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Rayon vert

« Megalopolis » de Francis Ford Coppola : Antipolitique du démiurge

David Fonseca
Megalopolis est un film inclassable, hanté par des morts qui font la vie, qui contient un élixir de jouvence – le Megalon – une force créatrice à nulle autre pareille qui ferait les cités, le cinéma de demain comme il débarrasserait tous les pouvoirs de la logique de toute-puissance. Une énergie faite de la rêverie des songes comme de la réalité. Coppola y expose un art subtil d’asseoir la vigilance sur le laisser-aller, un mélange de conscience et d’inconscience, qui menace toujours de s’évaporer ; une sorte d’état plasma filmique, qui n’est ni complètement gazeux ni complètement solide ; une folie douce, un entre-deux, un flou pour apercevoir ce que le sommeil permet de voir (les rêveries), mais aussi les songes de l’homme libre – ceux de Coppola –, tout en étant capable de restituer avec la lucidité de celui qui est éveillé. Une révélation, mais qui ne passe pas seulement par le bien-être, mais le malaise, un peu comme si l’on était porté par la houle : ce moment où l’on s’en remet au monde, mais où, paradoxalement, on est enfin en soi-même pour nous apprendre, finalement, à devenir les créateurs de notre propre univers, en revenir à l'enfant.
David Fonseca

 
« Notre mal étant le mal de l'histoire, de l'éclipse de l'histoire, force nous est de renchérir sur le mot de Valéry, d'en aggraver la portée : nous savons maintenant que la civilisation est mortelle, que nous galopons vers des horizons d'apoplexie, vers les miracles du pire, vers l'âge d'or de l'effroi. », Emil Cioran, Syllogismes de l'amertume
 
« Le destructeur de toutes les valeurs connues, le lion au non sacré prépare sa dernière métamorphose : il devient enfant. Et les mains plongées dans la toison du lion, Zarathoustra sent que les enfants sont proches ou que le surhomme arrive. », Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie
 
« L'art, c'est immobiliser le temps. Si vous ne voulez pas être soumis au temps, soyez artiste. », Francis Ford Coppola
 
 

« Megalopolis », un film de Francis Ford Coppola (2024)

Megalopolis sera le Carmen de Bizet, qui meurt à l'âge de 37 ans d'une crise cardiaque en pensant que son opéra est un échec quand il est l'un des plus célébrés au monde aujourd'hui. Ce sera aussi Playtime de Tati, qui s'est endetté au possible pour faire son film, un échec commercial pour une « œuvre géniale », qui mourra dans la misère. Ce sera, parce que Coppola le dit. Ces deux œuvres sont en effet souvent citées par Coppola dans ses derniers entretiens à propos de Megalopolis, une manière de père de protéger son enfant, répondre de la honte aux huées cannoise après la projection de son film. Cette double citation ne produit pas cependant qu'une simple défense de son cinéma. Elle organise la matière même de Megalopolis. Parler du cinéma des autres, chez Coppola, c'est d'abord parler du sien. Il y a en effet une rhétorique de l'effacement par surimpression, qui n'est pas anodine chez le cinéaste. En faisant l'éloge des autres, ce ton laudateur lui permet tout à la fois dans le même temps, sans jamais avoir besoin de le formuler, de blâmer ses contempteurs comme d'auréoler d'une majesté particulière son Megalopolis, l’œuvre de toute une vie. Coppola, par surimpression, fait l'éloge de son propre cinéma sans jamais prononcer cette louange en une curieuse louange dont la vocation est de se dire, qui ne se formule pourtant pas en tant que telle. Une louange qui se supprime. Une louange qui se surimprime pour disparaître.

Cette logique de surimpression – citant les autres pour parler de soi – n'est pas une vanité d'auteur. Elle fait tout le cinéma de Megalopolis pour en être à l'origine, comme à la fin. Elle consiste en une idée de mise en scène que Coppola a repris du Parrain II, quand se croisaient pour se mêler les visages d'Al Pacino et De Niro. Coppola l'utilise jusqu'à plus faim dans Megalopolis. Il faut alors en tirer le fil jusqu'à son terme pour se demander si cette logique de surimpression produit du sens ou bien plutôt un contre-ryhtme, comme une syncope dans le beau projet annoncé.

Système de surimpression, empilement sur empilement, Megalopolis, échappe. Il ne se laisse pas prendre facilement, comme le cinéma de Coppola semble n'avoir jamais eu de ligne claire, ou plutôt de les avoir toutes à la fois. Il se dérobe. Un film somme sans fin. Une succession de surimpressions qui rend impossible de régler son sort. Megalopolis demande du temps, de la revisite, ou plutôt, par cet effet de montage, il exige de la maturation voire même de la régurgitation. Tout dépendra donc de ce que l'on recherche au cinéma. Pour celui qui serait en quête d'une évidence pure, il doit passer son chemin. Megalopolis reste sur l'estomac. Par sa richesse, sa taille, ses enjeux, il s'inscrit dans la veine d'Apocalypse Now, Coup de cœur, Twixt, Dracula, L'Homme sans âge. Soit une liste de films protubérants, une partie de la carrière plus flamboyante esthétiquement, plus expérimentale dans son montage, composée de films très denses, baroques. Le film déborde, donc : d'idées à chaque plan, qui ne se laisse pas apprivoiser d'un seul regard. Dans un film qui échappe. Ce qui fait que le film reste, qu'on y revient, qui autorise ce trajet de maturation, de compagnonnage avec lui.

Il y a pourtant un trajet esthétique proposé, une forme de densité que détracteurs comme défenseurs du film reconnaissent à Megalopolis. Pour le lui reprocher, ses contempteurs disent le film indigeste, pour lui en faire crédit, ses laudateurs répondent que l'indigestion fait partie de son programme. On ne pourrait pas digérer le film d'un seul tenant. Coppola aurait servi tout le menu de son restaurant. Megalopolis serait son offrande, son obole, à partager, de sorte que chacun y trouverait ses moments de grâce ou de dégoût. Par ailleurs, certains le font remarquer, à l'instant où Coppola aurait livré son film le plus indigeste, il se serait aminci. Au moment où il aurait engrossi son cinéma, il se serait dégrossi. Megalopolis l'aurait vampirisé, financièrement, physiquement. Amaigri pour produire selon ses détracteurs son film le plus pachydermique. Quelle en est donc la recette ?

