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Mia Wasikowska couchée sur une étoile d'Hollywood Boulevard dans Maps to the Stars de David Cronenberg
Rayon vert

« Maps to the Stars » de David Cronenberg : Ce qui s'écrit de l'inceste

Des Nouvelles du Front cinématographique
Depuis les années 2000, le traitement clinique propre au cinéma de David Cronenberg élargit sa sphère d'analyse. Il y raffine, par concentration du style et variation dans ses objets et ses récits, le caractère monstrueux de ses nouvelles excroissances, en agrandissant ainsi les cercles concentriques de la toile contaminatrice de ses exercices de viralisation. Avec Maps to the Stars, il s'agit d'infiltrer et d'assimiler un sous-genre caractéristique de l'industrie hollywoodienne, à savoir sa propre satire. En adoptant une stratégie déflationniste, le choix du minimalisme s'amuse délibérément à friser la déception en jouant de déceptivité. La distance clinique qui engage à la soustraction comme à la neutralisation des clichés déplace les enjeux comiques de la satire du côté de la représentation à froid d'une familiarité inquiétante. La force d'insinuation de Maps to the Stars, réelle bien qu'en-deçà des longs-métrages précédents, ne saurait cependant se réduire à la seule justesse sociologique de son scénario, ainsi qu'à quelques-uns de ses accents grotesques. Le clinicien frôle le cybernéticien avant que l'insinuation des conventions ne fasse apparaître une écriture autre, psychotique et cryptique. L'inceste s'y révèle moins comme la vérité criminelle et monstrueuse de l'homogamie que comme un événement inassimilable dans un monde qui a anéanti la force transgressive de l'amour, et aboli les poètes qui en écriraient les étoilements et en chanteraient les astres scellés.

 
 

« Dans un coin l'inceste agile
Tourne autour de la virginité d'une petite robe
Dans un coin le ciel délivré
Aux épines de l'orage laisse des boules blanches.
 »
(Paul Eluard, « Max Ernst », Capitale de la douleur, 1926)

 
 

Les nouveaux virages de la viralité

Le début des années 2010 est marqué par une grande prolificité pour David Cronenberg qui enchaîne en effet la réalisation, coup sur coup, de trois longs-métrages, A Dangerous Method (2011), Cosmopolis (2012) et Maps to the Stars (2014). Ce sont là autant de commandes que le cinéaste canadien se serait à lui-même passées à partir de scénarios caractérisés par une grande hétérogénéité de provenances comme de sujets : l'adaptation par Christopher Hampton de sa propre pièce inspirée du roman de John Kerr ; l'adaptation par le cinéaste lui-même du roman éponyme de Don DeLillo publié en 2003 ; un scénario original écrit il y a plusieurs années par Bruce Wagner. Cette pluralité parfois enchâssée des origines des récits filmés amplifie un désir déjà largement manifeste avec la réalisation de Spider (2002) d'après l'adaptation par Patrick McGrath lui-même de son roman éponyme écrit en 1990, suivi par ce diptyque représenté par A History of Violence en 2005 (l'adaptation par le scénariste Josh Olson de la bande dessinée éponyme de John Wagner et Vince Locke) et Les Promesses de l'ombre en 2007 (sur un scénario original de Steven Knight).

Propositions scénaristiques ou adaptations par d'autres ou lui-même de récits appartenant au roman, au théâtre jusqu'à la bande dessinée : dans tous les cas, David Cronenberg privilégie le recours à des matériaux fictionnels qui, pour leur majeur partie, sont extérieurs au champ propre de son imagination créatrice (son dernier scénario original remonte à eXistenZ, réalisé en 1999). Comme s'il s'agissait dorénavant d'expérimenter des voies nouvelles afin de sortir d'une zone de confort que la reconnaissance internationale a établie, et selon deux versants complémentaires. La confrontation à des récits ressortissant à des genres a priori éloignés de son univers ne s'autorise en effet qu'à parfaire l'assimilation organique, tant ce registre métaphorique emblématise la poétique de l'œuvre du cinéaste, de récits étrangers mais reconstitués et synthétisés en fictions exemplairement cronenbergiennes. Il faut remonter au début de la décennie précédente pour en donner la généalogie.

