : des personnages broyés par la grande machine administrative et répressive du régime qui se démènent comme ils peuvent pour s'en sortir. La parole y occupe une place essentielle puisqu'elle s'impose comme l'outil qui permet de fissurer le système de l'intérieur, d'où les dialogues interminables et l'action régie d'abord par ce qu'elle entraîne. L'urgence avec laquelle les séquences sont tournées sans les autorisations officielles est un autre trait commun. Abbas Kiarostami apparaît donc bien loin, même si bien entendu Ten, tourné en 2002, a aussi exercé son influence sur ce cinéma iranien en mode poids lourd. C'est une fleur poussant dans un jardin perdu dans le désert. La sortie de Mon gâteau préféré de Maryam Moqadam et Behtash Sanaeeha permet de prendre un bon bol d'air entre les tuyaux de cette machine d'oppression politique et esthétique. Le film propose une autre manière de résister, c'est-à-dire un autre rapport au temps et à l'espace, salutaire et joyeux, même si la fin du film brise l'optimisme célébré ㅡ mais qu'importe si le chemin compte plus que la destination et qu'au final, la résistance face à l'oppression s'organise singulièrement. Rappelons encore, afin d'éviter toute confusion dans le propos, que Maryam Moqadam et Behtash Sanaeeha sont interdits de sortie du territoire et qu'ils sont sous le coup de multiples réprimandes de la part du régime.

Le cinéma iranien qui cartonne actuellement est un poids lourd. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le judo est le sport de Tatami, sorti en 2024. C'est bien un cinéma de lutte aux deux sens du terme. Sa tête bien dure est composée par les deux bulldozers de Saeed Roustayi, La Loi de Téhéran et Leila et ses frères. Sa colonne vertébrale est soutenue par les derniers films de Mohammad Rasoulof dont nous évoquions les contradictions dans Les graines du figuier sauvage. Les vertèbres sont les films d'Asghar Farhadi. Le bassin, pour supporter tout ce poids, est composé des films récents de Jafar Panahi quand il était interdit de tourner et assigné à résidence, à l'exception peut-être de Trois visages (2018), et malgré ses multiples références au cinéma d'Abbas Kiarostami. Le corps tient sur deux jambes aux muscles faits de Chronique de Téhéran, Holy Spider ou encore Tatami. Le jeu de jambes de ce poids lourd assène des prises qui cherchent à mettre KO un régime politique tout autant que le spectateur. Cette cohérence est évidemment à saluer puisque tous ces films, tournés dans l'urgence et contre la censure, parviennent à exister miraculeusement et à échapper à la vigilance de cette société de contrôle, au point même où on se demande comment ils sont arrivés à un tel résultat. Miracle humain, logistique, technique et sociétal, certes, mais une esthétique qui pose question par sa forme, sa répétition et un systématisme qui semble décalquer certains mécanismes d'oppression employés par le régime sur les personnages, ce qui est ainsi profondément paradoxal. Les personnages sont tout aussi broyés à l'écran qu'ils ne le sont dans leur quotidien, même si le combat, pour tous ces cinéastes, ne va pas sans la dénonciation des conditions d'existence de la population iranienne.

Il existe d'autres moyens pour gripper la machinerie étatique de la république islamique d'Iran. En montrant, comme dans Mon gâteau préféré de Maryam Moqadam et Behtash Sanaeeha, comment Mahin (Lili Farhadpour) ouvre les parois de son quotidien après sa rencontre avec Faramarz (Esmaeel Mehrabi). Le temps du contrôle, ou plutôt sous contrôle, cède la place à un temps du lâcher-prise qui ne semblait plus possible dans la vie de Mahin, veuve et retraitée qui passait ses journées à attendre qu'un événement important se produise. Ce changement de temporalité offre une réponse esthétique non seulement au cinéma de lutte iranien, mais aussi à l'oppression du régime. Celle-ci n'est plus représentée, à l'exception d'une voisine potentiellement cafteuse et d'une pénible séquence symbolique attendue où Mahim s'en prend à des policiers qui embarquent des femmes ne respectant pas correctement le port du voile. Cette séquence, qui est paradoxalement devenue un cliché du cinéma iranien, est sûrement nécessaire pour mieux faire sentir la libération et la transition qui suivent. Influencée par un soap qu'elle semble regarder tous les soirs à la télévision, consciente d'une monotonie qu'elle ne parvient pas à changer, Mahim décide de braver le respect des mœurs en sortant de chez elle pour aller rencontrer un homme. Dans un restaurant, elle remarque Faramarz, un taximan, et le suit jusqu'à ce qu'elle lui demande de le ramener chez lui. Quelques mots suffisent pour qu'ils se lient, à l'exact opposé des logorrhées typiques du cinéma de lutte. L’alchimie prend miraculeusement à partir de quelques bribes, avec une sorte d'urgence vitale à vibrer tant que c'est encore possible. Ils boivent du vin, dansent et s'apprêtent à faire l'amour quand Faramarz meurt subitement. Mahim l'enterre dans son jardin et Mon gâteau préféré se termine sur un plan où elle est de dos face au vide qui la rattrape.