Serge Daney, à propos d'art culinaire cinématographique, peu avare de formule concise et conclusive, signe un texte aux Cahiers en mai 81 sur le « Le Cru et le Cuit » dans lequel il applique les notions de cru et de cuit au cinéma, en particulier français. Le documentaire serait-il cru et la fiction cuite ? C'est à voir, quand il évoque à nouveau cette pensée culinaire dans un entretien avec Philippe Roger : « Pas surpris qu’entre le cru et le cuit, la guerre continue. Une guerre culinaire (nous sommes en France) où, face à la crudité-naturalisme (Renoir), la crudité-impressionnisme (Bresson) ou la crudité-art moderne (Godard), on retrouve le mijoté à la Tavernier ou le frichti Berri. » Coppola, dans Megalopolis, fait un autre type de cuisine, du cuit recuit afin de produire de nouvelles tessitures, apprendre à goûter autrement. Il fait un cinéma de ruminant où se surimpriment cinéma des premiers temps, muet, noir et blanc jusqu'à la synthèse, mais aussi le grandiose et l'intime, le maniérisme et l'invention. Dans un film où tout est ingrédient et ingrédiable.

L'opération de digestion peut donc sembler, a priori, la mieux adaptée pour rendre compte de Megalopolis. Le film s'apparente alors en ce sens en une sorte de dialectique, autant que la digestion réconcilie des entités en opposition : l'aliment et l'organisme, l'identité et l'altérité. Il faut alors suivre la dynamique des sucs et des images chez Coppola comme s'il avait voulu fondre en un seul tout le cinéma pour en régurgiter un nouveau. Proposer, de façon très paradoxale, une diététique.

Megalopolis présente alors le déroulé de son exposé sous forme d’un « menu ». Et à qui un tel repas resterait sur l’estomac, ils pourront toujours passer au digestif et grignoter quelques mignardises, en se rassurant à l’idée que Coppola, malgré son amaigrissement, n’est peut-être pas parvenu finalement à bout de sa propre diète. Car Megalopolis, a priori, n'incite pas à l'amincissement. C'est une formidable incitation à de vastes bâfrées coppolienne – nutriment hautement énergisant à bien mâcher, mastiquer mais surtout… ruminer. C'est en effet du côté de la rumination que se trouve peut-être la manière la plus féconde d'envisager Megalopolis, cette façon qu'a Coppola de ruminer le cinéma comme de nous inviter à la rumination pour, peut-être, s'en aller vers un cinéma débarrassé de tout ce qui l'encombrait, en se terminant sur l'image féconde d'un bébé à l'écran.

Surimpression de la rumination et de la digestion. Ruminer est pourtant, apparemment, le contraire d’une bonne digestion : si l’on rumine c’est que cela ne passe pas. Il y a pourtant une vertu de la rumination : ruminer c’est aussi remâcher, répéter, reprendre, revenir à....Se laisser donc la possibilité de découvrir quelque chose que l’on n’avait pas vu la première fois comme le Megalon ferait apparaître le monde une nouvelle fois, par l'entremise d'une force qui traite à égalité les rêves de cet architecte génial – Cesar (Adam Driver), son personnage central – et la réalité.

En 1983, Gilles Deleuze commence son cours à la faculté de Vincennes en disant à ses étudiants : « Je voudrais faire de la philosophie à la manière des vaches ». En ruminant. Refaire le même cours que l’année précédente, non pas par paresse, mais pour approfondir. Deleuze veut régurgiter son cours, pour le remâcher et approfondir les éléments qu’il a déjà présentés. Deleuze suit le conseil de son maître : Nietzsche.

Mais on ne peut pas non plus passer son temps à ruminer...Il faut aussi savoir y mettre un terme. Une fois remâchée, il faut savoir digérer une pensée pour de bon, passer à autre chose. Le risque serait sinon de rester bloqué dans cette rumination, qui finirait par empêcher d’être heureux. Nietzsche l’affirme très nettement : il faut savoir oublier pour être heureux. Il faut savoir comme il l’écrit « s’asseoir au seuil de l’instant ». Se libérer de toute conscience historique. Si je veux me réjouir du temps que je passe ici et maintenant, il faut que je me tienne tout entier dans cet instant, que je le sente tout entier, en oubliant tout ce qu’il y a avant et sans me projeter dans tout ce qui vient après, comme le cinéaste Coppola apprendrait à vivre de la mort de sa femme.

La rumination est donc un art délicat : il faut apprendre à ruminer sans y passer sa vie. Car il faut aussi vivre, agir, sentir et se réjouir. Ce qui demande d’oublier ses ruminations. Ruminer n’est donc pas mastiquer sans fin, mais une manière de préparer une meilleure digestion...Tout le programme diététique contenu dans Megalopolis, constitué, de ce point de vue, à partir d'une logique de surimpression. Coppola en déploie toutes les virtualités, dans la carte qui suit.

Surimpression de l'ancien et du neuf. Pour Coppola, il s'agit de ruminer d'abord son cinéma comme celui des autres, les inventions artisanales et formelles façon Méliès (un nuage de coton attrapant la lune) au numérique, ce mélange des effets spéciaux archaïques, gérés par Roman Coppola, aux images de synthèse ; mêler un cinéma des premiers temps, muet, noir et blanc, à un néopéplum futuriste qui aurait revisité La Nuit du Chasseur, Le Rebelle de King Vidor, Citizen Kane et Falstaff de Welles dans un format numérisé. Coppola : un cinéaste pris dans une hantologie, par les spectres du passé pour en faire les conditions de sa survie cinématographique, comme Cesar est entre la vie et la mort dans Megalopolis, entre sa femme défunte et Julia qui l'attend, cette femme morte qui portait autant la vie avant de mourir, un enfant dans son ventre. La mort, donc, qui enfante la vie, la défunte transmettant à Cesar le pouvoir du Megalon autant que Coppola fait de ses morts la condition de survie de son cinéma.

