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Rayon vert

« Midnight Special » de Jeff Nichols : Protéger le fantastique d’une existence

Sébastien Barbion
« Ce que j’ai compris, c’est que quand on a un enfant on abandonne une part de soi à l’univers » : analyse des thèmes et motifs fantastiques présents dans « Midnight Special » du réalisateur américain Jeff Nichols.
Sébastien Barbion

« Midnight Special », un film de Jeff Nichols (2016)

Le processus de connaissance s’ouvre très souvent par un travail de re-connaissance. Il s’agit de réduire l’inconnu au connu par l’élaboration d’une cartographie des possessions mutuelles. Les États se reconnaissent comme légitimes (Comment nos systèmes peuvent entrer dans des relations de co-appartenance, partageant un même système légal ?), l’armée fait la reconnaissance du terrain à investir (comment l'ennemi s'est approprié le terrain ? de quoi pouvons-nous prendre possession afin de renverser le système de domination en place ?), le témoin reconnait formellement le meurtrier (à quelle histoire sordide appartient un visage, une physionomie ?). Dans tous les cas, la reconnaissance s’appuie sur une pragmatique de l’existence qui réduit l’intégralité des éléments — bouts d'esprit, bouts de terre, bouts de peau — à l'un ou l'autre monde connu : un certain type d'État, un certain type de terrain, un certain type de visage. Le possible lui-même ne s’ouvre que dans les limites de l'un ou l'autre système de reconnaissance. Il n'est jamais que "ce qu'il est possible de faire dans une situation donnée", c'est-à-dire qu'il n'est jamais qu'un des cas possibles dans l'ensemble des possibles du système existant. Midnight Special oppose le péril de la foi au système de la reconnaissance. « Péril de la foi », pas cette foi dont font commerce les manipulateurs, pas cette foi qui n’est que l’occasion pour les manipulateurs d’exercer à nouveau le pouvoir, d’exploiter l’inconnu dans le système connu des logiques sectaires. Le péril de la foi sur laquelle repose le film de Jeff Nichols ne croit qu’en la promesse du nouveau venu, qu’en l’accompagnement de l’inconnu, qu’en l’exploration de ce qui n’a pas encore été réduit à un cas possible de l'un ou l'autre système de reconnaissance. Le long voyage de Roy (Michael Shannon), le père d’Alton (Jaeden Lieberher), sur les routes du sud américain protège et accompagne le fantastique d’une existence contre la violence vampirique de ces systèmes qui se nourrissent de la chair et de l'esprit des plus jeunes promesses.

Corps indéterminé à protéger, corps instituants à fuir

Calfeutrés dans la chambre d’un motel dont ils ont bouché les fenêtres, deux hommes présentent tous les signes de la cavale. Leur méfiance est palpable, la télévision diffuse la photographie de l'un d'entre eux, une arme à feu se trouve sur le lit. Ces deux hommes auraient kidnappé un enfant de huit ans, blanc, cheveux bruns, yeux bleus, pesant environ trente kilos, mesurant un mètre quarante, si l'on en croit le descriptif seriné par la journaliste via l'écran de télé. L'enfant est assis par terre, du moins en devinons-nous la forme sous un drap. Non pas le drap-linceul qui recouvre les cadavres, mais un drap de protection, sous lequel la lumière d’une lampe-torche apparaît. C’est que le drap protège Alton du monde extérieur comme du spectateur. Une couverture, des lunettes anti-UV, un gros casque insonorisant et un demi-mutisme prolongé laissent cette existence à une relative indétermination, provoquant sinon l’inquiétude, du moins le trouble.

Nous apprendrons rapidement que cet apparent kidnapping, et les nombreuses couches qui introduisent de la distance entre Alton et le monde, ne sont que les moyens de protéger l’enfant d'une série de puissances instituantes qui essayent de le capturer : le gourou et les fidèles qui voudraient en faire le messie ; l’armée qui voudrait en faire une arme à utiliser ou un ennemi à détruire ; la NSA qui voudrait en faire une source d’information ; et même le pédophile — plus suggéré qu’exposé — qui voudrait sexualiser un corps qui ne l’est pas encore. Même la fiche technique d'Alton, serinée à la télévision à la manière d'une agence de casting qui réclamerait des corps présentant certaines caractéristiques (est-ce avec celles-ci que Nichols a d'abord cherché le personnage principal de son film ?), devient douteuse : est-il bien cet enfant de huit ans, blanc, cheveux bruns, yeux bleus, pesant environ trente kilos, mesurant un mètre quarante ? À chaque fois il s’agit de prendre possession de l’inconnu, de l’exploiter en l’introduisant dans un système de reconnaissance, de déterminer la place qu’il y tiendra : messie, arme, informateur, objet sexuel, enfant kidnappé, (enfant "casté"). Se dit là le vampirisme des corps instituants qui se nourrissent de l’esprit, de la puissance, de l’intelligence, de la chair et de la physionomie de l’inconnu. Les corps instituants déterminent l’indéterminé à partir des coordonnées de leur rapport au monde, prennent ainsi à leur service l’indéterminé qui aurait pu devenir quasiment n’importe quoi, du moins rien de connu, rien qui ne réponde au système de reconnaissance de la secte, de l'armée, du gouvernement, du pédophile, (du directeur de casting).(1)

