« Manchester by the Sea » de Kenneth Lonergan : Il a plu cette vie
Que faire face aux drames de la vie ? Éviter la compassion, vivre dans la clandestinité son chagrin, espérer endiguer autant que possible la sinistre contagion des pleurs, l’émulation bouffonne du malheur où chacun, malgré soi, rivalise dans l’expression emphatique de la douleur ? Mais, à bien y réfléchir, l’inverse ne serait-il pas moins risible : la comédie stoïque de l’horreur surplombée, maîtrisée, l’effacement pseudo-héroïque de tous les signes du désespoir ? Manchester by the Sea de Kenneth Lonergan (2016) ne joue pas l’une de ces postures contre l’autre, autant dire qu’il n’est pas qu’un simple drame, mais offre une dimension cinématographique au tragique de l’existence, un tragique qui, s’il est bien compris, peut être paradoxalement dans le film source de joie, qui le rend irremplaçable.
« Manchester by the Sea », un film de Kenneth Lonergan (2016)
C’est au fond du gouffre que le ciel respire. Voilà l’expression comme la réussite de Manchester by the sea, le troisième film de Kenneth Lonergan. Un film qui réussit la parfaite combinaison de ses deux précédentes réalisations, en en conservant les thèmes, la forme aussi, mais en les parachevant comme la main de l’artisan parvient peu à peu à la maîtrise de son art : de son premier film, Tu peux compter sur moi (2001), traitant du sens des responsabilités d’un frère immature de retour chez sa sœur, comme de son deuxième film, Margaret (2012), dont à nouveau la thématique de la responsabilité traverse l’histoire d’une lycéenne (Lisa) qui, certaine d’avoir été à l’origine d’un accident, en reporte la faute comme la colère sur son entourage mais d’abord sur elle-même, dans un cinéma post-11 Septembre sous forme de trauma existentiel où plus Lisa cherche à établir le réseau des responsabilités de chacun, plus ce réseau s’étend indéfiniment jusqu’à s’éteindre tout à fait, de ces deux films, donc, Manchester by the Sea conserve l’esthétique comme le fond. Précisément, le thème de la responsabilité y est porté à son acmé à l’écran, toujours à travers quelques portraits intimistes, l’histoire d’un père semi-responsable de la mort de ses enfants tout comme le voici à l’épreuve, des années plus tard, lorsqu’il s’agit pour lui de recueillir le fils de son frère récemment mort, savoir s’il le prendra en charge ou non, film qui égrène les questions comme les grains passeraient entre les doigts d’un dieu invisible : dans ce monde, la mort se monnaie-t-elle simplement en un dommage punitif (comme celle d’une femme, dans Margaret, par les assurances de la société du chauffeur de bus à l’origine de l’accident mortel) ? Les peines sont-elles à ce point substituables les unes aux autres ? Et si les enfants sont interchangeables comme les torts et la culpabilité, à quel taux de responsabilité cela engage-t-il ? Qui paiera enfin pour la somme de malheurs comme de souffrances qui se produisent ? Qui rétribuera les afflictions comme on réparerait un monde coupable de la faute d’être simplement ce qu’il est ? Autant de thèmes qui pourraient être plombants, si ce n’était la puissance de Manchester by the sea de mieux engager en termes de dynamique ce qui faisait la forme de ses précédents films, un rythme qui vient en entraver le lyrisme.
Le film se déroule ainsi sur deux époques, consistant en un va et vient, flashbacks/souvenirs-éclairs, pour révéler peu à peu au spectateur les drames qui viendront, deux périodes organisées contradictoirement : le temps des morts précédant le temps des vivants, une scansion pour dire le rythme du tragique au travail sous sa forme paradoxale.