Un montage encore farfelu fonctionnant avec accélérations, décélérations, des registres différents qui s'accumulent, une hybridation des formes, des langues, des idées formelles de cadre ou à l'intérieur de plans. Le cinéma de Coppola en devient une contestation de l’intérieur ; inévitablement morcelé, il est constamment en devenir ; aucun nominalisme de mauvais aloi, pas de monade ou d’essence qui permettrait de le saisir. Dans le même temps, il n'en est pas moins toujours inscrit dans un terreau, une culture. Dût-il astreindre à l’insolence de l’exil, secousse syncopale zoetropienne, il est inscrit culturellement, mettant en place un cinéma marqué par sa culture, un héritage dont il s'efforce de faire sa chance en surimprimant enfin et définitivement, parmi toutes les références dites/non-dites, Metropolis sur Megalopolis, sa culture cyber-punk, ses intrigues et ses succédanés des années 80/90, avec leurs villes futuristes – Blade Runner, Robocop, Total Recall..., leurs personnages à qui l'on implémente une sorte de Megalon avant l'heure pour voir la réalité s'augmenter comme leurs facultés. Megalopolis comme suite de Metropolis : si Metropolis est parvenu, en 1927, à implémenter nos propres cerveaux sur la représentation du futur, à partir duquel, depuis, nous le pensons, Coppola le megalonise pour produire à son tour le même effet dans l'esprit du spectateur sur le cinéma d'aujourd'hui, qui serait un véritable aujourd'hui, pour le cinéma de demain, donc, en forme de paradoxe : un film qui dit à la fois l'impossibilité de faire aujourd'hui un tel film – Megalopolis –, qui existe pourtant.

Surimpression d'un projet ancien et contemporain. Le projet de Megalopolis date de quarante ans. On imagine mal les versions et reversions dans une réalité qui n’habiterait plus dans le tout initial, perdant ses limites qui lui donnaient forme et ordre, déborderait par-dessus toutes les digues, se répandant en une dilatation amorphe, comme un gaz ou comme le film lui-même, qui prolifère en centaines d'images et en ébauches s’étendant dans toutes les directions, auxquelles pourtant Coppola donne un sens particulier en leur surimprimant, lors de l'écriture du scénario, tout ce dont il s'abreuvait à l'époque de la préparation finale de Megalopolis. Notamment ce roman prestigieux de la littérature chinoise, dit-il, Le rêve dans le pavillon rouge, auquel il empruntera la texture particulière pour en extraire son propre Megalon, les personnages du roman ayant la particularité de mettre à plat leurs rêveries comme la réalité, dans une sorte de rêve partagé, où tout serait subjectivité, le livre ayant également pour thème la décadence de la classe dirigeante et l'impossibilité pour elle de se trouver une descendance.

Surimpression du vif et du mort. La mort récente de la femme de Coppola convertie en énergie cinétique. César se rend ainsi au chevet de la défunte. Non pas pour prolonger un deuil de façon morbide mais apprendre à vivre avec ses morts afin de renaître en amour avec une autre femme – la fille du maire, Julia Cicero –. Une façon qu'avait le héros de Romain Gary, qui allait mourir dans Clair de femme, de dire à sa femme qu'un amour si puissant ne pouvait pas s'interrompre ; il fallait qu'il leur survive dans d'autres bras.

Adam Driver observe la ville sur un building dans Megalopolis
© Caesar Film LLC (photo fournie par Le Pacte)

Surimpression de la jeunesse et de la vieillesse. Jon Voight, banquier sémillant-sautillant comme un gamin après avoir vu du catch, parce qu'il faut beaucoup de temps pour apprendre à être jeune. Jon Voight, sans doute l'une des versions accomplies de Coppola à l'écran, l'enfant qu'il était, toujours enfermé dans sa chambre à 85 ans, s'amusant.

Surimpression du théâtre et du cinéma. Le jeu des acteurs, comme au théâtre, depuis toujours chez Coppola, dont le rôle interprété par Shia LaBeouf (Clodio, fils du banquier Voight) semble être paradigmatique. Des personnages qui semblent des idées, des idéaux types : le maire conservateur corrompu (Mayor Cicero), l'urbaniste rêveur/architecte génial (Cesar), la journaliste vénale (Wow Platinum, qui pose un gros problème de représentation des femmes), le banquier primesautier, tout cela hérité du théâtre classique, où le personnage a une fonction symbolique.

Dans le même temps, ces personnages archétypaux sont dans une forme de liberté, comme en roue libre. Coppola filme alors autant des personnages que des acteurs. Chacun semble pris dans sa trajectoire, tout en faisant des choses incongrues, qui dépassent le cadre du cabotinage. Ils sont eux-mêmes dans une forme d'expérimentation. L'émulation ne se produit donc pas simplement au niveau du montage comme de la forme qui va brasser des choses très distinctes, parfois très impures, parfois sublimes, mais aussi des gestes d'acteurs, qui cassent leur aspect statufié. Des statues qui, par ailleurs, s'effondrent précisément, dans un film où les personnages sont littéralement pétrifiés dans le marbre ou à l'image (Dustin Hoffman en adjoint du maire, César qui apparaît d'emblée comme un portrait du Times, renommé en latin...). La manière dont les scènes sont faites comme la liberté laissée aux acteurs effritent cette statufication. Une manière pour Coppola de proposer un cinéma grandiose formellement sans la monumentalité des Corleone et Luca Brazzi du Parrain, dans un film qui se déboulonnerait de ses statues.

