« Miraï, ma petite sœur » de Mamoru Hosoda : Un plan pour l’éternité
Avec « Miraï, ma petite sœur », Mamoru Hosoda poursuit le travail entamé avec l'esthétique superflat lorsque le plan met à plat les chagrins narcissiques de l'enfance et la filiation généalogique.
« Miraï, ma petite sœur », un film de Mamoru Hosoda (2018)
Kun, un garçon de 4 ans, est happé par la vision de sa petite soeur, Miraï, qui ressemble à s’y méprendre à une poupée en porcelaine. Celle-ci qui, comme le dit sa mère, n’a pas encore la faculté de voir, ouvre néanmoins les yeux sur Kun et semble le fixer ardemment. Tout autour le monde s’arrête à mesure que le temps se dilate. Plus rien n’existe d’autre que cette présence dont Kun ne semble trop savoir si elle inquiète ou rassure, si elle est ennemie ou amie, avant d’éclater en un éclat de rire qui résout les contradictions comme il peut - c’est-à-dire en s’y entêtant. De cet indécidable qui fait effraction dans la vie des individus, Mamoru Hosoda ne cesse de rejouer la scène primitive : qu’il s’agisse d’un appétit de nature qui hante l’esprit du garçon mi-homme mi-loup de Ame dans Les Enfants Loups, de l’imitation des pas de l’ours Kumatetsu qui finit, bien malgré l’imité et l’imitateur, par s’approprier le corps de Ren dans Le Garçon et la bête (inspiré de l’Histoire du poète qui fut changé en tigre d’Atsushi Nakajima(1)), ou de cette présence bouleversante qui renverse la focalisation du regard donc, dans Miraï. À chaque fois, le tiers bouleverse l’Un, le contraint à une transformation radicale.
Il faudra du temps à Ame dans Les Enfants Loups, d’abord effrayé de devenir ce loup dont les contes ont tant raconté l’abomination et la mise à mort par les humains - contes qui répondaient à l’indétermination par la polarisation du sauvage et du domestique, du loup et du chien, de l’animal et de l’homme - pour répondre physiquement à ce qui sera d’abord une fascination pour un loup retenu en captivité dans un zoo, loup qui n’a jamais connu que la captivité puisqu’il a très tôt été mis au travail pour un cirque russe, puis à l’appel d’une nature sauvage loin de l’habitat humain. Il faudra du temps à Ren et Kumatetsu (cet ours mal léché qui prendra Ren pour disciple) pour accepter l’intrusion de l’un en l’autre, comme cette découverte subreptice d’un corps humain qui se met automatiquement à anticiper les pas de l’ours après l’avoir longuement imité, puisqu’on sait au moins depuis Deleuze que l’imitation ne tient pas tant de la réplique superficielle de ce qui se voit que de la digestion organique d’un mode de vie - devenir sa proie, comme Dersou Ouzala, pour la comprendre et pouvoir la chasser. Il faudra, enfin, du temps à Kun pour accueillir l’effraction du tiers dans le monde pervers et narcissique de l’enfant qui prend tout à son service, au point de bien vite vouloir détruire ce qui ne se laisse pas réduire au désir de l’Un ou distrait l’attention des parents de l’objet exclusif de l’affection, Miraï, ce tiers dont l’Un d’abord s’exclut.
