« Master Gardener » de Paul Schrader : Les fleurs de la nuit
Si Master Gardener suit globalement le même sentier que bien d’autres récits de Paul Schrader, sa dernière partie propose une légère bifurcation par l’apparition d’une séquence inattendue faite de la nuit, d’une voiture et de fleurs. Pourvue de plusieurs niveaux d’interprétations, cette route nocturne permet enfin aux personnages schradériens de faire fleurir des images intérieures tournées vers la lumière et l’avenir.
« Master Gardener », un film de Paul Schrader (2023)
À première vue, Master Gardener nous emmène en terrain, ou plutôt en jardin connu. Paul Schrader aime présenter ce nouveau long-métrage comme le dernier volet d’une trilogie informelle sur des hommes en chambre (« man in a room »). Comme dans The Card Counter et First Reformed, le récit propose le voyage intérieur d’un homme torturé par son passé et ses sentiments de culpabilité. Master Gardener suit bien ce programme de manière efficace mais sans trop de surprise, à l’exception d’une dernière partie légèrement différente, et notamment d’une scène inattendue faite de la nuit, d’une voiture et de fleurs. Une séquence qui semble proposer un autre sentier possible pour les jardiniers schraderiens.
Le découpage entre jour et nuit rythme la totalité de Master Gardener et l’écriture de son personnage central, Narvel Roth (Joel Edgerton). Les journées le présentent en surface, jardinier consciencieux et méticuleux travaillant à Gracewood Gardens. Les nuits dévoilent ses images intérieures, d’abord essentiellement liées à son passé sombre : il était un suprémaciste blanc, désormais dans un programme de protection de témoin après avoir trahi ses anciens acolytes. C’est également la nuit qu’il apparait pour la première fois torse nu, son corps plein de tatouages révélant cette idéologie passée qu’il semble incapable de totalement effacer. C’est également la nuit que se révèle la relation sexuelle malsaine entre Narvel et Norma (Sigourney Weaver), la propriétaire des jardins. Dans une chambre sombre, elle lui demande « let me see it », par rapport à ses tatouages, mais cette scène s’arrête là pour montrer de nouveaux flashbacks (en plein jour) des actions suprémacistes du jardinier.
La nuit, toujours, permet également les rapprochements avec Maya (Quintessa Swindell), la nièce métisse de Norma qui est engagée comme stagiaire dans les jardins. Les scènes de jours montrent une relation professionnelle voire paternelle entre les deux personnages, jusqu’à ce qu’elle arrive blessée un matin après avoir été battue par un partenaire-dealeur. Narvel propose qu’elle passe la nuit à Gracewood Gardens pour sa sécurité. Ce premier rapprochement est néanmoins interrompu lorsque Narvel prend peur de laisser voir ses tatouages. Ils sont ensuite tous les deux renvoyés par Norma, et le récit quitte pour la première fois le domaine et ses jardins. Les nuits deviennent alors des instants de reconstruction pour Maya : réunion de narcotiques anonymes et douche purificatrice. Enfin, une nuit, dans une chambre d’hôtel peu éclairée, Maya propose qu’ils enlèvent leurs vêtements.
Cette scène intimiste dans l’hôtel semble s’arrêter là et enchainer sur une séquence ultérieure, présentant une route la nuit. Une voiture apparait dans le plan. Un plan montre Maya assise du côté gauche, la fenêtre ouverte. Un autre, symétrique, fait apparaitre Narvel du côté droit. Entre les deux, arrive une image de la route devant eux, entourée d’arbres, et les fleurs commencent à pousser très rapidement, d’une manière surnaturelle. Les deux personnages, à tour de rôle, sortent la tête par la fenêtre et se mettent à pousser des cris de jubilation. La route continue et devient de plus en plus verte jusqu’à disparaitre pour devenir une sorte de grand jardin onirique.
Au sein d’un film qui ne proposait jusque-là que des séquences réalistes, cette route nocturne et fleurie semble inventer une nouvelle matière et une nouvelle temporalité. À première vue, elle peut bien sûr se lire comme une métaphore de la relation sexuelle sous-entendue dans les images qui précédaient. Les fleurs sont un symbole commun pour représenter l’acte, ce qu’illustrent par exemple les roses dans American Beauty de Sam Mendes, mais Paul Schrader parvient à utiliser cette imagerie de manière assez inédite - l’inspiration serait peut-être plutôt à chercher du côté des peintures de Gustav Klimt. Ces associations de symboles s’inscrivent avec évidence dans le récit de Master Gardener ; en plus des fleurs, des motifs comme la nuit, la voiture et même les drogues ont idéalement préparé le terrain pour ce moment-clé.
À un deuxième niveau, ces fleurs nocturnes accompagnent également une certaine rédemption pour Narvel. Comme nous l’avons indiqué, Master Gardener suit intégralement son point de vue, y compris dans ses images mentales. Celles-ci contenaient uniquement des rappels de son passé traumatique et violent. Pour la première fois, son monde intérieur produit des images positives, et lui permet de regarder vers l’avant, la vie devant soi. De même, ces images marquent également par leur caractère universel. Il n’est sans doute pas innocent que la séquence se termine par ce jardin onirique, sans Narvel ni Maya. En l’apercevant sur leur route, ils parviennent aussi à dépasser un instant leurs démons intérieurs pour toucher à un certain inconscient collectif, à des images universelles qui transcendent leur condition individuelle.
Enfin, l’opposition entre la vitesse de la voiture et la fixité du jardin traduit également la trajectoire des deux personnages dans le récit, au-delà de leur relation charnelle. Il y a comme une force centrifuge de la voiture et de la route qui se trouve interrompue par une autre énergie, une force centripète du jardinage, qui trouve un terrain fixe sur lequel faire fleurir. Toute la première partie de Master Gardener ne quitte pas le domaine de Gracewood Gardens. La sortie de ces jardins implique la fuite, les deux personnages semblent errer de route en route et de motel en motel. Lors de cette virée nocturne, ils comprennent sans doute leur désir intime de cesser de fuir pour trouver un jardin où s’arrêter ensemble. La dernière partie du film se charge de concrétiser tout cela. Les dernières images apparaissent avec évidence : de retour à Gracewood Gardens, ils habitent ensemble et dansent devant leur maison, entourés par les fleurs. Ils ont (re)trouvé le jardin, dans la pleine lumière du jour.
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- Des Nouvelles du Front, « The Card Counter de Paul Schrader : La main, la donne », Le Rayon Vert, 5 janvier 2022.