Les personnages deviennent alors à la fois des figures de spectacles, le film regorgeant d'allégories à ce propos, dans une espèce de foire, de cirque, de bac à sable réunis dans un Colisée, où dans le même temps chaque personnage va se voir déléguer le pouvoir de la mise en scène dans une logique d'affrontement entre le maire, le banquier, la journaliste, l'architecte. Une surimpression qui va produire des phénomènes plastiques étonnants, où un personnage comme Clodio va tracer un carré lumineux, renvoyant aux incrustations lumineuses de Coup de cœur, permettant à son acolyte de voir ce qu'il est en train d'observer, qui donne son aspect ludique au film. Un cinéma qui mélange finalement deux types de jeu, que la langue anglaise permet de distinguer : le play (qui est encadré) et le game (qui est libre).

Surimpression de Zoetrope et Hollywood. Megalopolis est un film état des lieux, d'autant plus que le projet remonte à la création de la société de production de Coppola Zoetrope. Une société qui déjà voulait ruiner Hollywood, autoriser une voie de sortie. Et, paradoxalement, lorsque Coppola reviendra vers Hollywood dans les années 90, à la manière de Godard durant la même époque, ce Godard qui devait le rejoindre pour un projet qui ne verra jamais le jour, il radicalise son geste avec L'Homme sans âge. Megalopolis vient clore cette histoire, par assomption. Il avale Hollywood et son industrie, sa manière de faire film. Une manière de clin d’œil à La Chute de l'Empire romain, d'Anthony Mann, en 1964, qui, par son fastueux échec, mit fin au péplum et à une certaine manufacture du cinéma.

Surimpression de la joie et de la mélancolie. Si on trouve dans Megalopolis la mélancolie typique coppolienne (la mort de sa femme en fil rouge, soit le versant Twixt, L'homme sans âge, Jardins de pierre, Dracula, Peggy Sue s'est mariée, Le Parrain), elle est surmontée par la joie, ce cinéaste de 85 ans s'amusant avec ses jouets, joyeux, sans limite comme les enfants seuls peuvent l'être dans le pur imaginaire, ces enfants qui seront toujours les plus grands inventeurs selon Coppola

Surimpression de la nostalgie et de l'avenir. Coppola est un nostalgique atypique. Un nostalgique visionnaire. Un nostalgique tourné non pas vers le passé, mais le futur. Megalopolis, par certains enjeux esthétiques, ses thèmes, est un appel en forme de retour à Rusty James, Outsiders, mais non pas pour s'y complaire, mais l'intégrer dans une matrice expérimentale plus grande afin de produire du nouveau. Coppola n'a pas la nostalgie de l'avoir-été, cet abreuvoir de l’apitoiement sur soi. Il n'a pas cette complaisance pour soi. Il ouvre le regard de ses spectateurs.

Surimpression du fond et de la forme. Le Megalon, pour Coppola, est le moyen comme la fin du cinéma, mais aussi une symbolisation du numérique, ce avec quoi travaille Coppola depuis longtemps, qui crée des déformations dans l'image. Ainsi Cesar qui se trouve face à cet octogone qui tourne produisant des images. Ce Megalon offre encore bien d'autres possibilités : il invisibilise, répare les corps, les matières. Il permet aussi à Cesar d'avoir accès à des flash-backs dont la voie lui était pourtant barrée, pour n'avoir pas été présent physiquement lors de ces événements, comme la scène où sa femme s'enfonce dans l'eau, à l'instant de mourir, un renvoi à La nuit du chasseur, soit de l'hyper contemporain rattaché à du primitif.

Surimpression du concret et de l'abstrait. Abstraits, les moments les plus expressionnistes du film, défaits de l'intrigue, avec ses pures images fractales pour signifier que le réel s'y trouve en puissance, ces moments où le montage s'envenime, où apparaissent des triptyques à l'écran se surimprimant à ceux du Napoléon d'Abel Gance ; trois plans en un seul pour montrer le monde en trois échelles différentes, trois temporalités coexistantes, trois espaces dans un même plan, passé/présent, le microcosme exprimé dans le macrocosme et inversement, des moments de vision accouplés à des scènes concrètes de dialogues, qui interrompent le flux. Un cinéma fait de brisure, de cassure dans ses envolées lyriques, à la manière du dernier Godard qui casse les moments liturgiques dans ses films par des effets de montage. Un cinéma qui élit le mystère et rameute le sens dispersé en une nouvelle surimpression, produire de l'harmonie à partir d'une gamme disharmonique : Megalopolis, sur un fil, qui menace de tomber, qui toujours se remet dans le plan par une nouvelle idée.

Surimpression du mouvement et de l'arrêt. Cesar possède le pouvoir d'arrêter le temps comme de le faire circuler par la même énergie conductrice, le Megalon. Une force de perturbation comme d'organisation du chaos. Manipuler le temps, c'est Coppola manigançant contre Hollywood, qu'il voudrait bien phagocyter quarante après. Un cinéaste aux obsessions intactes, qui ne se serait pas remis de ses rebellions. Un cinéaste qui n'aurait pas oublié ces dix-sept ans, quand on n'est pas sérieux.

Surimpression de l'ordre et du chaos. Une intrigue sans cesse faite de rebondissements, en une sorte de krach boursier permanent, un chaos assumé, mais qui, paradoxalement, à force de se répéter se transmue en immuabilité, le désordre installant un ordre permanent de crise, sur un fil.

Surimpression d'effets spéciaux sans effets spéciaux. Cette scène, très belle, de triple filature dans la nuit (César qui file vers sa femme défunte/Julia Cicero, amoureuse de Cesar, qui le suit/Clodio, qui file Julia). Triple filature avec ces statues qui s'effondrent sur leur chemin, jusqu'à parvenir dans cette chambre mortuaire au halo doré, dans ce mélo entravé du rapport du personnage avec sa femme disparue qu'il s'en va retrouver à l'ombre d'une cité des morts, avec tout ce que cela crée d'images, articulé sur un champ/contrechamp qui défie les lois de la physique. Ainsi, lorsque Clodio, personnage jaloux de la relation qui se tisse entre Cesar et Julia Cicero, les voit réunis dans le reflet de son appareil photographique, la chose est matériellement impossible puisqu'ils ne se trouvent pas alors au même endroit. Julia Cicero, en effet, file également Cesar pour savoir où il se rend jusqu'à le découvrir au chevet de sa femme disparue. Cette juxtaposition des deux visages de Cesar et Julia dans l'objectif de l'appareil photographique est une objectivation de la subjectivité de Clodio, une expression de son délire, persuadé de ce qui se trame entre eux, qui déforme la matière même de ce qu'il voit dans une vision surréaliste, incrustée même dans un plan qui a pourtant l'air dépouillé d'effets spéciaux : l'effet se produit dans la recréation d'une forme, qui est le projet esthétique du film, le degré de précision formelle que peut épouser le film.