Du temps donc, pour parvenir à dire, ainsi que le titre du film, Miraï, ma petite sœur. Avant cela, une débauche d’effets se produisent depuis ce qu’a ouvert la petite poupée de porcelaine : la boîte de pandore de l’imagination. L’effraction dans l’agencement de désir pervers et narcissique du petit Kun le conduit véritablement à délirer tout son monde. Lors des crises, nombreuses, provoquées par la désaffection de ceux qui jusqu’alors n’étaient que le prolongement de sa jouissance, les coordonnées du désir changent du tout au tout. En conséquence, l’imagination fait sauter le verrou du désir centré sur la jouissance et se déporte sur les petits signes du monde extérieur transcendés par la volonté de se consoler soi-même d’un chagrin : le chien du monde réel devient mi-homme mi-loup et se rit des malheurs indécents de Kun, lui qui est également passé par la même expérience de misère affective lorsque Kun est né et a déporté l’attention de ses maîtres vers l’enfant unique ; la Miraï du futur, ainsi que l’ont appelée les parents (Miraï signifiant « futur ») vient demander l’aide de Kun, elle qui doit être aimée et protégée par son grand-frère ; la mère de Kun, dont ce dernier a vu la photo petite-fille, en vient à commettre les 400 coups en imagination avec son fils ; le grand-père de Kun vient le visiter pour lui enseigner la maîtrise des engins à deux roues après que l’apprentissage du vélo avec le père ait échoué en réalité. D’abord par l’imagination, Kun, déporté de la jouissance, s’auto-apprend en imagination que quelque chose dépasse et englobe les individus qui ne sont, au mieux, que les passeurs de forces qui leur préexistent.
Il n’est dès lors pas anodin que Hosoda introduise dans la plupart de ses films de grandes respirations cosmiques - plans larges qui s’ouvrent sur des espaces urbains avant de partir à la verticale vers le ciel - ou fasse passer les films à des vitesses folles tout en faisant du surplace, dans le figement d’un instant qui s’étire indéfiniment et par lequel les personnages traversent les portes du temps. Car, à la fin, c’est le temps qui anime les recherches des films de Hosoda. Non pas Chronos, le temps des actions des corps - celui-ci n’avait-il pas déjà été rapidement expédié dans les premières scènes des Enfants loups en une série de vignettes ennuyeuses juxtaposant quelques moments de vies particuliers baignés dans une musique monotone ? - mais Aïon, le temps qui fait voisiner les vies d’hier et d’aujourd’hui, par lequel les singularités transhistoriques insistent dans les corps particuliers vivant ici et maintenant(2). La technique de dessin superflat en vogue dans certains milieux de l’anime japonaise, apprise par Hosoda au contact de Takashi Murakami qui fut son maître pour la création d’objets publicitaires tels que Superflat Monogram, parfois comprise comme un outil de critique de la superficialité de la culture japonaise, joue ici un rôle décisif pour le dessin de ce plan de consistance temporel : mettre à plat.
C’est ainsi que le temps est exposé dans The girl who leapt through time, un seul plan super-plat sur lequel s’interconnectent tous les points du monde et toutes les vies possibles, depuis la mise en suspens premier du temps particulier des horloges dans une chute qui s’étire indéfiniment. Une mise à plat qui dans Miraï devient aplatissement des crises psychologiques dans le temps cosmique, comme le montre magistralement l’une des plus belles scènes du film, lorsque Miraï - du futur - prend la main de Kun et l’emmène au-dessus de toutes les scènes du temps : toute la famille se découvre sous les yeux de Kun en des temps particuliers qui précèdent sa naissance. Ces scènes s’interconnectent selon le modèle d'un arbre généalogique aux allures de ce réseau ferroviaire qu’aime tellement Kun, c’est-à-dire de manière horizontale et plane, contre la vision hiérarchisée et verticale de l’arbre généalogique traditionnelle qui fait descendre le poids de l’héritage sur le corps et l’esprit des héritiers(3). Superflat, l’arbre généalogique d’Hosoda apprend plutôt à Kun que la vie est marquée par les différences et répétitions du temps éternel dans les corps et les esprits particuliers, que le chien, le père, la mère, la soeur, lui-même partagent des affections qui les traversent chacun, des joies et peines qui les touchent chacun, des histoires qui les concernent chacun. Chacun, actualisant les virtualités de ce temps qui les contient tous(4).
Et c’est ainsi que Kun, à la fin et pour en revenir au début, acceptera Miraï. Miraï, qui n’était que l’autre nom de ce futur qui, lui non plus, ne se réduit pas à l’action matérielle qui vient. C’est le futur dont Kun est particulièrement absent, mais singulièrement présent par le temps Aïon, ainsi que dans le regard singulier de Miraï qui le saisit au début du film - un regard qui ne peut le regarder particulièrement, mais qui pourtant le saisit - de toute éternité.
Notes