Ainsi, la quête mentale d'une image originaire au fondement d'une dérive schizophrénique se soutient techniquement de l'insolite production de dispositifs, un livre noirci d'une écriture incompréhensible ainsi qu'un appartement quadrillé de ficelles, afin de vérifier que l'issue thérapeutique d'une auto-analyse sauvage aura moins consisté dans l'exposition de la vérité forcément œdipienne du désir, que dans la révélation que ce remède représente en fait un obstacle ramenant au foyer d'une dévastation originelle (Spider). Ainsi, le recours de la violence en tant qu'elle est un archétype de l'imaginaire nord-américain insinue un trouble dans l'ordre de la morale distinguant le bien du mal comme d'un brouillage des identités ; à l'issue de quoi, d'un côté, l'homme moyen, bon voisin, bon mari et bon père de famille, apparaît comme l'avers structural d'un envers donnant sur la barbarie du gangstérisme (A History of Violence) ; de l'autre, un agent infiltré dans une branche de la mafia russe opérant en Angleterre est autant un fonctionnaire de police que le second couteau ambitionnant de grimper les échelons d'une organisation comme on inocule un virus (Les Promesses de l'ombre). Ainsi, la circulation d'affects innervant les relations triangulaires entre Sigmund Freud, Carl Gustav Jung et Sabrina Spielrein s'affirme en tant que « nouvelle chair » conceptuelle grâce à laquelle sont mises à l'épreuve les inventions de la perspective œdipienne, et au-delà d'Œdipe, de la synchronicité, de la pulsion de mort et du désir (A Dangerous Method). Ainsi, la limousine véhiculant un trader désœuvré par tant de richesses accumulées circule dans l'effervescence métropolitaine jusqu'au point de rupture où les simulacres de la conflictualité sociale éveillent la pulsion, autant mortifère que vivifiante, d'un retour de dialectique sous la forme désirée d'une arme pointée sur sa tempe par un ancien employé qu'il a oublié avoir licencié (Cosmopolis).

Autrement dit, nous avons à chaque fois à faire avec des histoires de mutations, dans ce qu'elles racontent autant que dans l'hybridité de leurs origines, en vertu desquelles la contamination virale continue de produire ses effets, esthétiques et heuristiques, dans des secteurs de représentation insoupçonnés ou, en tous les cas, éloignés de ce qui identifie le domaine habituel du cinéma cronenbergien. Le traitement clinique élargit ainsi sa sphère d'analyse en raffinant par quintessenciation le caractère monstrueux de ses excroissances. Virus de la vérité dont la quête confine le malade dans sa maladie (Spider) ; virus de la violence rappelant à l'Americana (A History of Violence) ainsi qu'à l'Angleterre pavillonnaire (Les Promesses de l'ombre) les zones de non-droit qui sont dans leur dos ou avec lesquelles elles s'embranchent ; virus des affects dont l'imprévisible propagation alimente les machines de l'invention psychanalytique (A Dangerous Method) ; virus du capitalisme spectaculaire contre lequel lutte son meilleur représentant dans Cosmopolis afin de sortir de l'anesthésie et retrouver à l'arrachée goût au réel à l'instar des accidentés de Crash (1996).

On le voit, ce n'est donc pas que la mutation aurait subi un processus de raréfaction, c'est qu'elle s'est toujours plus intériorisée et subtilement disséminée en préférant au stade strictement organique celui, plus générique, des organisations. Il n'y a pas qu'un seul corps mais des corps, plus d'un corps dont l'espèce humaine a la propension d'en varier les expressions(1), le montage des organes étant inséparable de celui des organismes au sens large. L'organique n'y revient en fulgurances gore qu'en vérité symptomatique des courts-circuits d'organisations qui, par consensus, se croyaient prémunis ou immunisés du virus de l'antagonisme. Et les films de David Cronenberg de cette nouvelle époque ouverte par Spider de tisser une toile contaminatrice en agrandissant par cercles concentriques ses exercices de viralisation. Le cinéma de David Cronenberg serait un vitalisme pour autant qu'il est un « viralisme » qu'avèrent ses derniers visages qui sont de nouveaux virages dans l'ordre de la viralité.