Le temps des morts, première période du film, est curieusement, en effet, un temps encore innocent, enjoué, insouciant, Kenneth Lonergan filmant au printemps la ville côtière où se déroule l’intrigue, ville et vie au seuil des commencements, bouche qui bée encore sur le possible, ce possible qui ouvrira bientôt sur un abîme existentiel. Deux frères, Lee (Casey Affleck) et Joe (Kyle Chandler), marins pêcheurs, sont montrés dans l’éclat terne de leur quotidien, Kenneth Lonergan filmant leurs jours profonds, capitonnés de nuit, dans un décor où l’eau, dominante dans Manchester by the sea, est encore coulante, une eau qui n’a pas gelé, eau intempestive, eau qui n’a pas paralysé l’avenir, immaîtrisable comme un destin qui échappe, thématique de l’eau saline, qui soigne autant qu’elle brûle la peau du quotidien, l’eau de la mer présente dans le film, régénératrice, parce que la vie en a sans doute émergé un jour comme Lee et sa femme Randi (Michelle Williams) lui ont rendu sa salinité mettant au monde des enfants, l’eau dont chacun est fait, l’eau dont Randi, Lee, son frère Joe, proviennent, qui en vivent aussi. De l’eau partout, de l’eau qui déborde, de l’eau de la mer à l’alcool de leurs verres, la vie, de toutes parts, pour Lee, pour Joe : tenir le cap/tenir le coup comme ils lèvent le coude.
Une première période qui montre une femme, deux hommes, debout, parce qu’il faut bien affronter la vague du quotidien, debout, mais pour Randi et Lee comme son frère dans un état semi comateux, qui font de ces vivants des zombies, une période où la vie est aussi expressive qu’une nature morte, une existence de vivants morts, Lee/son frère Joe qui boivent comme on prend la tasse, à s’efforcer de faire le plein, emplir leurs trous, Lee, son frère, qui n’ont rien de plus profond à offrir que ce gouffre existentiel en eux, qu’ils offrent en partage, marins pêcheurs la tête sous l’eau pour affronter les marées, ses coefficients qui battent la mesure de leur vie comme le métronome ne s’arrête jamais. Boire pour ne plus apercevoir les ondulations comme les brisures de la lame de fond qui vient, la reptation d’un destin, ce destin qui est souvent la somme de nos bêtises.
Lee, le plus frêle des deux frères, qui va dans la vie l’eau les poumons emplis, avec une respiration de noyé, qui va la cadence du temps son chemin, un temps, ce temps d’avant où tout semblait si léger pour mieux mesurer la compacité de ce qui va survenir comme un monstre des fonds marins surgirait du trou de Lee, mais tragique qui vient de façon dissimultanée dans Manchester by the Sea : plus tard, dans le temps, la mort de l’un, celle de Joe, le frère de tous les instants qui n’en aura plus, d’un arrêt cardiaque, parce qu’il faut bien que ce battement, ce clapotis des vagues, cesse un jour de frapper les tempes comme la coque de leur bateau, Joe dont il faudra congeler le corps pour le mettre en terre au printemps suivant, espérer le dégel à la belle saison, faire craquer la glace de ce qui avait été trop longtemps pris dans ce poing que Lee serrait mais sur un vide ; mais d’abord et au principal, ce qui arrive à Lee, ce qui se produit d’irréparable dans le film, c’est la mort des enfants, la mort injustifiable et impardonnable, la mort des enfants de Lee, après une soirée de beuverie, pour être encore allé chercher des bières de nuit après que Randi, la femme de Lee, ait chassé ses compagnons de bouteille de la maison, ces bouteilles qu’ils enfilaient ce soir-là comme ils en porteraient sans doute au petit matin, allant au chagrin, bouteilles d’oxygènes alcoolisées, alcool oxygénée pour nettoyer leur vie comme briser la vague en mer, oiseaux de mauvais augure qui empêchaient le soleil des enfants de briller dans leur sommeil, faire