« Madre » de Rodrigo Sorogoyen : SOS Artifices
Dans « Madre », le deuil d'Elena a l'odeur de la mer et la puissance des grands vents. Il correspond à une image mentale d'une grande plage vide qu'il faut effacer. Si "la folle de la plage" réussit ce processus, c'est au prix d'une laborieuse mise à l'épreuve de sa santé psychologique noyée dans la réalisation cacophonique et artificielle de Rodrigo Sorogoyen.
« Madre », un film de Rodrigo Sorogoyen (2020)
Une plage vide qui s'étend à perte de vue. Cette image constitue à la fois le hors-champ de la première séquence où Elena (Marta Nieto), impuissante, entend au téléphone son fils se faire kidnapper par un inconnu et l'image-matricielle de Madre, puisque cette plage est à l'image de l'espace mental d'Elena, un espace qu'il faut effacer pour que le deuil d'un enfant probablement disparu puisse s'accomplir. Ce n'est pas pour rien qu'Elena est surnommée la "folle de la plage" : sa "folie", qui n'en est pas une, ne s'étend et ne se soigne que dans le sable. Son deuil a l'odeur de la mer et la puissance des grands vents. Si Ramón (Raúl Prieto), son ex-mari, a réussi ce processus en fondant une nouvelle famille, c'est loin d'être le cas d'Elena. Elle a certes rencontré Joseba (Alex Brendemühl), un homme qui l'a toujours soutenue, mais elle travaille dans un restaurant situé sur la plage où son fils a disparu : on l'imagine alors chaque jour depuis dix ans guetter le moindre signe de sa réapparition. Un jour comme les autres, lorsqu'elle se promène sur l'immense plage, elle croise Jean (Jules Porier), un adolescent de 16 ans qui pourrait ressembler à son fils. Une relation étrange mais durable, à mi-chemin entre l'amour et la maternité, va se nouer entre eux et braver certains tabous...
Le point fort de Madre réside incontestablement dans sa capacité à défier l'entendement tout en construisant un processus de vérité de manière à la fois spatiale et mentale. C'est en effet grâce à cette relation avec Jean qu'Elena va probablement faire son deuil. À la fin du film (très réussie), après avoir scellé une sorte de pacte avec Jean, elle ne téléphone pas à Joseba mais à Ramón pour lui dire qu'elle a trouvé un moyen d'aller de l'avant. Elle se devait d'en parler d'abord avec son ex-mari car ils partagent tous les deux cette image mentale terrifiante de la plage vide et sauvage où leur fils a disparu. Ramón avait déjà réussi à quitter la plage, et à faire en sorte que la plage le quitte. On ne sait pas très bien où va se poursuivre la vie d'Elena, mais en tout cas elle est maintenant habitée par de nouvelles images (celles de Jean) et vidée d'autres, celles de la plage. Elle met ainsi fin à une longue traversée du désert.
À la première vision, Madre laisse pourtant un goût amer et un sentiment de déjà-vu. Le film peut agacer par au moins deux choses. D'abord par la prolifération de digressions psychologiques qui n'ont plus rien à voir avec le travail de deuil qui s'effectue dans l'espace mental d'Elena. Rodrigo Sorogoyen manipule de manière ambigüe l'idée d'une maternité dégénérescente. L'état de santé d'Elena va ainsi être mis à l'épreuve et servir de fil conducteur au récit. Son "cas", puisque c'est de cela qu'il s'agit, va être présenté à travers le prisme de la folie et d'un psychologisme trop appuyé. Par exemple, le coup de l'appel téléphonique répété à la fin, lorsque Jean fugue sur une aire d'autoroute, est franchement lourd, un peu comme si le scénario devait mener à ce "tour de force" inévitable. Les problèmes se posent, et les références psychanalytiques pullulent, lorsque le récit est abordé à partir du point de vue des autres personnages. Il n'est plus alors question d'un travail spatio-temporel du deuil en lien avec l'image mentale de la plage. Les fadaises s'accumulent, comme ce double moment où Jean met la musique de Damien Saez (grand éclat de rire involontaire dans la salle) ou lorsque sa mère vient faire la leçon à Elena. Il y a encore ce repas de famille qui vire à la crise — attendue — d'hystérie, ou même, d'une certaine manière, la compassion presque défaitiste de Joseba envers Elena, signe d'une impuissance à l'aider véritablement. L'expression "la folle de la plage" est donc prise au sens littéral alors qu'elle fonctionnait parfaitement bien dans son sens abstrait et formel sous la forme d'une idée esthétique. Il n'est pas question de folie à proprement parler mais d'un processus qui lui ressemble.