Déflation dans la satire

Avec Maps to the Stars, David Cronenberg décide d'infiltrer et d'assimiler un sous-genre caractéristique de l'industrie hollywoodienne, à savoir sa propre satire qui aura donné plusieurs classiques, souvent sardoniques, en démontrant que Hollywood a toujours su faire un bon accueil au spectacle de ses meilleures critiques. On citera, entre autres, Show People (1928) de King Vidor, Sunset Boulevard (1950) et Fedora (1978) de Billy Wilder, le remake par George Cukor de A Star is Born (1954) qui fait suite à la version de William Wellman en 1937, Les Ensorcelés (1952) et Quinze jours ailleurs (1962) de Vincente Minnelli, Le Grand Couteau (1955) et Le Démon des femmes (1968) de Robert Aldrich, Le Jour du fléau (1975) de John Schlesinger, Le Dernier Nabab (1976) d'Elia Kazan ou encore The Player (1992) de Robert Altman. La liste n'est bien sûr pas exhaustive. Plus récemment, Il était une fois... à Hollywood (2019) de Quentin Tarantino et Babylon (2022) de Damien Chazelle ont essayé avec un peu moins de bonheur d'accrocher leurs propres wagons à cette puissante locomotive qui traverse et diagonalise l'histoire du cinéma hollywoodien.

Et puisque David Cronenberg a souvent été rapproché de David Lynch, d'une part parce qu'ils ont tous les deux commencé à l'ombre du cinéma indépendant et du cinéma d'horreur dans les années 70, d'autre part parce qu'ils ont réussi, également mais différemment, à concevoir des œuvres travaillées par certaines états limites du corps et de l'esprit, le spectateur était en droit de s'attendre à ce que Maps to the Stars rivalise avec les sommets cinématographiques de Mulholland Drive (2001). Il n'en sera rien. En effet, le film du cinéaste canadien refuse sèchement, à la différence de son homologue étasunien, toute forme de séduction, tant sur le versant du glamour et de la sensualité irradiée par les deux héroïnes lynchiennes, que sur celui d'une narration dont la complexité onirique et la fantaisie surréaliste ont pour terrier le trou dans la tête de l'une des deux.

Dans la perspective d'un genre singulier et souvent rapporté au registre esthétique du « métafilm » analysé par Marc Cerisuelo(2), Maps to the Stars préfère adopter une stratégie délibérément déflationniste et le choix du minimalisme s'amuse tout aussi délibérément à friser la déception. On voudrait proposer que le film de David Cronenberg, s'il est réussi, décevrait moins qu'il s'amuserait avec perversité à jouer de déceptivité(3). On peut à cet égard le rapprocher d'un film roumain qui lui était alors contemporain, Métabolisme ou Quand le soir tombe sur Bucarest (2013) de Corneliu Porumboiu. La vue endoscopique d'un estomac voulant allégoriser la fragilité de l'état de santé du cinéma roumain peut en effet faire signe vers le cinéma de David Cronenberg. La distance clinique qui engage à la soustraction comme à la neutralisation des clichés attendus déplace les enjeux comiques de la satire du côté de la représentation à froid d'une familiarité inquiétante(4). Le monstrueux opère soit frontalement (on rit pour se protéger du cynisme sidérant des dominants), soit dans les interstices (les sentiments authentiques n'adviennent que dans l'accord in extremis des délirants). Ses mouvements, imperceptibles puis toujours plus aberrants, contaminent les protagonistes, tous happés dans un ballet effarant, grotesque souvent et dans ses pointes émouvant.

Maps to the Stars intrigue plutôt qu'il ne convainc, évitant les fourches caudines de la caricature dans le tracé secret de ses entournures. L'histoire est un peu mince qui veut traquer dans quelques-uns de ses coins et recoins le motif de l'inceste afin d'épingler la bêtise endogène, moins endogamique qu'incestueuse, à l'œuvre dans le milieu des relations hollywoodiennes. La fiction se concentre sur peu, à peine une demi-douzaine d'archétypes en porteur des symptômes contemporains du malaise hollywoodien. Il y a Havana, l'actrice névrosée et vieillissante qui croit saisir sa chance en reprenant le rôle mythique interprétée par sa mère il y a plus de trente ans. Il y a Benjie, l'adolescent star d'une sitcom qui sort de désintoxication et dont la mère est son manager, tandis que son père est un coach de stars, parmi lesquelles Havana. Il y a enfin Agatha qui est la sœur aînée de Benjie, une jeune femme tout juste sortie d'hôpital psychiatrique, qui s'amourache d'un conducteur de limousine rêvant de devenir acteur, et qui travaille comme assistante de Havana.