de doux rêves quand on dort encore quiètement ; Lee qui a peur de manquer de carburant pour la journée qui s’annonce sur le bateau de pêche ; Lee, qui, responsable, ne prend pas son véhicule mais part à pied jusqu’à l’épicerie de nuit ; Lee, responsable de son irresponsabilité, irresponsabilité ou simple oubli, brumes de l’alcool, effluves dont il remonte le cours marchant, reprenant peu à peu conscience, oubli dont il revient à mi-chemin, mais peut-être aura-t-il le temps de rentrer suffisamment tôt s’il hâte le pas, irresponsabilité/oubli de n’avoir pas laissé le pare-feu devant la cheminée de la pièce à vivre, lui le père responsable de n’avoir pas oublié de chauffer la maison avant son départ, tant d’obligations accumulées autorisent sans doute une désinvolture, de temps à autre, à l’égard des charges domestiques ; Lee quittant son poste, le feu qu’il s’agissait de maintenir en l’état pour que la maisonnée dorme au chaud, éloignant les mauvais esprits comme le feu du cow-boy chassait les bêtes la nuit à la belle étoile ; Lee battant en retraite de son poste de père pour déjà prendre celui de pêcheur qui l’attendait au matin quand les indiens du destin rôdaient déjà sans qu’il le sache, et, revenant à la charge, l’héroïsme en moins, Lee d’apercevoir au loin un départ de fumée, SOS de « terriens en détresse », cette douleur du feu qui monte, son qui crépite, qui dit « Viens, Lee », « Viens nous tirer de notre sommeil comme tu te trouvais dans un état léthargique », mais, hélas, trop tard, on ne réveille pas un vivant mort, du moins pas encore, et de découvrir l’indicible, que les mots ne seront plus jamais habités, des mots sans corps dedans, des mots qui brûlent avec des cadavres dedans, sa maison en feu, ce foyer qui ne sera jamais plus le centre de la vie de Lee mais son brasier, feu qui charbonne son destin, évapore toute l’eau de ses murs comme de ses peaux, toute l’eau de la mer évacuée à jamais pour n’avoir plus assez de larmes afin d’écumer son destin, ses enfants brûlés, sa vie calcinée dans sa trajectoire, partie en fumée comme Ondine aurait peine à repartir en gouttelette. Fin ?
Non, car curieusement, à ce temps des morts qui était d’abord plein de vie, va succéder le temps vivant jonché de morts, temps paradoxal qui devrait être le temps de l’abattement, le jour d’après, celui de la catastrophe, le temps du deuil impossible, qui est cependant le temps du film le plus intense en termes de vie. Pourtant, le décor ne s’y prête plus : au printemps du temps des morts s’oppose désormais le décor hivernal de cette côte Est des États-Unis. L’eau coulante de la première période du film est désormais prise dans la glace, le destin de Lee coagulé, transi par le froid. Ciel neigeux, terre enneigée, comme s’il n’était plus possible d’entendre la douleur qu’étouffée, chacun posant un pas empêché sur sa mousse. Cette eau qui ne va pas cesser pourtant de gicler de ce poing serré de Lee quand il paraissait encore avoir faussement la maîtrise de sa vie : Lee n’est plus marin pêcheur, d’un état à l’autre, pécheur désormais, il est plombier, répare les torts fait aux canalisations, s’occupe du sens de l’eau comme de rediriger la vie des autres, à défaut de la sienne. Car le sort s’acharne. Bientôt, son frère Joe décède brutalement et de voir son quotidien ferré d’une nouvelle responsabilité, prendre en charge ou non Patrick (Lucas Hedges), son neveu, pas encore tout à fait majeur. Lee, l’irresponsable, de devoir assumer au quotidien un mineur qui ne connaît pas encore tout à fait la station debout, un irresponsable en charge d’un irresponsable font un lest, un tourment autant qu’un poids dont il n’est pas certain que Lee veuille assumer le fardeau, lui le sans-espoir sur son radeau.
