« Matthias et Maxime » de Xavier Dolan : Baiser taché
Dans « Matthias et Maxime », l’heure n’est plus à l’expression débridée des sentiments, des frustrations et des colères, mais plutôt à une sorte de contenance forcée que semblent s’imposer les personnages et que Dolan s’impose également à lui-même.
« Matthias et Maxime », un film de Xavier Dolan (2019)
Dans sa première demi-heure, Matthias et Maxime semble proposer quelque chose d’assez inédit au sein du cinéma de Xavier Dolan. Il filme ici une synergie de groupe dans lequel il s’intègre et joue de manière apparemment naturelle. Les vannes et les « punchlines » s'enchaînent, d'une manière a priori anecdotique, dans ce qui apparaît rétrospectivement comme un moment privilégié pour ce groupe d’amis qui passe séjour dans la villa familiale de l’un d’eux. Mais ce moment suspendu s’avère in fine plus écrit et réfléchi qu’il n’y paraît puisqu’il sert de véritable rampe de lancement scénaristique pour ce que le dialogue annonce par petits feux à plusieurs reprises : Matthias et Maxime – ainsi pris à part du groupe par le scénario et le titre du film – vont tourner dans le court métrage d’étude de l’insupportable jeune sœur de leur ami Rivette. Mis devant le fait accompli, les deux amis sont alors contraints de tourner une scène de baiser, scène qui ne sera jamais montrée à l'écran. Cet instant est fondateur et "traumatique" – au moins pour l’un des deux personnages principaux. Il fait en effet l'objet d'une ellipse et ne sera par la suite que deviné en arrière-plan. Lorsque le court-métrage de l’apprentie cinéaste est présenté à sa famille proche, la scène du baiser est floue. Avec ce geste qui consiste à camoufler une scène pourtant décisive, et qui représente le cœur même de son film, Xavier Dolan amorce un jeu réflexif sur les choix à faire quant à ce que l’on montre ou pas dans un film. Il suggère en quoi ce qui n’est pas montré peut revêtir plus d’importance que ce qui l’est. C’est également l’occasion pour lui d’appliquer cette réflexion à son propre cinéma : Matthias et Maxime est probablement le film qui se penche le plus, en creux, sur les caractéristiques de ce cinéma et s’interroge sur son devenir, sur la manière dont il peut opérer une mue et un changement en s’inscrivant malgré tout dans une certaine continuité.
C’est donc une image invisible, le fameux plan du baiser entre Matthias et Maxime, qui amorce véritablement le fil narratif du film en provoquant ni plus ni moins qu’un trauma chez l’un des deux personnages concernés, en l’occurrence Matthias, pour lequel cet échange caché sera un déclencheur autant qu'une révélation de ses sentiments envers Maxime – sentiments qu’il mettra tout le reste du film à prendre en compte et à bien interpréter. Dans les faits, cette image manquante provoquera chez lui, à deux reprises, une véritable crise. Lors de la première, survenant directement après l’ellipse provoquée par l’absence visuelle du baiser, il nagera frénétiquement dans le lac environnant la villa de Rivette, jusqu’à se perdre à des kilomètres de là et devoir refaire le même chemin en sens inverse. Cette bizarrerie sera remarquée par tous ses camarades. La seconde crise surviendra suite à la « projection » du court-métrage, provoquant une courte dispute entre sa petite amie et lui. Par la suite, Matthias ne cessera d’entrer en conflit avec ses interlocuteurs (sa copine, ses amis, Maxime). Si l’état de Matthias est donc clairement causé par un moment qui nous restera inconnu, une autre image ne cessera, elle, de venir nous frapper visuellement. Il s’agit de la tache de vin – visible dès le tout premier plan du film – qui recouvre presque entièrement la moitié du visage de Maxime. Bien qu’elle soit constamment présente à l’image, elle ne sera directement et clairement mentionnée qu’une seule fois durant tout le film, par Matthias, lors de l’un de ses conflits « post-traumatique » avec son groupe d’amis. Le fait que cette tache ne soit mentionnée qu’au détour d’une réplique balancée de manière impulsive, puis immédiatement regrettée, confère à cet élément visuel constant le statut inverse de celui qui est attribué par le film à la scène du baiser. Là où le baiser est un élément invisible à l’importance primordiale, la tache de Maxime est un élément presque trop visible qui n’a finalement qu’une fonction souterraine, celle d’une explication « psychologique » de l’attitude de Maxime, lequel a tendance à s’exclure par lui-même d’un groupe qui semble par ailleurs l’intégrer complètement.