Ah si, quand même, il y a ce gag : la seule actrice à interpréter ici son propre rôle est Carrie Fisher. Faisant office de go-between entre les deux branches familiales du récit, elle s'est peut-être souvenue qu'elle frôlait déjà l'inceste dans ce qui reste sa plus mémorable interprétation, à savoir la princesse Leïa Organa dans la première trilogie Star Wars (1977-1983) produite par George Lucas. L'émouvant lui revient d'ailleurs de plein droit puisque l'inceste a été son affaire quand elle a accédé au statut de vedette, avant d'en être épargnée depuis qu'elle est devenue script doctor. L'amélioration des scénarios aura donc été son docteur. Il s'agit toutefois d'un autre symptôme indiquant que l'inceste n'est pas seulement un fait social total, mais le foyer d'écritures mythologiques pour des filiations tordues et des alliances fraternelles-sororales, sublimes parce qu'elles sont interdites.

Le recours censément significatif à la pratique du name-dropping, mieux que d'épingler les noms prestigieux comme autant de papillons sur les planches sous verre de l'entomologiste David Cronenberg, sert davantage à rendre manifeste l'importance décisive du capital social afin de pouvoir (arriver à ou bien continuer à) occuper une position dominante au sein de cet espace de positions fortement hiérarchisé qu'est Hollywood(5). Nommer ici, c'est toujours rappeler que le porteur d'un nom l'est aussi d'un pouvoir, pour l'envier s'il est grand, le dénigrer s'il est jalousé ou le stigmatiser si le déclassement est avéré. C'est en particulier sur le versant sociologique que le scénario de Bruce Wagner convaincra surtout, de l'entretien perpétuel d'un portefeuille de relations dont la démonétisation entraîne la dévalorisation de son porteur, à l'accélération du vieillissement social dont sont victimes, tant un adolescent (qui à treize ans sort à peine d'une cure de désintoxication) qu'une actrice d'à peine cinquante ans (qui sait déjà qu'elle ne peut plus aspirer désormais qu'à l'Oscar du meilleur second rôle). C'est probablement pour la justesse sociologique du regard acéré du scénariste que Julianne Moore, qui avait alors 54 ans et était un peu perdue à l'époque dans des productions inintéressantes, a reçu pour le rôle de Havana Segrand le Prix de la meilleure interprétation féminine au Festival de Cannes. Peut-être en raison aussi de la proximité relative entre l'actrice et son personnage, où se mêlent distance et crainte, ironie et autocritique.

Limites dans l'assimilation
(le clinicien et le cybernéticien)

La force d'insinuation et de suggestion de Maps to the Stars, réelle bien qu'en-deçà des longs-métrages précédents de David Cronenberg, ne saurait seulement se mesurer à la justesse sociologique d'un scénario qui, par ailleurs, ne servirait pas autre chose que la métaphore incestueuse, cet agent pathogène, pour instruire le procès en cynisme du microcosme hollywoodien ce foyer infectieux. Le cynisme atteint au grotesque avec la star adolescente qui rend visite à une fillette malade dans un hôpital en lui faisant miroiter monts et merveilles avant d'apprendre son décès quand il ne vomit pas ses exécrations à tout son entourage, y compris son principal rival dans la sitcom qu'il craint parce qu'il est plus jeune que lui. Une même odeur unifierait les scènes de toilettes et de clinique en javellisant les relents et miasmes d'affects âcres, qui vouent à la mort précoce les enfants quand ils ne flinguent pas, par hasard et par jeu, un pauvre cabot passant par là.

Le cynisme atteint autrement au grotesque avec la star vieillissante qui, d'abord, se réjouit de la noyade du fils de sa concurrente qui lui aura enfin permis de décrocher le rôle de sa vie, avant de virer comme une malpropre sa jeune assistante, bonne et « conne » à tout faire comme elle la surnomme, la méprisant au point d'avoir la perversité de se taper son copain. Sur ce versant-là, on aura vraiment du mal à croire David Cronenberg quand il dit refuser que l'on rapporte son film à une satire du milieu hollywoodien tant la fiction prend visiblement plaisir à l'épinglage en règle du cynisme triomphant dans ce monde social, petit en taille mais considérable en effets planétaires. D'autant plus que le cinéaste s'est déjà montré très doué en flirtant malicieusement avec l'auto-parodie dans eXistenZ. Mais la jubilation qui s'y déployait avait, on le comprend désormais, valeur de purgation dans les formes assumées du film mineur. Il fallait alors passer à tout autre chose et, après avoir affronté le piège de la maîtrise confortable, aller voir ailleurs, ce qu'il fit avec Spider.

