« Mektoub, My Love » d’Abdellatif Kechiche : Amin se fait des films
Avec Mektoub My Love, Abdellatif Kechiche offre à ses détracteurs tout ce qu'ils attendent de lui, précisément pour mieux déjouer leurs attentes : voyeurisme, lubricité, chosification des jeunes femmes ne sont que des détonateurs préludant les événements complexes vécus par les personnages.
« Mektoub, My Love » (2018), un film d’Abdellatif Kechiche
On pourrait dire beaucoup de choses sur le nouveau film d’Abdellatif Kechiche, concernant la méthode mise à l’œuvre par le cinéaste, sa manière de filmer de jeunes acteurs débutants, de les diriger, d’étirer les scènes et le récit… Concentrons-nous sur quelques points, et partons peut-être du début. De la scène fondatrice du film, probablement la moins représentative des trois heures qui le composent, mais la plus déterminante dans la manière dont seront perçus les personnages lors de ce qui va suivre, établissant d’emblée un pacte entre le spectateur et l’un de ces personnages. Dans cette scène, Amin est le témoin passif, voyeuriste, d’un ébat entre Ophélie et Tony. Par cette séquence inaugurale, non seulement Amin apparaît d’emblée comme un personnage extérieur à une action qui se déroule devant ses yeux et qu’il n’est pas censé voir, mais il en sort, de plus, marqué pour tout le reste du film, dans sa façon de se comporter tout comme dans la manière dont il sera perçu par le spectateur, complice de son acte.
Commencer le film par cette scène a une double, voire une triple, signification. D’abord, elle situe et définit le personnage d’Amin pour la suite. Puis, lorsque l’on se rendra compte, à la fin du film, qu’elle est la seule scène de sexe frontal montrée – alors que l’on en devine plein d’autres, hors-cadre, dans les interstices de la fiction –, elle apparaîtra également comme une sorte d’événement fondateur. Les scènes suivantes, les longues scènes de drague entre les différents personnages, ainsi que les discussions parfois laborieuses et embarrassantes sur l’adultère connu de tous entre Ophélie et Tony, ont une résonance, en regard de cette scène fondatrice, qu’elles n’auraient pas en l’absence de celle-ci. Enfin, cette scène est aussi une manière pour Abdellatif Kechiche de créer une sorte de fausse piste, de faire un pied de nez à ses détracteurs, et de jouer avec les attentes, les idées toutes faites et les clichés rabâchés sur son cinéma et sur sa méthode. Les scènes de sexe très graphiques de La Vie d’Adèle avaient choqué ? On l’avait par la suite taxé de voyeurisme et d'une multitude d'autres perversions ? Le voici donc qui sert sur un plateau tout ce qu’on attend de lui, comme s’il voulait donner raison à ceux qui lui font ces critiques. L’anti-Kechiche primaire peut dès lors se régaler durant vingt bonnes minutes, rassasié par ce qu’il abhorre, et croyant avoir enfin démasqué au grand jour le cinéaste tant détesté. Mais la suite du film ne peut que le remettre à sa place, décevant ses faux espoirs d’avoir enfin mis au jour ce qu’il tient pour une imposture. En bon « pervers », Kechiche a compris qu’il pouvait se servir de la détestation que certains lui vouent pour asseoir sa supériorité, sans grand coup d’éclat, simplement par le pouvoir de son cinéma et de ce qu’il véhicule. Il part donc d'une scène « attendue », semblant regrouper tous les reproches qui ont pu lui être fait quant à ses images et sa méthode – voyeurisme, lubricité, chosification des jeunes femmes, étirement disproportionné des scènes de sexualité, etc. –, pour s'en servir rétrospectivement comme d'un détonateur dans le parcours d'un ou plusieurs personnages, et donner le coup d'envoi d'un film qui s'éloigne immédiatement de cette esthétique « porno soft » à l'œuvre dans sa première scène. C'est comme s'il se livrait dans un premier temps à une autoparodie, pour ensuite démontrer qu'il ne s'agit pas de ça, que son cinéma est bien plus riche et complexe que la caricature qui a pu en être faite.
Et puis, il y a bien sûr Amin, personnage fasciné par la photographie et le cinéma, dont le statut de voyeur que lui accole la première scène sera, sinon contesté, du moins remis en perspective par le reste du film, et par ses interactions successives avec les autres protagonistes. Kechiche et son double sont peut-être voyeurs mais ils sont surtout mus par la croyance indéfectible aux pouvoirs du cinéma et à ce que signifie « se faire des films ». Amin se fait des films parce que la révélation violente de la scène de sexe dont il a été témoin a changé sa perception de ce qui va se dérouler par la suite sous ses yeux. Le film qu’il va imaginer, plongé au centre de l’action, est celui que réalise Kechiche, et aussi celui que voit le spectateur. Mais Amin est pratiquement l’unique personnage, dans la diégèse, à être au courant, en même temps que le cinéaste, en même temps que les spectateurs, de tous les tenants et aboutissants des relations qui se font et se défont sous ses yeux. Il est en cela un personnage presque omniscient, pourtant immergé dans un film que l’on pourrait appeler choral, catégorie de laquelle semble exclue toute forme d’omniscience, si ce n’est dans le chef de l’auteur omnipotent, qui préside à tous les points de rencontre, à toutes les interactions entre ses nombreux personnages(1). Pourtant, le film laisse croire que Kechiche se laisse porter par les situations, par les scènes étirées et apparemment « incontrôlées ». C’est encore probablement une idée préconçue, un cliché, sur son cinéma, mais c’est ce qui en émerge de la manière la plus spectaculaire, la plus évidente. Là encore, c’est peut-être par cette manière de nous faire croire à cette liberté de la fiction, à cette absence de « maîtrise » dans le sens le plus intimidant du terme, que réside une des plus grandes ruses de Kechiche, celle de nous faire croire qu’il n’a pas la mainmise sur le film, qu’il se laisse mener par celui-ci. On ne saura jamais vraiment avec précision si Kechiche se fait des films ou s’il laisse les films se faire eux-mêmes.
Notes