Étoile filante de première grandeur, où Lee pourrait-il tomber désormais sans désastre ? C’est pourtant lorsqu’il a sa Flèche brisée, le sens de sa vie construit autour de sa famille arrêté, lorsque Lee semble le plus accablé, littéralement anéanti, réglant ses comptes avec sa vie se faisant cogner, provoquant à la moindre occasion bagarres dans les bars qu’il écume, que Lee le plombier va reconstituer comme réajuster tout ce qui avait été mis en pièces. Rien n’est certain, cependant dans Manchester by the Sea, qui crée son suspense existentiel, Lee surnageant entre deux eaux, Lee mort-vivant, la face non plus simiesque pour en avoir perdu le sourire mais zombiesque, hésitant en permanence entre l’abattement comme le suicide à petits feux, désormais solidaire de sa solitude, refusant le moindre contact amoureux comme l’invitation à renouer avec son ex-femme, période hautement anxiogène durant laquelle, pourtant, et quoi qu’il en coûte, contre tout, Lee semble le plus vivant. C’est que Manchester by the Sea, en n’offrant aucune forme de rédemption ni réconciliation avec qui que ce soit comme avec lui-même, ménage malgré tout à Lee comme à sa femme, qui aura de nouveau un autre enfant, une poche d’air dans cette existence sous séquestre, poche amniotique sous-scellés. Absence de rédemption comme de réconciliation qui font la philosophie comme la poésie du film, bien au-delà de la forme du drame qu’il emprunte, qui n’est que leur alibi.
Manchester by the Sea, en refusant à Lee toute forme de pardon comme de salut, n’esquivant donc pas la douleur, reconnaît en effet l’insignifiance de toute forme de transcendance, et donc, finalement, déjoue les attentes du terrain sur lequel se situe les questions relatives à la responsabilité des actes d’un individu. Non pas en le déresponsabilisant, mais ni le film ne condamne ni ne damne Lee. Car c’est à l’impossible de démêler l’écheveau des responsabilités comme de remonter à une cause première que le film conduit : responsable, Joe, d’avoir invité chez lui, si tard, cette bande de boit-sans-soif ? Responsable d’avoir de tels amis, autant dire, d’avoir été marin-pêcheur comme d’avoir vu le jour sur cette côte Est des États-Unis ? Responsable Lee, encore, d’être parti de nuit acheter de la bière pour la journée de pêche en mer qui s’annonçait, comme il le faisait chaque jour passant ? Responsable d’être parti à pied plutôt que véhiculé ? Responsable sa vie de pêcheur qui le conduirait à se méconduire ? Responsable l’épicerie d’être ouverte de nuit, grande tentatrice comme prédatrice de la vie de Lee ? Responsables les vapeurs de l’alcool qui retiennent Lee dans leurs gouttelettes suspendues partout dans son air ? Responsable sa femme Randi de ne pas l’avoir empêché plus tôt de boire, malgré toute sa sobriété, femme si accommodée à ses journées, enfournant les pains du quotidien? Responsable, encore, la responsabilité de Randi, cette responsabilité de mère au foyer, d’avoir chassé ses amis de nuit de la maison où les enfants ne parvenaient pas à dormir ? Responsable la rencontre entre Joe et Randi, sa future femme, un jour, comme si un choc amoureux pouvait simplement prévenir tous les feux comme les mouvements sourds mais tectoniques des aléas de la vie ? Responsables tous deux d’avoir enfanté les monstres de leur destin ? Responsables les enfants d’avoir existé, mauvais oracle se révélant le grand jour ? Responsable ce monde furieux d’être responsable de la responsabilité de chacun comme de tout ce qui arrive ? Ou alors, parce qu’il faudrait bien trouver un coupable, où que Lee tourne la tête, responsables « les dieux » en guise de fatalité, pour qui « nous sommes des mouches [...] aux mains d’enfants espiègles [qui] nous tuent pour s’amuser » comme l’enfant écraserait malignement le destin d’une fourmi entre ses doigts (Shakespeare, Le Roi Lear, cité dans Margaret, par un professeur de littérature, joué par Matthew Modine, de retour au lycée, et bien changé, après sa Folle journée de Ferris Bueller, en 1986) ? Mais ne serions-nous véritablement que des mouches entre les mains des dieux, à ce point rien qu’ils s’amuseraient de nos destins ? N’existerait-il pas plutôt un niveau de conscience plus élevé que celui des hommes, degré de conscience humain qui ne serait simplement que celui de la mouche comme de l’enfant ? Que, partant, si les souffrances humaines paraissent à ce point arbitraires, ce serait en raison d’une perspective humaine nécessairement limitée, que cette souffrance