Julianne Moore dans l'obscurité sur une terrasse dans Maps to the Stars de David Cronenberg
© Daniel McFadden

Significativement, Maps to the Stars qui se passe donc à Hollywood et a en partie été tourné dans quelques-uns de ses lieux-phares, Rodeo Drive, Le Beverly Hilton et le Walk of Fame, n'a pas été produit par Hollywood mais par un producteur français, Saïd Ben Saïd (il succède à Jeremy Thomas pour A Dangerous Method et Paulo Branco pour Cosmopolis), tout en ayant été largement filmé à Toronto comme bon nombre d'autres films de David Cronenberg. Assimilée par lui, Hollywood est devenue une région mentale de son univers et elle en rejoint d'autres, l'Americana de A History of Violence, l'Angleterre de Spider et Les Promesses de l'ombre, New York dans Cosmopolis, Vienne dans A Dangerous Method. Le monde entier est donc pris dans la toile de la vision cronenbergienne.

Une limite qui pourrait s'en déduire serait celle d'un film de clinicien doublé d'un cybernéticien, son cinéma étant soupçonné depuis les derniers longs-métrages d'être toujours plus astreint au pilotage automatique. Sans effort apparent, et avec la complicité technique de ses fidèles (Peter Suschitzky à l'image, Carol Spier à la direction artistique, Howard Shore à la musique et Denise Cronenberg aux costumes), David Cronenberg se saisit en effet d'une histoire écrite par un autre pour l'assimiler et la restituer en fiction souverainement personnelle. Les motifs de l'horreur maternelle et du fantasme fusionnel y sont retrouvés en traversant une grande partie de son œuvre, de Scanners (1981) à Faux-semblants (1989) en passant par Chromosome 3 (1979), jusqu'à la viralité contaminatrice d'images mentales au statut indécidable, dans Dead Zone (1983) et eXistenZ, sans oublier la question de la télépathie déjà évoquée dans son premier long-métrage indépendant, Stereo (1969).

L'aspect concentré et déflationniste de la satire, s'il engage à la justesse sociologique d'un milieu mille fois décrit et caricaturé, l'insinuation des clichés pour les enfiévrer comme à l'assimilation auteuriste, flirte dangereusement aussi avec la méthode du cybernéticien, dont la souveraineté clinicienne se ferait un peu trop programmatique. Et les films se succèdent trop vite, avec trop peu de marge de manœuvre dans l'imagination créatrice, pour avoir la valeur de prototypes comme c'est le cas avec ses meilleurs opus, à l'instar de Videodrome (1982), La Mouche (1986), Le Festin nu (1991), M. Butterfly (1993) ou Crash, comme avec un cinéaste qui lui est proche, Stanley Kubrick.

On pourra déjà repérer l'amusement de David Cronenberg qui sollicite à nouveau Robert Pattinson mais, de Cosmopolis à Maps to the Stars, pour le déplacer à l'avant de la limousine, qui induit paradoxalement à la relégation sociale, afin de transformer le riche courtier du film précédent en un acteur secondaire et simple employé dans le film d'après. Une séquence de copulation à l'intérieur du véhicule inscrira par ailleurs Maps to the Stars dans la même série à laquelle appartiennent Cosmopolis et, a fortiori, Crash, et peut-être auparavant le méconnu et mésestimé Fast Company (1979). Une référence incongru à Jung fait même directement lien avec A Dangerous Method, mais pour moquer le dévoiement de la chair conceptuelle propre à la psychologie analytique jungienne qui alimente désormais l'idéologie New Age du bien-être hollywoodien. Les tatouages oniriques de la jeune malade visitée à l'hôpital qui hante l'esprit de Benjie peuvent encore entrer formellement en correspondance avec les tatouages de l'infiltré des Promesses de l'ombre afin d'indiquer le texte encore illisible qui, un peu partout, s'écrit à même l'image, et qui inclurait aussi bien ce dernier film, qui s'ouvre avec un journal intime taché de sang, que d'autres titres comme Spider et Le Festin nu.