Que raconte donc le film, finalement, après tant d'empilements, à la façon d'un mille-feuille dont il faut absolument maîtriser la technique, entre volume et légèreté, à la manière de ces poutres dans le vide ? L'histoire d'une utopie ? Fausse piste. Par ce jeu d'inserts permanent, Megalopolis ne parle que de Coppola, autrement dit, de création. À se placer sur le terrain de l'utopie, on serait peut-être déçu de la représentation que donne Coppola de ce que serait le monde de demain, plus écologique, une sorte de cité parfaite, un aspect sur lequel il faudra pourtant conclure.

Il faut plutôt penser le film comme une esquisse, cette manière qu'a Coppola de reprendre celle du dessin de Léonard de Vinci, l'Homme de Vitruve, cette arborescence qui apparaît dans le film. Est intégré dans le discours de Cesar l'homo sapiens de De Vinci, mais sous la forme d'un arbre, dont l'une des branches principales en voie d'être cassée est la civilisation, ployant elle-même sous le poids de ses propres ramifications (guerre, pauvreté, esclavage, cruauté, inégalité). Le tronc du film est donc la création, dont l'une des matérialisations est l'utopie. Question : que faire concrètement de ce pouvoir créateur ? Coppola l'envisage un temps seulement, en apparence – et il faudra y revenir autrement – sur un plan politique, de manière impressionniste pour brasser tant de thèmes – du populisme à l'affairisme –, notamment à travers Clodio, en une sorte de Trump à peine dégénéré, qui finit sa course folle flèches au cul à force d'arrivisme, de consanguinité accumulée en lui sous forme de débilité.

La fin en surimpression : la fin n'est pas la fin. La création est le moteur de la mise en scène dans Megalopolis, pour être à la recréation d'un monde. Le film commençait sur la promesse d'une destruction, sur ce qui provoque la chute d'un empire, accompagnée au milieu du film d'une image de météorites qui lèchent le visage de la statue de la liberté, produite par l'effondrement d'un satellite soviétique, une manière non pas de refaire le 11 Septembre autrement, mais le cinéma : le satellite est le trait d'union qui permet à Coppola de produire une boucle intemporelle. Faire le lien d'abord avec ce cinéma de l'Est qu'il a souvent adapté lorsqu'il travaillait pour Roger Corman, cette liberté esthétique qu'il leur enviait, dont les insertions sont légion, comme chez Einsenstein, qu'il reprend sous forme d'une nouvelle surimpression dans Megalopolis. Mais faire le lien pour boucler aussi sur le futur, dans un drôle de film qui dit que le cinéma ne s'éteindra pas avec Coppola, que dans un geste bazinien tout recommencera. Et c'est ainsi que dans le film, après la scène de destruction de la ville, au mitan donc, en son plein milieu, tandis que tout est détruit, la lumière revient, sous forme d'happening. Il fallait que la lumière qui vient de loin, de tous les cinémas possibles, qui coulait du film, continue sa trajectoire.

Giancarlo Esposito dans la scène du bureau dans Megalopolis
© Caesar Film LLC (photo fournie par Le Pacte)

De ce point de vue, le montage du film est singulier. Megalopolis est construit à partir et après la destruction de la ville, d'où émergera Megalopolis, mais dont les images ont été filmées avant puisque la scène de la destruction intervient au milieu du film. Cette scène de destruction, avec des surimpressions d'un individu sur un building est très belle, mais ce n'est pas une grande scène. La véritable acmé de cette destruction à cause de la chute d'un satellite est la lumière qui se rallume dans la pénombre, ce moment de suspension et de fébrilité dans la salle qui se demande collectivement ce qui est en train de se passer sur l'écran, l'un des rares moments de silence du film, qui casse tout ce qui se produisait avant en provoquant une décélération du récit.

En somme, paradoxalement, la fin du film se trouve à sa moitié, si le sujet est bien celui de la chute d'un empire, soit de faire de Megalopolis, un film contre-projet. Mais cette fin est annihilée car, au vrai, Megalopolis, sous ses faux airs empruntés à la chute de Rome, à sa décadence, ses effets ostentatoires, ne traite pas de la chute d'un empire, mais de l'advenue d'un nouvel empire, ou bien de la peur d'un cinéaste de son propre effondrement, la fragilité qui est la sienne rendue à l'écran, sa recherche de l'équilibre symbolisée par cette scène où le temps s'arrête, temps suspendu sur des poutres elles-mêmes en suspension dans le vide, lorsque Julia et Cesar s'embrassent pour la première fois. Un baiser qui fera entrer le film dans une nouvelle dynamique créative, dans un film d'équilibriste où son héros peut arrêter le cours du temps, qui ne cesse pourtant pas de filer sous les yeux du spectateur.

Sous cet aspect, Megalopolis, par sa logique de surimpression, finit par se surimprimer à mes propres impressions. Il ajoute et s'ajoute à mon regard comme je le surimprime de mes perceptions. Au fond, si utopie il y a dans le film, c'est pour la faire naître dans mon regard, le film sortant littéralement de l'écran pour que chacun y trouve son propre chemin. Et lorsque je le regarde, je ne peux pas faire autrement que de surimprimer le pantagruélisme de Rabelais, la volonté de puissance de Nietzsche.

Surimpression du cinéaste et du spectateur. Rabelais est lui aussi, tout en surimpression comme je le surimprime sur Megalopolis, un écrivain humaniste de la Renaissance, né en 1483 (ou en 1494 selon les dates), un chrétien mais libre penseur, moine un temps, médecin et bon vivant, dialoguant avec les Anciens mais aussi avec les œuvres des Modernes. Rabelais est à l'articulation d'un monde ancien et nouveau, point de bascule entre le Moyen-Age et la Renaissance autant que Coppola est entre les mondes.