soit le produit d’un destin ou du hasard, mais hasard qui ne serait jamais rien d’autre que la rencontre de deux déterminismes (Cournot) ? Les dieux nous tueraient-ils, ce faisant, pour leur simple plaisir ? Ne faudrait-il pas plutôt considérer que si nous ne sommes que des mouches pour eux, c’est que leur degré de conscience serait à ce point supérieur à celui des hommes qu’il serait impossible à ces derniers de percevoir leurs intentions comme le sort qu’ils leur réservent ? Comment donc, décidément, en juger ? De quelles manières et selon quelles voies accuser ? Sous quelles latitudes, terrestres, divines, en dernier ressort, imputer la moindre responsabilité aux souffrances de Lee comme chacun dans le film ?
L’imparable insaisissabilité de ce qui est survenu provoque dès lors chez Lee un sens des responsabilités hors du commun : une prise en charge et une acceptation globales de ce qui est, c’est-à-dire du réel dans sa dimension tragique : un oui sans réserve que Lee va finalement dire à tout, à la souffrance, à la faute même, à tous les problèmes, à toutes les étrangetés de la vie, dont le réel ne peut être que le cadre. Ce réel dont il s’agit dans le film ne renvoie en effet qu’à lui-même ; la tautologie serait donc la meilleure façon de le définir. Il est précisément dans l’épaisseur même de la définition du réel que d’être sans définition - ou du moins sans autre définition qu’une redite de son propre fait. Le réel auquel se rapporte Manchester by the Sea est, proprement, simple, particulier, unique, c’est-à-dire que son contenu récuse la vision de source dualiste, celle de Platon par exemple, qui cherche un ailleurs, une chose autre que ce monde-ci. Au contraire, l’unicité est la structure fondamentale du réel dans Manchester by the Sea, qui se rapporte au mot de Parménide : « Ce qui existe existe, et ce qui n’existe pas, n’existe pas... ».
Au fond, le réel du film nous en apprend beaucoup plus sur ce qu’il n’est pas : pas de signification dans ce qui arrive, pas de double ou de reflet, pas d’éternité. C’est là que réside tout le tragique de Manchester by the Sea. Lee ne peut se rattacher à rien. Sa vie n’a pas/n’a plus de sens : c’est qu’il n’y a jamais eu d’ordre, de cause à toute chose existante. Débarrassé des illusions, tel est le réel, cru il va sans dire. La vie de Lee peut donc bien être dite tragique. Qu’est-ce que le tragique, finalement, dans le film, si ce n’est, dès lors, l’insoluble (choisir ou non d’adopter son neveu comme de continuer à vivre tout simplement, qui n’est pas résolu d’avance) ? Est ainsi tragique ce qui laisse muet de tout discours dans le film, ce qui se dérobe à toute tentative d’interprétation, particulièrement l’interprétation rationnelle (ordre des causes et des fins), religieuse ou morale (ordre des justifications de toute nature). Ce tragique ne se définit pas par un contenu. Il est possible plutôt de le percevoir à travers l’impression d’être acculé au pied du mur pour Lee, le ressentir dans tout ce qu’il contient d’inattendu et d’injustifiable (la mort de ses proches comme ses enfants), mais avec l’impossibilité de le saisir dans un ordre. Car le tragique constitue un mystère, il est le surprenant par essence. En quoi l’est-il ? Dans l’impossibilité de le justifier : rien qui ne puisse l’expliquer ni en rendre compte dans Manchester by the Sea. Lee est alors pleinement conscient de la « crise » qu’il traverse, mais possède alors un savoir qui lui est impossible de véritablement assumer. Il est disposé à connaître « la crise » de sa vie, à en assumer les conséquences, et en même temps est privé des facultés psychologiques lui permettant de prendre sur lui un tel savoir : sa vie est prise dans le tragique de Jankélévitch soit dans « l’alliance du nécessaire et de l’impossible ». Avec la morale, au contraire, tout s’expliquerait. C’est en cela qu’elle rue le tragique, affirmant avoir trouvé le pourquoi des choses : le non-tragique, c’est se vautrer dans le réconfort d’une réponse. Lorsque Lee fait face au tragique, il sait au contraire qu’il ne suffit pas de vouloir pour surmonter les épreuves, contrairement au volontarisme affiché de la morale comme de cette exigence contemporaine de la résilience, ce travail du deuil impossible qu’il faudrait faire pour se remettre dans la marche imbécile du monde. Il subsistera toujours un doute après l’obstacle toujours-déjà insurmonté, Lee ne sachant jamais bien si les décisions qu’il prend sont ajustées ou non aux circonstances.