Les génériques-débuts des trois derniers longs-métrages de David Cronenberg se répondent par ailleurs en tout point. Les formes issues du fameux test projectif de Rorschach pour A Dangerous Method, celles qui reprennent le mode pictural de l'expressionnisme abstrait et du « dripping » pour Cosmopolis, ainsi que les étoilements de Maps to the Stars dont les liaisons rappelleront les toiles d'araignée de Spider (son générique-début projetait déjà dans la rouille le test de Rorschach) témoignent d'un même élan cohérent, d'une même énergie esthétique qui unifie les acquis des films précédents. Toutes ces images programmatiques articulent la possibilité de lire ce qui ne s'écrirait pas autrement, de suivre les traces, sauvages et sophistiquées, d'une écriture qui échappe à toute littérature, au carrefour de l'inconscient et de la poétique, dans l'interzone où un film s'aventure pour se soustraire à la seule représentation. Il y a va des effets de style d'un auteur, mais pas seulement.

L'auteurisme représente en effet une limite sérieuse quand, considéré dans la perspective itérative et lucrative de la reconnaissance symbolique, il ne sert, seulement et strictement, qu'à identifier n'importe quel récit, y compris quand il n'est pas le fait scénaristique de l'auteur, ce qui était le cas pour l'un des parangons de la « politique des auteurs » défendue dans les Cahiers du Cinéma durant les années 1950, à savoir Alfred Hitchcock, à l'aune de la vision du cinéaste capable de le mouler à l'intérieur de ses obsessions. Quand la politique des auteurs se voulait la défense de réalisateurs minoritaires, exclus alors du champ de la reconnaissance symbolique, l'auteurisme en qualifie désormais la réification statutaire, dans la suture publicitaire des effets de style et des thématiques.

Fort heureusement, Maps to the Stars vaut aussi pour lui-même, et pas seulement comme un film de plus, même secondaire ou mineur, dans l'œuvre d'un cinéaste majeur. Le registre satirique rehaussé de la justesse sociologique du trait ne suffit pas à caractériser l'intérêt du film de David Cronenberg, qui fait mieux que prouver son sens de l'assimilation en cultivant son esthétique de l'insinuation.

Étoilements de l'inconscient

Il est par exemple symptomatique qu'ici, comme dans Videodrome ou Dead Zone, mais de manière moins spectaculaire, les images mentales assaillant les personnages, d'abord Havana hantée par sa mère, ensuite Benjie par la fillette malade qu'il croit atteinte du virus du sida, enfin son père qui hallucinerait en voyant sa compagne en proie à l'auto-combustion spontanée, se disséminent selon un principe exponentiel de contamination virale. Ces visions croissent tels des pseudopodes, à l'image de ces lignes représentées sur le revêtement des sièges d'un car ou sur une peinture exposée sur un mur, et ils englobent d'abord l'actrice, puis l'adolescent, enfin son père dans une ultime expression (son épouse prend feu au bord d'une piscine) qui plonge dans un bleu indécidable. Concernant ce dernier, on ne peut en effet trancher en affirmant que la séquence est un cauchemar ou si elle est réelle comme on saisit difficilement si le rôle désiré par Havana est le personnage interprété par sa mère ou bien sa mère jouant ce personnage. Pour parenthèse, on se souvient que Romy Schneider avait repris en 1958 le rôle tenu par sa mère, Magda Schneider, dans le remake nullissime de Liebelei (1933) de Max Ophüls intitulé Christine et réalisé par Pierre Gaspard-Huit. Le fantôme de Romy Schneider s'invite ainsi dans la ronde, ce ballet tissé des fils de la hantise.

Il est tout aussi symptomatique que les personnages rêvent ou délirent des éléments appartenant à d'autres histoires que les leurs. Benjie s'adresse ainsi au fils noyé de la concurrente de Havana quand cette dernière explique à Agatha qu'elle l'a prise à son service sous le conseil avisé du fantôme de sa mère. Il est encore symptomatique de montrer l'insolite circulation du poème de Paul Eluard intitulé Liberté et écrit en 1942 qui passe même dans les lectures secrètes de Benjie, sans pour autant que ces phénomènes circulatoires n'exposent ce qui viendrait justifier leurs articulations narratives, comprises seulement dans un subtil après-coup. Ce qui s'impose est, outre la déliaison postmoderne du poème de son contexte historique, son insistance spectrale qui fait signe vers la proximité littéraire du co-auteur du Dictionnaire abrégé du surréalisme avec André Breton, l'auteur de L'Amour fou. Paul Eluard qui est également l'auteur d'un poème dédié au peintre Marx Ernst dont les premiers vers sont ceux-ci : « Dans un coin l'inceste agile / Tourne autour de la virginité d'une petite robe / Dans un coin le ciel délivré / Aux épines de l'orage laisse des boules blanches. »

L'amour fou d'une femme pour sa mère, jusqu'à la régression fantasmatique et la constipation(6), alors qu'elle tire une publicité des abus maternels et sexuels dont elle a été la victime. L'amour fou des frères et sœurs Weiss, les parents comme les enfants. Et les seconds en reproduisent le geste, incestueux et sacrificiel, en lui restituant la puissance de transgression qu'il a perdu au nom de la poursuite des intérêts en milieu hollywoodien avec son économie des intérêts et des rivalités.