Jaeden Lieberher dans Midnight Special

À l’inverse, il s’agit d’abord pour les parents de protéger la chair de leur chair. Après avoir livré au monde un corps et un esprit, qui seraient comme une partie de leur corps et esprit propres, ils éprouvent la peur de voir ces parties d’eux-mêmes être capturées par les multiples corps instituants. Ils pourraient même faire de cette peur l’occasion narcissique d’une lutte pour devenir eux-mêmes « corps instituant », à savoir se re-connaître en leur progéniture comme en eux-mêmes, de faire de leur progéniture une répétition d’eux-mêmes. Mais les parents d’Alton acceptent de l’arracher — cet enfant, cet inconnu — au cycle infini de reconnaissances par un acte de foi : ils croient en lui. Mettre un enfant au monde suppose d’accepter de protéger la vulnérabilité de cette partie de soi, tout en l’accompagnant dans le cheminement vers elle-même, nécessairement en ne pouvant la re-connaître dans la mesure où elle se donne comme éclosion du nouveau. La foi des parents revient à promettre fidélité à ce qu’ils ne connaissent pas, ne comprennent peut-être même pas, et suppose de se déposséder de ce qui — procédant pourtant d’eux-mêmes — ne leur appartient pas et ne leur ressemblera probablement jamais.(2)

Cette foi n’empêche toutefois pas Roy de remplir sa part du contrat, ce qu’il appelle « deal » : protéger sa progéniture. En effet, toute la première partie du film réduit Alton à un être mystérieux et protégé, un être dont il faut protéger envers et contre tout le mystère. Bien entendu, d'abord sous les couches que lui mettent ses parents — casque, lunettes, couvertures qui enlèvent l’indéterminé à la prédation des corps instituants et du spectateur affamé de typifications psychologiques et sociales —, mais plus nettement encore par la pénombre omniprésente qui conduit presque à un effacement de la figure dans le cadre. Alton est maintenu dans une pénombre qui, certes, sur le plan pratique, permet aux protagonistes de circuler le plus discrètement possible lors de la cavale, mais surtout, car il est manifeste que cette lumière est redoutée par Alton et ses parents, contraint l’enfant à demeurer sous la protection de l’adulte : l’inconnu reste tapi dans l’ombre, tant qu’on ne sait trop ce que l’on pourra en faire, et tant que trop de corps instituants prétendent a priori savoir qu'en faire. Ce n’est dès lors que par crises, jaillissement de lumière bleue, non-naturelle, que le corps d’Alton s’arrache violemment à la pénombre. Et cela effraie tout le monde : les parents, et Alton lui-même, tant ce jaillissement immaîtrisé vient rompre l'ensemble de protections qui tiennent l'enfant à distance de sa puissance inconnue. Nul ne sait ce qui procédera de cette lumière singulière émanée par Alton. Nul ne sait ce que peut Alton, pas même Alton, et tous masquent leur peur en maintenant l’inconnu dans la pénombre indéterminée — les uns en la protégeant (les parents), les autres en cherchant à la réduire au connu (les corps instituants). Cela signifie également que si la pénombre maintenait Alton dans l’indétermination — sous la protection des parents —, la lumière bleue jaillit comme autant de moments de crise de la détermination, de ce que sera cette existence singulière qui cherche à s’affirmer bien à travers la pénombre de protection sous laquelle les parents la maintiennent.

Histoire fantastique : de la particularité d'un enfant à la singularité ontologique de l'inconnu

Il est certain que Jeff Nichols puise d’abord dans son expérience personnelle le rapport à un enfant particulier. Mais Midnight special ne dépasserait pas un certain catéchisme humaniste, voire même un certain fétichisme de l’enfance, si Nichols n’avait aussi fait du mystère Alton une allégorie fantastique. Midnight special raconte tant le surgissement d’une existence singulière dans le monde que notre rapport à l’inconnu qu’elle charrie. En effet, Alton n’est pas seulement un enfant particulier, il est plus largement l’éclosion de l’inconnu et de la nouveauté dans le monde, avec laquelle tout ce qui existe doit composer, et souvent contre tout ce qui existe conspire. C’est pourquoi Nichols devra faire naître une seconde fois Alton, ou plutôt accompagner cette seconde naissance qui raconte l’éclosion de la singularité ontologique dans le monde plutôt que la simple naissance biologique de l’enfant.