Or, paradoxalement, ce tragique est ce qui, en fin de film, lorsque Lee retourne finalement en mer, remettant sur l’eau le bateau de son frère avec son neveu, repartant pêcher, quand il avait été longtemps question de l’abandonner comme de faire adopter son neveu, ce tragique, donc, est ce qui permet paradoxalement à Lee, malgré tout et finalement, d’esquisser un bref sourire observant son neveu depuis l’arrière du bateau, ce sourire, la politesse faite à l’imprescriptible. Cette joie brève et intense qu’il ressent et exprime, toute paradoxale, provient alors de l’acceptation de l’impossibilité à réellement « penser » ce qui est autrement. Il ne s’agit pas de stoïcisme, d’acceptation sans ciller de son fatum provoquant une égalité d’humeur face à tout ce qui arrive, sentiment davantage divin qu’humain. Cette joie brève est plutôt dans la renonciation à toute saisissabilité morale de son existence comme des drames qui lui sont arrivés. C’est exactement ce qui fait défaut à tous ceux qui prétendent que le monde ne peut être ainsi : qu’il faut le changer. Et c’est une prétention hautement morale que Manchester by the Sea écorche allègrement. En effet, ce que le film semble reprocher à la morale c’est avant tout son refus du réel, son aptitude à récuser comme immorale ce qu’elle ne peut admettre comme réalité dès lors que celle-ci est tragique, ou contraire à ses vœux. Ce que recèle la morale, c’est l’espoir de causalité, d’ordre et de raison, comme si Lee, partant chercher ses bières de nuit, oubliant le pare-feu devant la cheminée, avait tué ses enfants par son sens, précisément, du non-conséquencialisme, par perte des effets comme des causes.
Toutefois, dans Manchester by the Sea, l’acceptation de ce qui est ne permet pas une acceptation inconditionnelle. Une acceptation sans réserve de l’existence implique pour Lee une lucidité, lucidité qui ne sous-tend pas inéluctablement une sécheresse de cœur. L’absence de toute forme de transcendance comme de sens à l’existence montre combien la vie de Lee a été conduite par le hasard. Le hasard, ce distributeur indifférent des biens et des maux, qui se bornerait à proposer à l’acteur le scénario du drame où celui-ci doit figurer, ne laisserait-il dès lors à Lee que le soin de tirer ce qu’il pourrait de ce mélange ? Ce ne serait pas comprendre le hasard dans le film. Le hasard ne nie pas l’acte humain, ce qui est somme toute une évidence. Il n’y a tout simplement pas d’explication causale, une impossibilité de rendre compte des événements, aussi tragiques soient-ils. Le hasard, dans Manchester by the Sea, est tragique car il détruit toute possibilité d’ordre ou de système. Nul ne peut le prévoir, quand la morale elle, étouffe devant cette impossibilité de référentiels.
