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Jamel Debbouze en agent de jours dans Mercato
Esthétique

« Mercato » de Tristan Séguéla : Football Factory

David Fonseca
Mercato est un film sur le football qui en devient un film de football. Mais si sa logique de construction est calquée sur tous les antagonismes de ce sport, Mercato entend les résoudre finalement. Le film voulait nous faire savoir ce qu'est le football, ses intrigues, ses mœurs. Il veut surtout nous faire croire à ses leurres.
David Fonseca

« Mercato », un film de Tristan Séguéla (2024)

 

« Toi, vil footballeur ! », Le Roi Lear, Shakespeare

 

Mercato est un film sur le football, ses coulisses, une passe décisive faite à Tristan Séguéla par Jamel Zidane, à l'origine de l'idée. Un projet transfrontière, micro/macro, à l'échelle du capitalisme footballistique, Séguéla le réalisateur de la série Tapie aux côtés du parisien Jamel, sorte d'union des contraires, le derby rejoué, PSG-OM aux commandes de l'entreprise. Un film sur le football qui en devient un film de football, pour en reprendre, au plan de la réalisation comme de l'intrigue, les schèmes constitutifs.

Jamel Debbouze, soit Driss, interprète le personnage principal, l’agent d’un joueur sur le déclin. Le temps joue contre lui quand Time is money. Il a seulement quelques jours pour rembourser une bande de malfrats à qui il doit quelques milliers d’euros. Agent, il tente encore de s'auréoler d'une gloire passée, une réputation d’intermédiaire de premier ordre désormais révolue pour donner dans le menu fretin – de jeunes pousses prometteuses mais encore à l’école, un joueur de seconde zone qui le harcèle au téléphone parce qu’il ne veut pas aller jouer en Chine, mais surtout Mehdi Bentarek, que son club du PSG pousse vers la sortie depuis qu’il a été contrôlé positif à la cocaïne.

Driss est à l'image du football, version contemporaine. Un être globalisé, sans feu ni lieu, qui vit dans son bureau, passe son temps sur son téléphone pour regarder les statistiques et tenter des gros coups, jusqu’à ce qu’un jour il reçoive la visite de malfrats réclamant leur dû pour le rôle qu’ils ont joué dans le dernier transfert de Bentarek. Sept jours pour le condor Driss. Sept jours comme Dieu départagea le ciel des eaux pour trouver cet argent tandis que le mercato, ce grand moment de bourse internationale aux joueurs, bat son plein. Driss va devoir jouer la montre. Temporiser quand les malfrats le marquent à la culotte. Ce n'est pas son seul problème quand tout le pousse encore à la sortie du terrain. Car Driss ne veut pas encore cirer le banc de touche. Il veut être dans le coup, faire avaler la trompette à tous ses détracteurs comme se racheter une conduite auprès de son fils. La balle est dans son camp. Mais il lui faut aller vite. Passer à l'offensive.

Pour s'en sortir, il possède tous les apparats du footballeur. S'il n'a pas de ballon – sinon, il aurait été joueur professionnel –, il possède le jeu de jambes des meilleurs. Attaquant, Driss est un renard des surfaces. Il attend comme il entend provoquer le bon coup. Un homme tout en feintes.

Être élastique, frappé d'ubiquité comme ces joueurs désaffiliés ont l'amour du maillot quand l'amour ne dure qu'un contrat de trois ans, Driss est une boule à facettes, un être circulatoire. Ballon vivant, il tourne dans les petits stades de la région parisienne où se repère de futures proies – des gamins de cinq ans –, passe dans un bowling champenois où l’équipe locale a ses habitudes, va son train dans des hôtels de luxe où il intrigue pour rencontrer les proches de grandes stars de la première ligue, autant qu'il s'immisce dans des souterrains douteux où l’attendent ses créanciers, jusqu’aux hallucinantes villas de cheikhs saoudiens prêts à dépenser un milliard de dollars pour obtenir le meilleur joueur du monde, espérant fabriquer une équipe comme un pays, dans une forme de facticité authentique, un assemblage kaplaien.

Dans Mercato, Driss en devient un personnage symbolique et symptomatique du football pour coller aux contradictions de ce sport prétendument – et faussement – originellement du pauvre. Il est un être de toutes les formes de translations et d'antinomies du football contemporain : ces gamins devenus milliardaires en quelques années, un business en forme d'institution économique prospère organisé sur fond mafieux, une voyoucratie d'hommes d'affaires, dans une réversibilité un peu folle.