Le Déjeuner de Claude Monet
Le Déjeuner, un tableau Claude Monet réalisé en 1873-1874

Une raison toute personnelle est à l'origine de la nécessité d'écrire sur le film. La séquence où Mahim et Faramarz boivent leur (très) grande bouteille de vin sur la terrasse de celle-ci m'a immédiatement rappelé un tableau de Claude Monet, en l'occurrence Le Déjeuner, peint à Argenteuil entre 1873 et 1874, et découvert durant la grande exposition que le Grand Palais à Paris a consacré au peintre en 2010. De tous les tableaux de Monet exposés, dont certains figuraient parmi les plus célèbres, c'est celui-là qui avait retenu toute mon attention. Une indescriptible émotion esthétique m'a retenu longuement devant le tableau, de la nature d'un événement ou d'une rencontre, comme disait Gilles Deleuze dans son Abécédaire. J'étais littéralement absorbé par sa puissance et ce qu'il montrait. Je m'y vois encore, même quinze ans plus tard. Que montre Le Déjeuner ? Un moment suspendu où les conventions du quotidien semblent oubliées. Une sorte de laisser-aller général. La vaisselle, le vin et la nourriture traînent sur la table pendant que les protagonistes oublient ce qui, peut-être, régit mécaniquement leur existence : une autre temporalité s'empare du tableau en faisant infuser quelque chose à la suite d'une scène antérieure qu'on imagine plutôt convenue, avec l'obligation de se tenir à table, l'ennui des conversations, la politesse, etc. Le Déjeuner marque le temps de la flânerie, d'une libération des corps et d'une temporalité convenue. Claude Monet saisit parfaitement cette transition entre deux temporalités, et c'est exactement ce que réussissent Maryam Moghaddam et Behtash Sanaeeha dans la deuxième partie de Mon gâteau préféré. Les deux scènes représentées se répondent étrangement quand Mahim et Faramarz rentrent à l'intérieur et laissent sur la table du jardin une partie de la vaisselle et de la nourriture. Dans ces moments-là, c'est tout autre chose qui compte, et ici l'amour naissant comme le grand réenchantement d'un quotidien morne.

De cet affect construit sur un double pont temporel, à la fois dans le film et dans mon existence, naît tout l'intérêt pour le film. Un ami m'a fait remarquer qu'il trouvait Mon gâteau préféré mignon comme une petite sucrerie(1) et il n'a pas totalement tort, moquant ainsi la tiédeur du titre du film qui renvoie à un gâteau que Mahim prépare régulièrement avec l'espoir de le partager avec quelqu'un. Si Mon gâteau préféré ne reproduit pas l'esthétique du cinéma iranien de lutte, il ne renoue pas pour autant avec la poétique d'Abbas Kiarostami, même si on peut établir un lien avec la fin du film où Mahim creuse un trou pour Faramarz, qui évoque lointainement la fin du Goût de la cerise. La portée documentaire de Mon gâteau préféré est très faible et se limite à peu près aux corps des acteurs et à leur libération à l'abri de l'espace public placé sous contrôle du régime. Le film conserve néanmoins une invitation au partage ㅡ métaphorisée par le morceau de gâteau ㅡ en ouvrant son jardin suspendu inaccessible au régime. Il est dommage que Mon gâteau préféré se termine mal, comme pour montrer qu'il n'y a pas de salut possible tant que toutes les libertés ne sont pas retrouvées et que les nouvelles révolutions ne produisent des effets concrets. L'optimisme ne peut pas être de vigueur et on le comprend bien. Maryam Moghaddam et Behtash Sanaeeha signent ainsi un film de résistance plutôt qu'un film de lutte mais la finalité reste la même, à savoir faire imploser/exploser le régime politique en place.

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