« Mekong Hotel » d'Apichatpong Weerasethakul : La dernière fois que j’ai vu le Mékong
Mekong Hotel prolonge avec modestie un geste de cinéma, ample et précieux parce que rêvé quand le rêve enveloppe les peuples qui dorment dans l’attente fébrile de leur réveil. Rêver que les films sont des embarcations pour des voyages immobiles vers de mystérieuses contrées, pays antiques et nations mythiques, terres réémergentes après avoir été liquidées. Rêver en commun qu’il y a un autre monde à portée de mains et dans les viscères des rêveurs. Rêver des mondes oubliés et engloutis pour mieux s'en ressouvenir à l'avenir, là où l’on voit depuis l’horizon meurtri de l’Asie du sud-est une autre Atlantide – l’éden insituable des rêveurs en commun qui tient tout à la fois de la serre tropicale, du jardin d’essai et du Navire Night.
Un autre fleuve du temps
Mekong Hotel invite au voyage immobile quand un hôtel situé à Nong Khai au-dessus du fleuve Mékong se met à ressembler à un navire dont l'avancée ne serait réelle qu’en exigeant d’en halluciner l’imperceptibilité. Chaque plan de terrasse renouvelle l’incorruptible métaphore baudelairienne, avec son ponton de planches boisées que lustre la mousson et qui ouvre sur un horizon cosmique et politique, celui des confluences géographiques entre Laos et Thaïlande et des indiscernabilités paysagères entre ciel et terre. Les quelques voyageurs embarqués dans les aventures paradoxales de la mobilité et de l’immobilité qui ont cessé de s’opposer s'éloignent de ce qui semblerait d’abord se présenter comme le making-of d'un film jamais réalisé (Ecstasy Garden) avant d’atteindre le rivage d'un archipel de fictions possibles à la touffeur toute tropicale, cela va sans dire.
Le surplace révèle qu’il est un faux mouvement relayé par les boucles lancinantes d'arpèges joués par un guitariste, Chai Bhatana, et qui suscitent l'admiration du cinéaste lui-même. Les noces languides de la mobilité et de l’immobilité président ainsi à une lente mais inexorable subversion de l'espace-temps en nappes tourbillonnaires de réalités et de temporalités coexistantes et hétérogènes.
Le Mékong qui traverse Chine et Thaïlande, Laos et Cambodge, Vietnam et Birmanie est un autre fleuve du temps, autre que celui du poème de Gavril Derjavine mais un autre qui revient au même quand l’écrivain russe écrit ceci qui vaudrait aussi pour le film d’Apichatpong Weerasethakul : « Le fleuve dans son emportement / Éparpille au loin les œuvres des Hommes / Et noie dans l’abîme de l’oubli / Tous les peuples, les royaumes et leurs rois / Et si quelque chose doit subsister / Par le son du cor et de la lyre / Le gouffre de l’éternité le dévorera / Du destin commun il n’échappera pas ».
L’éden, un jardin d’essai
C'est une étrange et donc baudelairienne langueur qui s'épanouit depuis la tranquillité statique des plans-séquences du moyen-métrage faisant suite à Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (2010). Une torpeur languide colportant « sa dose d'opium naturel », bercée des « chants monotones de la manœuvre » (L'Invitation au voyage) pousse le spectateur à s'abandonner progressivement aux vapeurs et humeurs d’un film qui séduit comme une ondine et chante comme une sirène. Il faut donc assumer la demi-conscience, accueillir la somnolence au risque que l'endormissement engloutisse les promesses de luxe, calme et volupté faites par un capitaine au long cours qui se double d’un chaman hypnotiseur. Le risque est cependant souverainement assumé et peut-être l’est-il davantage encore qu’avec son jumeau contemporain, La Dernière fois que j'ai vu Macao (2012) de João Pedro Rodrigues et Joao Rui Guerra da Mata. L’ennui est pourtant moins une ennemie qu’une amie quand on lui fait la même hospitalité que le dormeur accueille le rêve.
Y participe la forme d’une proposition délibérément mineure : Mekong Hotel dure en effet à peine une heure, tourné dans un décor unique avec seulement trois acteurs issus du premier cercle des fidèles du cinéaste, Sakda Kaewbuadee, Maiyatan Techaparn et Jenjira Pongpas. La petite forme atteindrait cependant à un point inouï de densité cristalline. La surface huileuse du fleuve autoriserait avec le ralenti qui le caractérise une dissémination des hypothèses comme des rêves à faire ou des pistes à suivre, tout en méandres végétaux et aquatiques, dispersion rhizomateuse autant que comateuse. Des plans comme des vagues et des vagues comme des feuillets d’Hypnos.
Tout autant que les arpèges déclinent à l’infini la même ritournelle délicate et hypnotique, les saynètes jouées en plans fixes, dans la molle indiscernabilité du jeu et de son éventualité, ne cessent d'être reprises et variées afin de faire bouger le filet des lignes censées encadrer, baliser et orienter la fiction représentée. Alors c’est la représentation elle-même qui se creuse et s’évide, invitée à se remplir pour mieux déborder et ruisseler, s’effeuiller en nappes et courants foliacés. Séjourner au milieu – dans le milieu des possibilités comme une mousson, efflorescence et ramification des fictions. L'hôtel-navire est aussi une serre tropicale, un jardin d’essai comme il en existe un à Alger.
La dernière fois que j’ai vu le Mékong, le fleuve avait pour source et embouchure le jardin d’éden, Ecstasy Garden, poche amniotique. L’éden est un vieux rêve, un fleuve de cinéma, un jardin d’essai.