Lee, assez formidablement incarné à l’écran par Casey Affleck, sur le visage duquel même un illettré pourrait lire le dépit, n’est pas/ne veut pas être dès lors, comme le dieu créateur, une force au-dessus de la force, une puissance de volonté au-dessus de la volonté de puissance. La force, en lui, n’est qu’une apparence décorative, le symbole d’une réalité qu’il représente mais n’incarne d’aucune façon, demeurant debout malgré tout. Lee ne glorifie cette force que sous son aspect limité et fini, en tant qu’énergie périssable culminant dans le courage qui la mesure. Cette force a un tout autre rôle dans le film, elle propose à l’existence de Lee son activité métaphysique. Lee devient le gardien des bonheurs périssables. Toute forme de transcendance étant absente, c’est le hasard, autrement dit le devenir, qui devient organe de rétribution, l’impuissance de Lee son moteur. La puissance ne se connaît et ne jouit d’elle-même, en effet, que dans l’abus où elle s’abuse, dans l’excès où elle se dépense, quand elle obtient de l’homme ce consentement total à son propre écrasement, à son propre anéantissement, cette prosternation absolue qui le livre à la force brute, dans l’acte d’adoration. Ainsi la puissance/la volonté de maîtrise apparaît à la fois comme la suprême réalité et la suprême illusion du pouvoir. Son insatiable activité lui rappelle l’inutilité de la victoire et la défaite prochaine.
Lee est un personnage construit à rebours de cette mécanique folle. Mais malgré la fatalité, il reste toujours assez de liberté naissante pour que le spectacle ne paraisse pas réglé d’avance. Selon les rythmes des combats, la fougue de l’adversité et la vaillance à tenir le pas gagné s’équilibrent de façon à recréer sans cesse, dans le film, l’incertitude de l’avenir. Lee ne s’épargne pas les peines. Sa vie ne fait jamais qu'échapper au pressentiment de l’échec. Mais quand Lee ose affronter la « crise » que traverse son existence, sous quelque forme que ce soit, sans désespérer de la vaincre, c’est à se vaincre lui-même qu’il a déjà usé le meilleur de ses forces. Sa mission en devient harassante : « sauver », par le don de soi, la charge sacrée dont la préservation assure au devenir une continuité profonde. Mais ce n’est qu’à l’instant du combat décisif que le mûrissement de son courage se découvre : ainsi ne demande-t-il de réparations qu’à la vie seule. Lee ne s’étonne ni ne s’indigne et n’espère aucune réponse. Où sont les bons ? Où les méchants ? On ne voit dans Manchester by the Sea que des individus en peine. Les revendications de la justice ne font qu’un murmure de plaintes aux genoux de marbre de la nécessité. La passion de la justice ne s’exprime que par ce deuil de la justice, et par l’aveu du silence, le silence des vaincus. La vie de Lee ne se juge elle-même que dans la conscience qu’elle prend de son indicibilité. À l’éternelle cécité du destin s’oppose la lucidité créatrice de Lee, en fin de film, qui continue, parce qu’il le faut bien malgré tout, qui font finalement de Lee un héros plus divin que les dieux, plus humain que les hommes, dans une vie tragique, une vie qui ne cherche pas à s’épargner le sel de l’être. Avant de prétendre à l’infini d’un destin, Lee consent à l’instant qui vient. Lee, l’inapte au tombeau finalement, n’oublie pas que s’il y a des fleurs autrement que dans les cimetières, c’est que la terre a d’abord été bombardée pour offrir cette vie. Fracassée par autre chose qu’elle-même. Tournée dans son sommeil, inclinée. Inventée dans un autre destin saisonnier. Pas de beauté distincte de la terreur. La boue qui recouvre Lee est venue des plus beaux rivages, son visage qui n’était plus qu’un désert où s’éteignaient ses traces, son visage, désormais aussi doux qu’une comète fracassant le plan stellaire.