Il est enfin non moins symptomatique que les histoires respectives de la branche Segrand-Taggart comme de la branche Weiss résonnent de plus d'un écho au point de virer en « crise mimétique » (René Girard) au nom de laquelle un fait divers lointain (la mère de Havana qui a joué au cinéma un personnage de pyromane est décédée dans un incendie) semble devoir se répéter dans l'incendie déclenchée il y a quelques années par Agatha qui, il est vrai, connaît par cœur des passages du film dans lequel joua Clarice Taggart, afin de mourir avec son frère. Et dans la vision, hallucinatoire ou non, de sa mère brûlant comme une torche devant les yeux de son père, impuissant ou devenu fou.

Toutes ses séquences forment alors comme un réseau proprement étoilé, un étoilement, voire une réticulation qui symbolise moins la visqueuse toile d'araignée dans laquelle se seraient agglutinés des personnages happés par le rêve hollywoodien, qu'elle est l'enveloppant d'une fêlure psychotique propre à Hollywood, et saisie depuis ses ses chambres d'échos comme dans ses résonances intersubjectives. Comme si une même psychose valait pour tous les personnages, indépendamment de leurs intentions ou de leur niveau ou degré de relation ou de proximité. Comme si un même virus psychotique les contaminait tous, comme étaient contaminés les enragés de Rabid (1977), en les contraignant à produire de semblables délires, hallucinations, comportements suicidaires et hantises.

Alors le vrai et le faux se retrouvent pris dans des commutations dialectiques. Ainsi, Agatha dont une partie des bras et du visage a été marquée par le feu rejoint son ami, le chauffeur de limousine affublé d'une blessure faciale postiche avant qu'un technicien n'enjoigne la première de finir son maquillage. Comme on l'avait déjà furtivement vu au début de Crash, la fiction peut dire la vérité sur le mensonge hollywoodien. Mais la dialectisation de l'authentique et de l'inauthentique peut prendre aussi la forme d'un brouillage psychotique généralisé. Benjie étrangle son concurrent alors qu'il croyait se débarrasser du spectre de la jeune fille qui le hante depuis qu'il l'a vue à l'hôpital. Havana croit coucher avec sa mère alors qu'elle s'évertue à coller aux normes hédonistes de son milieu social. Le père d'Agatha et de Benjie croit voir sa compagne s'embraser au bord de la piscine.

L'étoilement est le terme adopté par Georges Didi-Huberman pour caractériser la pratique picturale de Simon Hantaï quand, écrit-il, les pliages de la toile se font lieux d'entaille et rentoilages, quand l'extension se fait intensité et l'étoilement, étalement(7). Peut-être que les jeux concentrés d'assimilation et d'insinuation qui marquent les derniers développements du cinéma de David Cronenberg pourraient à certains égards s'apparenter à une forme d'étoilement. C'est André Breton qui a consacré à Simon Hantaï sa première rétrospective personnelle en 1953 à Paris dans cette galerie qui s'appelait « À l'Étoile scellée ». La carte aux étoiles chère au tourisme hollywoodien a, entre deux désastres, pour astre scellé le cri muet d'un amour fou, impensable en étant interdit.

Ce qui s'encrypte de l'inceste
(à l'étoile scellée)

Il faudra alors attendre la fin de Maps to the Stars pour comprendre pourquoi la jeune fille vue à l'hôpital réapparaît pour la première fois à Benjie, en robe de mariée et avec ses tatouages. La peau marquée par le feu et l'échange des anneaux viendront in fine consacrer l'amour incestueux du frère et de la sœur, à l'ombre du même amour qui a lié leurs père et mère depuis leur jeunesse oubliée, à l'époque où ils sont aimés alors qu'ils ignoraient partager en réalité un lien de fraternité-sororité. Toutes les baignoires et les piscines des villas hollywoodiennes ne sauraient éteindre un tel feu.