Fantôme cannibale
Les choses se présentent avec la plus grande limpidité quand elles ruissellent. Les figures paraissent jouer en effet à n'être qu’elles-mêmes, accoudées à la rambarde censée distinguer la fiction du documentaire. Le guitariste joue sa partition et les accords en cordes pincées séduisent Apichatpong Weerasethakul comme s'il délaissait, momentanément, le projet de sa fiction sur lequel il est censé plancher, s'abandonnant en bordure du cadre à une rêverie poétique qui a pour surface et fond le Mékong. Le délaissement tiendrait alors du délassement, un relâchement engageant une esthétique du délacé, l’œuvre aux prises avec la tentation de sa déprise, hospitalière aux courant de fond du désœuvrement. L’harmonie des arpèges joués et du desserré de la structure filmique se prolonge alors dans une série formelle incluant divers arabesques et lacets qui font de subtils entrelacements.
À un bout c’est la ligne viscérale des narrations dédiées aux ventres déchirés et aux bouches ensanglantées qui s’enracinent dans la terre retournée par une pelleteuse ou ratissée par un employé communal (on en retrouvera le motif dans le sublime Cemetery of Splendour en 2015). À un autre c’est la pelote de laine déroulée par la vieille amie au pied-bot, Jenjira Pongpas, qui se transforme en ridules tracées par des jet-skis à la surface du Mékong (impossible alors de ne pas songer à l’un des fléaux frappant la région évoqué dans Cemetery of Splendour, celui des vers parasites intestinaux).
L’espace strié avec ses séparations, ses fixités et ses hiérarchies devient huileux et lisse, ouvert et aléatoire, non polarisé : le Mékong flue en faisant émerger des images non comme des points d’accroche pour les spectateurs sédentarisés mais comme des lignes de fuite pour les nomades qu’ils deviennent ou redeviennent. Mousse et mousson, efflorescence et ramification : ce sont les conversations intimes en bordure indécidable de l’aveu documentaire et de la fabulation ; c’est le redoublement allégorique de la chronique d'une quotidienneté en vacances de toute obligation fonctionnelle ou contrainte professionnelle ; c’est une dynamique onirique débouchant sur le film d'horreur et sa sublimation opérée du côté du mythe. Émerge alors le « pob » ou « phi pop », version thaï du succube, le mangeur d’entrailles, le fantôme cannibale qui mord et dévore en faisant la suture entre le psychique et l’organique, le pathologique et le mythologique, le culturel et le viscéral.
Dans Mekong Hotel, une mousson de signes fait fuir le sens à l’entrelacs de leurs intervalles comme le fleuve coule mais d'une coulée suffisamment paradoxale, temporelle et éternelle, pour valoir comme mélancolie océanique et faire affleurer à la surface amniotique des images l’équivalent sud-asiatique de la mythique Atlantide. L’éden d’un autre monde possible, à portée de rêve du dormeur.
Le Navire Night du peuple qui dort
Apichatpong Weerasethakul joue à nouveau des effets de vertige consistant moins à ouvrir pour aussitôt les refermer les parenthèses intermittentes de l'imaginaire qu'à faire lever en suspension dans l’air des visions fantastiques en termes de compossibilité de régimes de réalité et de temporalité. Mais le jeu a le sérieux des enfants qui jouent quand il est une affaire de résistance. C’est ainsi que le cinéaste thaïlandais donne à sentir et à ressentir avec une simplicité confondante un monde réellement divisé. Un monde appauvri par la frontière politique de la Thaïlande avec le Laos (mais plus loin aussi avec le Cambodge) qui cannibalise le ventre des habitants de la région et se prolonge dans la vie psychique des victimes de la brutalité des régimes autoritaires de la région. S’il n’y a qu’un monde balafré par les frontières politiques, il y a pourtant un autre monde enveloppé dans une atmosphère languide et humide, monde des bribes suspendues des intimités connectées à l'histoire et des éclats d'un futur ouvrant la possibilité d’un nouveau chapitre au mythique.
À Nong Khai, les inondations menacent. Comme si la catastrophe fluviale avait déjà eu lieu mais dans le futur, emportant les lignes de barrage entre nations et lignes de démarcation entre documentaire et fiction, creusant dans le terrier des mémoires individuelles, collectives et impersonnelles des poches d'amnésie peut-être salvatrices dès lors qu’elles sont des bulles de réinvention du maintenant et du possible. L'horizon devient alors celui d'un temps pour une mémoire non encore advenue, une mémoire possible d’autres possibles. Demain on se souviendra peut-être que Thaïlande, Laos et Cambodge aussi ne sont pas des pays distingués sur la carte après les guerres d’Indochine mais des peuples séparés dont la partition se comprend littéralement comme un éventrement, une éviscération. Demain on se souviendra peut-être que ces états-nations représentent les multiples faces d'un seul monde, une seule entité hétérogène dont les habitants ont un pied dans le passé et un autre dans le futur, entre histoire et mythe, réalité diachronique et rêve synchronique.
Baigné des eaux hypnotiques de L'Année dernière à Marienbad (1961) d'Alain Resnais, India Song (1975) et Le Navire Night (1978) de Marguerite Duras, Mekong Hotel prolonge avec modestie un geste de cinéma, ample et précieux parce que rêvé quand le rêve enveloppe les peuples qui dorment dans l’attente fébrile de leur réveil. Rêver que les films sont des embarcations pour des voyages immobiles vers de mystérieuses contrées, pays antiques et nations mythiques, terres réémergentes après avoir été liquidées. Rêver en commun qu’il y a un autre monde à portée de mains et dans les viscères des rêveurs. Rêver des mondes oubliés et engloutis pour mieux s'en ressouvenir à l'avenir, là où l’on voit depuis l’horizon meurtri de l’Asie du sud-est une autre Atlantide – l’éden insituable des rêveurs en commun qui tient tout à la fois de la serre tropicale, du jardin d’essai et du Navire Night.