Au début du XVe siècle, au lendemain d’un âge moyen que l’on qualifie volontiers de sombre et de boueux (à tort), les esprits érudits ont la conscience précise et assurée d’un changement essentiel, largement partagé, qui ferait passer de l’ombre à la lumière, et de la barbarie à la civilisation, tout ce que livre Coppola avec son Megalon. Pour les humanistes de l'époque de Rabelais, la foi en l’homme cultivé est totale, Rousseau n’étant pas encore né, et l’essor de l’imprimerie et des institutions scolaires viennent nourrir durablement l’espérance en un épanouissement de l’homme sous le règne de la culture. L’heure n’est pas non plus à la nostalgie passéiste chez Coppola – en cinhumaniste, il s’oppose en tout point aux apologues du « c’était mieux avant » – mais au réveil, au renouveau, à la ressaisie et l’élévation de l’homme par lui-même, dans un mouvement de réforme et de renaissance qui passera non par l'imprimerie mais le cinéma.

Rabelaisien, Coppola est peut-être le représentant par excellence de ce moment qu’il juge exceptionnel. Quand Rabelais ingurgite une somme délirante de connaissances, surtout en théologie et en droit, avant de commencer des études de médecine, Coppola, depuis sa machine savante, son Silverfish, recompose le monde technologiquement, esquisse après esquisse, dans des mondes qui partent dans toutes les directions, comme il le faisait depuis sa chambre d'enfant où, malade, il était enfermé par nécessité. Et quand avec Rabelais débute une aventure romanesque délirante, d’aucuns diront de l’aventure romanesque en général, Coppola voudrait en être à l'initiative formellement pour les générations futures, dit-il, avec Megalopolis, sans pour autant renoncer à la narration.

Tout comme Pantagruel, Megalopolis se veut encore un hymne à la vie. Sa philosophie « pantagruélique » neutralise les puissances de mort. Coppola invite à « pantagruéliser », à la manière dont Rabelais exhortait son lecteur : « Ainsi que voir pourrez en pantagruélisant, c'est-à-dire, buvant à gré, et lisant les gestes horrifiques de Pantagruel ». Une philosophie pantagruéliste qui consiste à se réjouir des plaisirs de la vie, particulièrement le boire et le manger, et à préférer le rire aux larmes face aux malheurs du monde. Alors, les occasions de boire et de faire ripaille se multiplient dans Gargantua. Cet éloge des plaisirs de la vie se double d'une réhabilitation du corps s'opposant à l'ascétisme chrétien qui faisait du corps un sujet tabou. Chez Coppola, la profusion passera par l'image, le montage, le scénario, jusqu'à plus faim, jusqu'à plus soif...

Cette faim de vie se double d'une soif de connaissance et d'un appétit des images qui se marquent notamment par l'abondance des références culturelles et la truculence du langage employé, très rabelaisien. Le recours aux citations d'auteurs, puisant dans l'Antiquité gréco-romaine, sont légion dans Megalopolis, qui truffent les discussions entre chacun des protaganistes – des discussions dans les discussions très godardiennes façon 60's comme dans La splendeur des Amberson de Welles, que cite Coppola – avec une préférence pour Marc-Aurèle, comme chez Rabelais.

Aussi, à l'instar de Cesar qui possède le Megalon, le pouvoir d'arrêter le temps, les prouesses accomplies par un héros si particulier ne peuvent elles-mêmes qu'être atypiques, comme chez Rabelais. Or, l'arbre que l'on trouve dessiné dans Megalopolis, symbolisant la puissance créatrice de Cesar, devient l'expression même d'un destin à accomplir chez Rabelais. Ainsi, lorsque Gargantua entre en guerre contre Picrochole, il s'arme en chemin d'« un haut et grand arbre » qui lui « servira de bourdon et de lance ». Lorsque commence l'assaut du château, Gargantua n'a qu'à donner quelques coups de son « grand arbre » pour détruire le château et les ennemis qu'il abritait. Le détournement et l'exagération ridiculisent Picrochole et sa tyrannie, qui deviennent non plus un sujet de crainte mais d'amusement, le tragique de la guerre étant de ce fait lui aussi désamorcé, autant que les tyrans de toutes sortes, dans le film, sont ridiculisés.

Aussi facétieux que soit Megalopolis, il ne se livre pas moins à une critique virulente de toutes les formes de dogmatismes : intellectuels (le journalisme kitsch et intéressé de Wow Platinum), affairistes (l'argent comme seul moteur de l'existence de Clodio), politiques (le conservatisme convoiteux du maire). Tout comme dans Pantagruel, ces sophistes constituent une cible de choix, eux qui, au lieu d'éveiller l'esprit, le corrompent par toutes sortes de raisonnements fallacieux. On trouve finalement une critique de la tyrannie dans Megalopolis, tout comme Rabelais critique la tyrannie à travers le personnage de Picrochole, le roi mû par la « bile amère » qui compose son nom et son humeur. 

Ruminer tout cela, il le fallait donc bien. Dans quel but ? Pour préparer le cinéma du futur pour Coppola, dont le Megalon est la figuration, cette matière mobile qui ferait le lit du projet d'un live cinéma : réaliser un film en direct, qui serait projeté dans une agora vivante. Faire de la théâtralité cinématographique. Non pas du théâtre filmé, ou le cinéma filmé tel qu'il l'a connu dans son enfance avec John Frankenheimer : la différence étant de laisser libre cours aux acteurs, dans un cadre cinématographique, c'est-à-dire sous l'angle du plan, du seul point de vue démiurgique. Non pas faire, donc, une captation, mais un film réalisé en prise directe, projeté au moment de sa mise en scène, sans coupe ni effet de montage, un pur acte de création. Une manière de prophétie, un âge d’or qui s’annoncerait.