Mercato est encore un film de football par son découpage. Contre une idée trop répandue, le football n'est pas avant toute chose une ambiance, ce moment où le cœur des Français battrait à l'unisson, au rythme de son ballon rond. Ce n'est pas davantage un rassemblement, une connivence, une communion, soit une communauté mais une décommunauté, un ensemble atomisé. Les scènes de liesse au soir d'une victoire ne sont qu'un leurre. Le football n'est pas un sport collectif, mais individualiste. Rares sont ainsi les moments d'équipe dans Mercato. La caméra centre toujours sur une seule tête, dans un film où Driss monopolise le ballon. Une manière de rappeler qu'à l'origine du football moderne existait deux championnats de football distincts, l'un reposant sur un jeu de passe collectif, l'autre purement individualiste où il s'agissait pour celui qui tenait le ballon de dribbler chacun de ses adversaires, sans aucune passe possible. Driss, comme le football moderne, en est l'héritier.

Jamel Debbouze au Parc des Princes dans Mercato
© Pathé Films

Mercato est autant un Thriller pour se calquer sur l'issue toujours improbable d'un match. Le football n'est pas une science exacte. Driss ne fait jamais rien d'autre que de faire reposer sa chance sur un calcul de probabilité, un pari, quand tout peut se faire et se défaire en un instant. Il suffit d'un pied, d'une main, d'une voix. Une action pour se retrouver par terre. L'existentialiste Sartre et le philosophe de « l'agir » Camus philosopheront là-dessus. Le football est un terrain d'expérience. L'auteur de L'Étranger n'en reviendra jamais : « Vraiment, le peu de morale que je sais, je l'ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités. » Il est un échiquier sur lequel Driss avance comme un pion, toujours en réfléchissant à un mouvement et à une rétroaction, ou comme le pensait l'auteur des Mouches : « Au football, tout est compliqué par la présence de l'équipe adverse », quand les adversaires de Driss sont nombreux.

Mercato, dans ses meilleurs moments, tend également à montrer que ce sport, comme tous les sports, repose sur un fonds inéliminable de violence, que sa domestication pleine et entière ne pourra jamais tout à fait être résorbée. Georges Orwell considérait ainsi que « le sport, c'est la guerre, les fusils en moins ». Le football des origines n'est pas en reste. S'il est apparu sous diverses formes, en Chine, en Grèce, chez les Mayas, puis en Europe, via la soûle ou encore le football florentin, il repose sur un invariant universel, sa violence consubstantielle pour viser à la résolution de conflits entre clans, voisins, villages rivaux... Il en a conservé l'esprit chez certains de ses supporters tout comme chez les agents véreux du film au moment même où les joueurs apprenaient à domestiquer cette violence constitutive.

Penser le sport comme espace de domestication et de prévention de la violence comme l'ont établi les célèbres analyses des sociologues Norbert Elias et Elias Dunning, ce ne serait donc pas comprendre, au moins sur le plan physique, les blessures des sportifs (le sport de haut niveau, disent certains médecins du sport, devrait être interdit en raison de la violence comme des traumatismes infligés au corps comme à l’esprit), le recours au dopage (courir, simplement courir, ce serait déjà doper son corps, une pratique antinaturelle, l’homme bipède n’étant pas constitué physiquement pour la course, ce que le dépôt d’acide lactique sur les muscles du sportif, produit par son propre corps au moment de l’effort, lui rappellerait en permanence), les morts d’athlète, les rivalités entre supporters, l’écroulement de tribunes (le Heysel), jusqu’à la répression dans le sang de ces affrontements, en 1984, au JO de Moscou, qui firent 340 morts. Cette lecture manquerait autant de penser les rivalités nationales, comme la France, mettant en place le CIO en 1894 sous l’instigation du célèbre Pierre de Coubertin, remit au goût du jour, après la défaite de Sedan contre les Allemands, en 1870, les JO antiques, dont Athènes fut choisi comme lieu de résidence ; manquer d’apercevoir que ces premières olympiades modernes fonctionnent à l’exclusion : exclusion des sportifs professionnels comme des femmes, tout comme le fameux « L’important n’est pas de gagner mais de participer » de son instigateur n’est qu’une citation tronquée, ces JO, pour Pierre de Coubertin, devant être la première manche d’une revanche sur l’Allemagne. Une rivalité franco-allemande dont chaque match de football, à l’instar de la célébrissime sortie de son Karaté Kid intrépide Schumacher contre Battiston, lors du France-Allemagne de 1982, sera l’occasion d’en mesurer le degré d’intensité, comme l’USA-Iran de la coupe du monde 1998. Que dans tous les pays où se pratique notamment le football (mais pas uniquement ce sport), la province s’oppose à la capitale, les clubs de riches londoniens aux clubs populaires, les régions entre elles en Espagne, en Italie, le Sud au Nord, que les mouvements extrémistes y affichent délibérément leurs excroissances excrémenteuses comme le terrain devient le territoire de conflits ethniques, culturels et religieux (question du port du foulard des joueuses iraniennes de football). La pratique du sport est toujours l’occasion d’une violence non plus latente mais manifeste : violence sur soi (par l’effort de la discipline comme de la violence que le sportif inflige à son corps), envers soi et les autres.