On peut également regretter que cette polarisation ne soit pas accompagnée par une enquête sur la disparition du fils d'Elena. Rodrigo Sorogoyen est pourtant connu pour ses thrillers et sa maîtrise du suspense (Que Dios nos perdone en 2016, El reino en 2018). Nous nous attendions ainsi à une œuvre hybride où les codes du film noir auraient dédoublés ceux du drame psychologique dont le fil narratif peut très vite s’essouffler : celui consistant à projeter sur un personnage l'identité d'un autre. Pas d'enquête, pas de mystères à explorer, une tension rapidement évacuée, seulement une projection entourée d'un grand silence dissimulant une hypocrisie qui tâche. Ce choix narratif renforce en effet l'idée qu'Elena est une bête de foire et bel et bien la folle de la plage qui souffre d'un nouveau délire. Était-il nécessaire de passer par cette étape pour faire fonctionner le travail du deuil ? C'est là toute la difficulté de Madre. On comprend bien que Jean est le seul personnage qui réussit à pénétrer sur la plage d'Elena avec le pouvoir de la sortir de là. Leur rencontre finit par aboutir presque miraculeusement après avoir traversé autant d'obstacles. La beauté du film tient peut-être à un fil, à ce petit quelque chose qui fait qu'un événement finit par réagencer un monde.
Le plus indigeste reste sans doute la mise en scène cacophonique et tape-à-l'œil de Rodrigo Sorogoyen, qui hésite souvent entre la compassion et la distanciation, la retenue et l'excès, peinant ainsi à nous émouvoir du sort d'Elena. Le cinéaste multiplie les artifices sans aucune cohérence. Madre s'ouvre sur un plan-séquence démonstratif qui était à l'origine un court métrage. Pourquoi ce choix du suspense, abandonné par la suite, sinon pour épater la galerie en créant "une tension insoutenable" ? Plus tard, Elena, ivre, rencontre trois fêtards dans une soirée. Elle s'embarque avec eux dans une virée en voiture filmée avec un caméscope par l'un d'entre eux. Ces images en basse définition n'apportent strictement rien au récit. Fallait-il y recourir pour filmer ces moments où Elena se laisse aller dans l'ivresse ? Et quel est le lien entre cette soulographie et son travail de deuil ? Le sommet du grotesque est atteint lorsque Jean et sa mère adressent un regard caméra au spectateur après la scène dans la voiture avec Elena. Artifice des artifices, nous avions déjà bien compris les enjeux et que nous étions libres d'imaginer la suite de l'histoire et ses conséquences sur l'unité de la famille. Il est ainsi dommage de voir une puissante idée de mise en scène — un deuil exprimé visuellement — dénaturée par des artifices psychologiques et formels. À l’exception de Jean, qui est conscient de nager en eaux troubles, personne ne comprend la folle de la plage. Justement, nous aurions aimé en savoir moins sur cette incompréhension et plus sur le cheminement intime d'Elena. Bien entendu, nous comprenons que Jean lui permet de quitter sa prison balnéaire, mais au prix d'une laborieuse mise à l'épreuve de sa santé mentale. Elena est une femme qui au fond lance un SOS, un bouteille à la mer. Rodrigo Sorogoyen se perd dans le psychologisme et les artifices comme s'il avait peur de faire un film trop abstrait. Mais malgré tout, Madre fonctionne.
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- Guillaume Richard, « As Bestas de Rodrigo Sorogoyen : Bêtes (à manger du foin) », Le Rayon Vert, 24 août 2022.
- David Fonseca, « Antidisturbios de Rodrigo Sorogoyen et Isabel Peña : Le silence des bourreaux », Le Rayon Vert, 30 mars 2022.