Surimpression du visible et de l'invisible. Cet âge d'or, c'est le Megalon mis en perspective. S'il a le pouvoir d'invisibiliser la robe que porte une actrice de cinéma, le film en fait sa matière : quand Megalopolis, en tant que cité, semble le centre du film, on ne la voit jamais. Lorsque le film s'ouvre sur les portes de la cité, il suggère une vision de ce qu'elle pourrait être. Megalopolis demeure au seuil de la promesse. Un croquis. Le vrai Megalopolis du film n'est donc pas cette ville mordorée aperçue de loin, toujours à l'arrière-plan. C'est le film lui-même, qui rejoint le propos de Coppola d'un film pour l'avenir, un legs aux générations futures, le film s'adressant aux enfants, quand il se termine sur un bébé, celui de Julia et Cesar, le seul qui bouge à l'écran, après que Julia ait aussi la possibilité d'arrêter le temps par la grâce de l'amour, tout le film procédant d'un enfantement, de la mise au monde d'un monde. C'est donc moins ce qui est proposé à l'écran qui est intéressant (la ville) que le processus pour y parvenir. Ainsi, lorsque Julia Cicero entre dans un lieu fait de bonbonnes d'eau, peu accueillant, Cesar lui dit de fermer les yeux afin de l'imaginer autrement : des membranes d'eau font leur apparition, l'entourent voluptueusement pour la protéger. Megalopolis devient la porte d'entrée de l'atelier créatif du cinéma de demain.

Mais n'y a-t-il pas, dès lors, contradiction entre cette philosophie pantagruélique de l'architecte, qui propose du dur, du stable, de l'intangible et la souplesse du Megalon, soit la promesse de l'adaptation aux évolutions ? Ce Megalon voudrait épouser le végétal mais, dans le même temps, il présente paradoxalement un aspect figé, Megalopolis paraissant ne pas exploiter toute la richesse du Megalon à travers la projection d'une cité futuriste qui semble comme arrêtée par une matière pourtant plastique et vivante. La nécessité d'accueillir les accidents ne vient-elle pas dès lors se fracasser sur le plan stellaire du metteur en scène qui voudrait autant arrêter le temps pour créer ? Paradoxe fertile, mais Coppola ne s'apparente-t-il pas dès lors à ces philosophes dont parlent Musil, qui faute de n'avoir pas pu caporaliser le monde, régner en maître sur lui, se sont soumis le monde en l'enfermant dans leur système ?

Suppression de la toute-puissance de la démiurgie. Il y a une philosophie démiurgique sous-jacente dans Megalopolis. Rien de neuf sous le soleil, dira-t-on, Coppola ne s'en étant jamais caché. Encore faudrait-il savoir de quel type de démiurgie il s'agit.

Dans le Timée, Platon conçoit l'idée d'un artisan divin (le Démiurge) dont la fonction est d'harmoniser le chaos primordial pour le convertir en univers ordonné, rien d'autre que ce qu'aurait toujours fait Coppola. Ce Démiurge, « le Dieu intelligible », a des qualités, en effet, toutes coppoliennes. Il réunit en lui le savoir-faire d’un parfait artisan, l’activité artistique d’un créateur-poète et la sollicitude bienveillante d’un père qui désire que ses enfants lui ressemblent. Pas simplement les siens, mais aussi tous les enfants de demain. Or, précisément, Megalopolis se termine sur la figure d'un bébé à l'avant-plan, seul à se mouvoir, comme s'il était libéré de toute forme d'entrave. À quoi renvoie donc ce bébé ? Ici se surimprime en moi la logique de toute-puissance nietzschéenne, soit une toute-puissance tout à fait paradoxale : une puissance sans pouvoir, une souveraineté qui aurait renoncé à sa potestas.

Pour le comprendre, il faut en revenir à la question fondamentale de Coppola : qu'est-ce que serait le cinéma de demain ? Un film en direct, dit-il, c'est-à-dire un film dépouillé de l'outil de l'un des pouvoirs essentiels du cinéaste, le montage. Soit de faire un cinéma tout-puissant sans pouvoir. Un cinéma démiurge qui aurait renoncé à sa puissance. Qu'est-ce à dire ? Il faut aller du côté de Nietzsche.

Chez le philosophe, la logique de toute-puissance est représentée par trois stades distincts. À chacun correspond un type d'énergie symbolisé par un animal particulier. Le chameau représente le premier stade de la toute-puissance, soit le degré zéro du nihilisme et de l’attitude de l’homme à son égard. Le chameau supporte le chaos sans le surmonter. Il se soumet à l’état de fait qu’impose le chaos, au chaos comme état de fait. Le chameau vit donc le nihilisme passivement. Il est la métaphore de la passivité. C'est le banquier dans Megalopolis, le maire de la ville qui se complaît du monde comme il va, ultra-conservateur, et ses sbires, la journaliste cupide, Clodio le dégénéré, tous prompts à préserver leurs privilèges. Ce sont des acariens. Ils se nourrissent des restes du monde.

Le lion représente la première tentative de surmonter véritablement le chaos, une tentative marquée par sa volonté, qui s’affirme par un « je veux ». C'est le personnage de Cesar. Le chaos est vu ici comme une tabula rasa où les lions, qui figurent les hommes supérieurs comme cet architecte voudrait ordonner le monde, sont capables d’imposer leurs perspectives en instaurant de nouvelles valeurs et de nouvelles formations de souveraineté(1). Chez Nietzsche, comme chez Coppola, on passe du nihilisme passif au nihilisme actif : l’activité des lions ne met pas fin au nihilisme, mais au contraire ne fait qu’en accentuer la prise. Et c’est en quoi le lion ne saurait être le dernier mot de Nietzsche. Et c'est encore en quoi Cesar ne saurait être le dernier mot du film, qui termine figé, à sa demande, comme s'il était conscient de la nécessité de s'arrêter, promptement, maintenant.