La lecture de Norbert Elias et Eric Dunning oublie donc trop massivement son présupposé : le sport, y compris le football, n’est pas étranger à la violence, il n’est pas son extérieur ni même son envers, il y est consubstantiellement mêlé : dans quel autre espace public tolérerait-on insultes, quolibets, crachats, xénophobie, à l’égard des joueurs comme de ses arbitres, sans préjudices ? La violence ne s’évacue donc jamais. Elle est un fluide qui circule comme Driss l'homme-ballon.

Mais, finalement, Mercato, à jouer de tous les écarts présents dans le monde du football, finit au sol. Rupture des ligaments croisés pour vouloir le beurre et la crémière, manger à tous les râteliers, se rêver Greta Thunberg dans le corps de Karim Benzema, ménager blagues bas du front et tirade pédagogico-manœuvrière, allier conscience morale et plaisir du cynisme, comme Debbouze serait à la fois Ray Liotta, un gangster minable, et un imprésario touchant, Broadway Danny Rose.

Surtout, si Driss est pris dans des dilemmes moraux qui exposent toutes les contradictions du football – machine à fric, et spectacle immense, qui encense et enrichit des individus impréparés à ce type de situation pour les recracher dans la nullité d’une existence sans but ni filet – , il entend finalement en résoudre tous les antagonismes par son choix de fin. Jamel Debouzze ne pouvait pas s'empêcher de se faire la dernière passe, insister in fine sur la magie de ce sport comme de son talent. L'acteur au consensualisme bien conservé, ne pouvait pas s'interdire d'aboutir les impasses du film sur un choix de résolution, Mehdi Bentarek renaissant de ses cendres à l'instant où les malfrats allaient faire la peau à l'agent : il nettoie la toile d'araignée des cages, marque un but d'anthologie permettant un transfert in extremis vers Naples, en terre maradonienne, sauvant son maître esclave. Mercato est donc bien, finalement, un film de football, ce moment où il s'emporte dans son lyrisme, accompagné sans doute implicitement par l'ode d'Henry de Montherlant à la gloire de l'ailier quand « Il a conquis le ballon et seul, sans se presser, descend vers le but adverse./ Ô majesté légère, comme s'il courait dans l'ombre d'un dieu !...»

Mehdi divinisé vient alors remercier le maestro depuis le terrain quand Driss, perché depuis les tribunes présidentielles, le déchoit à l'instant même de la consécration. Ce choix de réalisation – haut-bas – vaut comme opération de sacralisation-désacralisation du sport tant aimé et porté par Jamel Debbouze, auquel il entendait rendre hommage : l'éloge du football n'y devient rien d'autre qu'un panégyrique de l'acteur lui-même, Mehdi Bentarek (en bas) disparaissant dans l'iris de Djamel Debbouze (en haut). Driss, comme Paris gagnerait la ligue des champions, trône enfin sur le toit du monde dans un film qui à l'instant de porter aux nues ces joueurs qui font tant rêver les gamins les abolit dans le même geste. Driss, désormais seul sur son terrain, devient ce gardien de but chez Nabokov, cet « aigle solitaire, l'homme de mystère », comme s'il avait toujours possédé « la main de Dieu » de Maradona, laissant tous les morveux de Céline continuer à s'élancer dans la bagarre, à labourer la mouscaille pour s'emplâtrer la tronche « avec toute la fange du terrain », toute la bauge, la turpitude d'un monde qui voudrait nous faire croire à sa ronde.