C’est d'ailleurs logiquement Alton — nécessairement devrait-on dire — qui décidera du moment opportun pour accomplir cette seconde naissance. Il brisera la sombre protection sous laquelle ses parents le dissimulent en s’exposant à la lumière du soleil, sous l’œil craintif du père qui doit accepter une première fois de lâcher prise. Se mêle dans cette très belle scène la maigre protection physique que le père apportait envers et contre tout à la chair de sa chair, passant les bras au-dessus d’Alton, et le grand dôme lumineux qui jaillit de l’enfant lui-même, tellement plus grand et puissant que les bras du père, plus puissant même que la lumière du soleil, promesse d’avenir, puissance inconnue, existence fantastique que le père ne peut que suivre avec une foi teintée d’effroi.(3) C’est véritablement une re-naissance qui signale l’entrée dans le monde de quelque chose qui n’y habitait pas jusqu’alors. Avec le tremblement de la nature, la concurrence de la lumière d’Alton et de l’astre qui a vu toutes les vies sur cette terre, Nichols fait voir toute la violence — promesse d’avenir et promesse de destruction mêlées — du jaillissement de l’homme nouveau qui tord l’espace-temps en un sens inédit.

Science-fiction dans Midnight Special

C’est bien toute la force de l’utilisation du registre fantastique par Nichols, qui n’a strictement rien à voir avec la science-fiction. La science-fiction substitue un monde de déterminations à un autre, un système de reconnaissance à un autre, souvent à la manière d'une projection futuriste. Or, importe peu dans Midnight Special la nature des êtres de lumières (ceux que rejoindra Alton, et qui vivraient une existence parallèle à la nôtre), la source des pouvoirs d’Alton (d'où vient cette lumière qui émane d'Alton ? comment ça fonctionne ?), ou sa nature même qui le mettrait en rupture avec l’humanité tout entière et dont le gourou de la secte du Ranch fait son fond de commerce. Cette rupture n’est radicale qu’en tant qu’Alton n’est qu’ouverture du possible dans un océan de déterminations terrestres. Quand la science-fiction détermine autrement, le fantastique fait surgir dans le déterminé le moment de l’indétermination irréductible. Le registre fantastique mobilisé par Nichols lui permet ainsi d’élever la problématique psychologique et mélodramatique de la relation père-fils à la hauteur d’une relation métaphysique de l’homme à l’inconnu, de sa capacité à accompagner l’inconnu, à cheminer avec lui sans le réduire à ce qu’il en ferait toujours-déjà dans un travail de reconnaissance. Ce qui vaut pour la paternité vaut ainsi pour la protection même de l’existence nouvelle comme lieu d’éclosion du fantastique. En posant qu’une existence est « fantastique », Nichols ne fait jamais qu'insister sur le caractère exceptionnel de toute existence, sur l’inconnu que chaque nouvelle existence charrie et rejoue en elle, et sur les possibles inédits qu’elle introduit dans le monde existant.

À n’accompagner que cette promesse d’avenir, Midnight Special déçoit régulièrement le spectateur. Peut-être ce dernier aimerait en apprendre davantage à propos de la secte ou de la motivation des personnages, entrer enfin dans un véritable drame. Mais on ne peut reprocher à Nichols ce qui n'est que le postulat nécessaire au développement de la logique anti-dramatique du film. C'est le plus beau geste du réalisateur : protéger lui aussi le fantastique d'une existence en refusant de laisser filer le film sur la pente du drame. En témoigne une scène admirable qui annonce le programme de Midnight Special. Alors que Roy et Lucas (le compagnon de cavale de Roy, joué par Joel Edgerton, qui croit également en la singularité d'Alton et au bien-fondé de la mission de protection de celle-ci) roulent phares éteints afin de ne pas se faire repérer — cette façon de signifier l’indétermination de cette existence dans la pénombre, avant la lumière propre, contre les lumières de capture qui seraient celles des corps instituants, comme lorsque nous verrons Alton capturé, exposé dans une pièce démesurément éclairée —, ils sont surpris de découvrir un véhicule immobilisé au milieu de la route, et parviennent à l’éviter de justesse. Un automobiliste venant de l’autre côté de la route ne peut en faire autant, la collision est rude. Cette voiture arrêtée au milieu de la route aurait pu être l’occasion d’un démarrage dramatique, c’est-à-dire d'ouvrir une série d’actions investissant des psychologies de personnages, des choix à faire en situation, et de motiver des choix. Car une femme est à l’intérieur, inconsciente, gravement blessée. Lucas et Roy peuvent-il passer leur chemin, ne devraient-ils pas essayer de la sauver ? C’est le seul moment de doute dramatique, aménagé par Nichols, qui conduira Lucas à tenter l’action dramatique : il veut aider cette femme, il ne veut pas tirer sur le policier qui arrive sur le lieu de l'accident, malgré les injonctions de Roy l'invitant à l'abattre, et il téléphone enfin aux secours après n’avoir eu d’autre choix que de tirer sur le policier. Roy sait que ce drame n’est pas pour eux, qu’ils jouent sur une autre scène, fantastique, qui s’accommode mal de ces errances et atermoiements dramatiques (psychologie, actions, transformation de situations). « Alton est plus important », dit Roy. Quelque chose d’inconnu à protéger envers et contre tout est plus important : il faut protéger le fantastique de l’existence contre le drame qui voudrait le capturer. Pas question d’entrer dans des histoires de course-poursuite, ou de capture des aliens. En posant cette voiture au milieu de la route, sans raison apparente, Nichols signale l’artificialité de ce qu’il déjoue. La protection de l’existence nouvelle dans le monde qui voudrait la capturer, c'est-à-dire la réduire au connu (la détruire symboliquement ou matériellement), importe plus que les jeux du drame humain.