Cette manière d’intervertir les degrés d’importance entre le visuel et le narratif, de mettre en avant ce qui est secondaire et en arrière-plan ce qui est primordial, semble être au centre du film et de sa démarche, comme si Xavier Dolan, arrivé à ce point de sa filmographie, éprouvait le besoin de se remettre en question, de trouver de nouveaux points d’équilibre en bouleversant quelque peu ses assises et en revoyant ses priorités. En effet, la plupart de ses films précédents (notamment J’ai tué ma mère ou encore Mommy) se complaisaient plutôt dans l’expression claire et nette, "extravertie", des problématiques et des conflits qui animaient et sous-tendaient les rapports des personnages entre eux. Dans Matthias et Maxime, l’heure n’est plus à l’expression débridée et libérée des sentiments, des frustrations et des colères, mais plutôt à une sorte de contenance forcée que semblent s’imposer les personnages, et que Dolan s’impose également à lui-même. Mais cet exercice de style que l’on peut imaginer contraignant voire douloureux pour l’auteur, sert finalement aussi de propos à Matthias et Maxime et débouche presque inévitablement sur des scènes de lâcher-prise d’autant plus spectaculaires ou marquantes qu’elles ont été longtemps étouffées. Ainsi, les accès de colère de Matthias, la prise de conscience finale par Maxime de l’amour que lui porte son ami, ou encore l’agression physique de la mère de Maxime envers son fils – laquelle n’aura d’effet qu’à retardement –, apparaissent comme les saillies réelles mais timides des excès d’un Dolan non-contenu au sein d’un film qui s’emploie justement à les garder à l’arrière-plan, comme il garde à l’arrière-plan le déclencheur de son enjeu narratif principal. On trouve un exemple flagrant de cet étouffement de la nature profonde de Dolan dans une scène normalement emblématique de son cinéma, à savoir la scène musicale lors de laquelle les personnages chantent et/ou dansent sur l’air et les paroles d’une chanson extrêmement populaire. Alors que dans Mommy, par exemple, les personnages avaient – sur une chanson de Céline Dion – tout l’espace pour s’exprimer corporellement au rythme de la musique, la séquence analogue dans Matthias et Maxime – sur une chanson d'Amir –, se déroule dans une voiture, laissant peu de liberté de mouvements au groupe d’amis, capitonnés dans un espace restreint, ce qui réduit ainsi la scène tant sur le plan spatial que sur celui de son ampleur au sein du film.
Par cet effet de retenue constant, Matthias et Maxime laisse apparaître en filigranes, tels des fantômes errant dans les interstices du scénario, les marques et autres « leitmotivs » du cinéma de Dolan. À cet égard, la place réservée aux mères s’inscrit pleinement dans cette idée-là. Elles sont réduites ici à des personnages secondaires à la frontière du grotesque, comme celle de Rivette, joyeusement castratrice, ou celle de Matthias, se mêlant sans complexe des affaires de son fils et de ses amis. Parmi toutes ces mères se dessine tout de même plus nettement celle de Maxime, incarnée comme si ça allait de soi par Anne Dorval, actrice fétiche de Xavier Dolan qui jouait déjà sa mère dans son premier long métrage (J’ai tué ma mère). Elle était également la mère désormais la plus emblématique de son cinéma et peut-être même de l’ensemble du cinéma d’auteur des années 2010, à savoir la fameuse Mommy. Si la mère interprétée par Anne Dorval est celle qui est la plus présente à l’écran et qui prend le plus d’importance dans le récit, son apparence physique altère considérablement la personne d’Anne Dorval, dont les traits se dissimulent derrière un maquillage qui l’enlaidit grandement. Si l’altération du visage de l’actrice renvoie à celle du visage de son fils (Maxime-Dolan, donc), elle incarne surtout une nouvelle manifestation du projet que cherche à concrétiser le cinéaste avec Matthias et Maxime. L’actrice Anne Dorval est une des nombreuses marques saillantes du cinéma de Dolan, que celui-ci s’échine ici à faire disparaître, ou du moins à dissimuler dans l’arrière-plan. Anne Dorval est ainsi à l’arrière-plan de son personnage dont le visage révèle les traces d’un passé douloureux et d’une maladie mentale chronique, tout comme l’enjeu principal du film, son déclencheur, donc ce fameux baiser fantôme, se situe à l’arrière-plan de l’évidence visuelle, comme cette tache sur le visage de Maxime-Dolan, qu’il ne peut, elle, définitivement pas cacher.