Or, de même que le lion surmonte le chameau, de même l’enfant surmonte le lion chez Nietzsche. Comme le rappelle Deleuze : « Le destructeur de toutes les valeurs connues, le lion au non sacré prépare sa dernière métamorphose : il devient enfant. Et les mains plongées dans la toison du lion, Zarathoustra sent que les enfants sont proches ou que le surhomme arrive »(2). Chez Coppola, le surhomme est un nouveau-né. Il est à-venir au même sens que Megalopolis n'est pas encore construite. Elle n'existe qu'à l'état d'esquisse. Ni actif ni passif, en tant que tel, l'enfant s’affranchit de la dialectique du maître et de l’esclave qui rend indiscernables lions et chameaux, tout Megalopolis étant construit autant sur une logique d'affrontements entre Cesar et les chameaux de la ville. Au contraire, l'enfant assume l’impuissance du chameau sans chercher à mobiliser et à configurer le monde, mais sans accepter non plus de s’y soumettre. Ici se joue son innocence, l'innocence du bébé à l'écran, nu : dans le refus à la fois de la soumission et de la domination, selon une logique radicale de l’exclusion des deux termes et non pas selon la logique de leur synthèse. Le dernier plan du film refuse donc l'assomption, la logique de surimpression. Ou plutôt, cette logique de surimpression connaît un terme, à l'écran : figés, apparaissent Cesar, Julia et le maire, tous enfin réunis quand le maire fut si longtemps opposé à Cesar. Un arrêt, comme si, dans ce dernier plan, Coppola effaçait Coppola, se tournait non pas contre lui, mais ouvrait le passage pour l'enfant qui est encore en lui mais aussi à tous les autres enfants, futurs cinéastes, à qui il enjoint, parce qu'inquiet, d'aller vers l'intime mais en trouvant, par contrainte, de nouveaux espaces, tous ces lieux qu'Hollywood proscrit.

Ni soumission ni domination, l'enfant possède alors ce que Jünger appelle « l’anarque », le pouvoir de celui qui n’a pas de pouvoir, et qui accepte pleinement de ne pas en avoir, la souveraineté de celui qui a surmonté la perte de tout règne(3). La « Volonté de Puissance », celle du « Surhomme », change alors totalement de sens, devient à elle-même l'objet de sa défaite et plus encore la notion d’innocence : étymologiquement, in-nocere, est le pouvoir de ce qui ne nuit pas.

Dans Megalopolis, il s’agit de surmonter le nihilisme de la domination, de la destruction et de l’épuisement, en pensant les conditions d’une force susceptible de maintenir la paix et de conserver le monde dans son innocence par l'entremise du Megalon. Il faut alors dénoncer la vanité, l’impatience, l’effroi, le délire extatique, « le désir de puissance »(4) comme la musique de Wagner caractérise « une rage de vouloir penser et sentir au-delà de ses forces »(5), qui sont toutes des caractéristiques des personnages antagonistes de l'enfant dans Megalopolis. Mais alors, si la politique n'était que la toile de fond sur laquelle se déroulait le véritable enjeu du film, soit le processus créatif, en un retournement, par une dernière surimpression, Coppola vient en rabattre les enjeux sur les logiques de pouvoir. La création n'est donc pas étrangère à la politique ; elle est toute politique. Créer, produire une œuvre, est une manière d'informer le monde comme de l'exprimer autrement à partir d'un instrument chez Coppola, le Megalon, qui ne doit pas être dès lors compris comme la volonté de la volonté, comme un « vouloir-être-plus-fort », « un vouloir-au-delà-de-soi-même » ainsi que le définit Heidegger(6), mais d’abord comme la maîtrise de la maîtrise, la victoire sur la force et sur les innombrables fantasmes qu’elle occasionne. Le Megalon, cette puissance, ne vise en rien la domination des autres hommes ou la transformation du monde, puisque le monde, chez Coppola, est déjà effondrée. Elle est d’abord au service de tout ce dont a toujours désiré Coppola, l’indépendance de soi, qui se marque, dans le film, par la projection d'une cité qui n'est pas encore parvenue à l'existence, qu'il faudrait approcher avec toute l'ingénuité de l'enfance, sa candeur ouvrant le chemin de tous les possibles. Coppola, finalement, a fait un film à propos de la possibilité d'une île, le film d'un autre film dont il attendrait encore la projection, l'annonce de ce qui s'est toujours répétée depuis la naissance du cinéma : sa mort sans cesse remisée.

Qui suit le cours tumultueux de la recherche comme Coppola est toujours visité d’un doute incendiaire. Le cinéma ne sera jamais une facilité pour lui : il est un risque supplémentaire, supprime tous les faux écrans, pour nous amener, au grand jour, devant les obstacles derniers. Ce qui en est caché en est le couronnement, la crête supérieure, ce bébé comme ornement, qui faillit s'appeler Francis. Je regarde Megalopolis et finalement vois monter, comme à travers des étages successifs installés par toutes ces surimpressions, un chemin patient qui se dirige vers la possibilité du dit. De ce dire-là. Pour le formuler, il faudra toujours en pleine indépendance aller à la recherche des preuves qu'un autre cinéma est possible, sur des chemins où il s'agira d'avancer le plus souvent seul, sans secours, sans guide, sans autre critère qu'un fragile rapport aux choses, de façon ouverte, dans un projet cinématographique qui lui-même ouvre la voie afin que l'enfant trouve la sienne propre. Ce sera donc un inapaisement toujours en haleine qui empêche de rien tenir pour acquis. Une insatisfaction tenace, si ce n’est dans la pause ou la trouée miraculeuse d’un plan, d'un pas en avant, celui d'un Bébé qui se prénommerait véritablement Francis – même s'il s'agit d'une fille –, qui renseigne sur son rapport au cinéma. Un jeu où le sérieux ne retrancherait rien au plaisir de l'enfance, son amusement à le découvrir et en jouer pour mettre du jeu dans le jeu, comme s'il s'agissait d'une première fois, avec le regard de l'enfant porté sur le monde : une musique d'images encore inconnues, rehaussée peut-être ici et là d’une appogiature, d’une trille limpide pour dire qu'à 85 ans, rien n'est fini, tout commence.
 

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