Une des affiches raconte encore cette lutte du fantastique et du drame. La lumière bleue des yeux d’Alton — celle du fantastique d’une nouvelle existence, de l’inconnu qu’on ne saurait réduire — se trouve au-dessus de la lumière bleue des phares de la voiture. On ne saurait suggérer avec plus de dénuement, par un simple effet de montage, ce qu’Alton dira à ses parents : « il y a un monde au-dessus du vôtre ». On peut encore y voir la singularité de l’enfant qui construit le monde de demain, celui qui se construit au-dessus du monde institué, avec toute l’imagination irréductible des existences nouvelles ainsi que le signalent les architectures imaginaires qui se greffent sur l’ancien monde à la fin du film.(4) Mais c’est plus largement encore le fantastique de l’existence inconnue qui se dit là. Le fantastique de l’existence contre le drame toujours-déjà connu, qui repose toujours sur les coordonnées du monde re-connu, existant. Alton regarde souvent le ciel, mais dans le registre fantastique il ne s'agit jamais que de regarder l'effraction de l'ailleurs dans l'ici, de demain dans l'aujourd'hui, de l'inconnu dans le connu.

Une belle déception, le voyage de ceux qui abandonnent tout

Midnight special devait décevoir un certain spectateur, dont ce critique de cinéma qui voudrait — comme les nombreux corps instituants du film de Nichols — réduire l’inconnu au connu, toujours-déjà être dans la re-connaissance (cette manie de citer des sources que Nichols respecterait ou non — Rencontre du troisième type, E.T., Starman ; d'affirmer doctement qu’il serait l’héritier d’on ne sait quel maître ancien ou nouveau — Spielberg, Shyamalan ; on encore de poser — d'on ne sait où — qu’il imiterait, en nostalgique, une certaine esthétique des 80’s — Amblin). Or, ce film ne raconte que l’accompagnement d’une promesse, l’acte de foi que cet accompagnement suppose, et nous montre la naissance dans le monde d’une existence nouvelle, encore sans histoire et sans drame. Sans histoire et sans drame, c'est cela qui ennuie. À une époque où chacun semble être devenu l’expert de tout, où tout le monde semble tout savoir sur tout, où les petits malins sont omniprésents, où le cynisme prédomine, où l’on ne cesse de donner l’impression que tout est déjà joué, que plus rien ne promet, qu’il n’y a décidément plus rien qui puisse nous emmener dans un long voyage vers on-ne-sait-quoi, il est utile de rappeler les voyages dans l’inconnu faits par certains hommes pourtant très savants (Paul Sévier joué par Adam Driver dans Midnight Special), par ces parents qui accompagnent et se heurtent parfois à l'inconnu, ces hommes de manière générale lorsqu’ils essayent de découvrir quoi que ce soit. Ce péril de la foi n’est que l’une des prémices d’un engagement de fidélité à des affects inconnus. Avoir un enfant pour Nichols fut une formidable occasion de se regarder comme un autre, de faire confiance, d’en apprendre beaucoup certainement : « Ce que j’ai compris, c’est que quand on a un enfant on abandonne une part de soi à l’univers. » (5) Nous valons certainement plus par tout ce que nous abandonnons à l'univers que par ce que nous y possédons.

Fiche Technique

Réalisation
Jeff Nichols

Scénario
Jeff Nichols

Acteurs
Michael Shannon, Joel Edgerton, Kirsten Dunst, Jaeden Lieberher

Durée
112 min

Genre
Fantastique

Date de sortie
2016

Notes[+]