L'héritage est celui de l'inconscient et l'inconscient revient aux enfants, à charge pour eux de faire la vérité sur les transgressions refoulées jusqu'à la forclusion par leurs parents, leurs aînés. L'héritage est celui d'une crypte muette ou silencieuse et elle ne se constitue que par effraction, ce lieu autre où un autre, plus d'un autre ont été à la fois exclus et enclavés, où une chose innommable a été tenue au secret. Il ne s'agit plus d'introjection par élargissement imaginaire du moi comme chez Freud, mais d'incorporation fantasmatique comme chez Maria Torok et Nicolas Abraham(8). L'inconscient se fait crypte, monument ou tombeau, avec ses parois et ses cloisons, ses étoilements et ses réticulations, pour y conserver les corps morts, clandestins, étrangers. Voilà ce qui s'écrit et s'encrypte dans Maps to the Stars, le scénario mythologique dont parle Agatha qui a pour fond non révélé l'innommable et l'impensé. C'est l'étoile scellée de l'amour fou des enfants terribles, et endeuillés d'avoir perdu leur poète comme Jean Cocteau, autre contemporain de Paul Eluard et André Breton. Voilà ce qui se raconterait encore, mais avec davantage de proximité biographique, dans le prochain The Shrouds.

Tatouages et brûlures, et puis le baume de la musique éthérée de Howard Shore, avec ses légers grouillements de tablas et ses cordes de contrebasses pincées, témoigneraient ainsi pour une écriture inconsciente, pour l'inconscient écrivant à même la peau du réel et du rêve le texte longtemps illisible d'un amour interdit dont la hantise et la réitération insistent, et à partir duquel se posent en regard l'une de l'autre deux attitudes complémentaires. La « carte aux étoiles » censée offrir aux touristes la possibilité de se retrouver dans le dédale hollywoodien, ce ventre, se renverse donc en texte inconscient. Et celui-ci diffère la révélation de son sens selon que l'inceste institué en modalité virale dominante et généralisée se vive comme un principe de répétition exigeant soit son interruption (Agatha excédée par Havana la tue en la sauvant inconsciemment de son compulsif besoin de rejouer le célèbre rôle maternel), soit son accomplissement radical et sans retour possible (Agatha et Benjie se marient sur une terre brûlée en consommant les médicaments qui leur seront mortels, et réitèrent ainsi, de manière consciente, l'inconsciente union incestueuse de leurs parents).

Un autre film contemporain de Maps to the Stars a su frayer dans les mêmes parages obscurs, avec la même souveraineté qui est toute d'intranquillité, celui de l'inceste qui surgit en amour impossible à l'endroit où l'obscénité de l'argent a tout contaminé, profané, assimilé : Les Salauds (2013) de Claire Denis. La cinéaste y reviendra encore, avec l'acteur Robert Pattinson, dans High Life (2018).

L'interruption inconsciente de la répétition incestueuse comme l'affirmation consciente de son accomplissement à l'encontre de l'inconscience parentale représenteraient deux manières, folles, intraitables, hétérogènes, inassimilables, de résistance et de liberté, à l'endroit même où règnent l'addiction au star-système, la toxicité relationnelle et la convertibilité scatologique de la merde en dollars et du dollar en sang menstruel. Voire en rats posés en équivalent monétaire dans Cosmopolis et dont l'analité métaphorique avait été décryptée par Freud en vertu de sa « dangereuse méthode ».

« Et par le pouvoir d'un mot / Je recommence ma vie / Je suis né pour te connaître / Pour te nommer / Liberté » : ainsi se conclut le célèbre poème de Paul Eluard écrit à une époque de résistance face à la barbarie nazie. Toutes choses égales par ailleurs, c'est une nouvelle exigence de résistance et de liberté qui trouve à s'énoncer à une autre époque de barbarie culturelle, par ailleurs tout à fait tolérante à l'antisémitisme (Benjie ne s'en prive pas devant l'un de ses assistants). Cette exigence se lit et s'écrit à travers l'écriture longtemps illisible et psychotique d'un film mineur mais intrigant dès lors qu'il sait retourner le gant de la satire sociale qui s'exerce sur la peau de la carte aux étoiles hollywoodiennes afin d'en tatouer, à l'aide du virus encré de l'inceste, la chair vérolée.

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