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Larissa Corriveau seule dans la maison dans Mademoiselle Kenopsia
Rayon vert

« Mademoiselle Kenopsia » de Denis Côté : Découvrir le vide

Alexandre Ruffier
Denis Côté, jouant avec radicalité de l’esthétique des espaces liminaux, donne vitalité à l’expression nécrosée de l’expérience cinématographique. Celle qui, au-delà d’une narration ou d’images, s’impose et s’adresse directement à nos sens, particulièrement, ici, à ceux qui guident l’appréhension. Dans le vide qui sépare les lieux dans lesquels Mademoiselle Kenopsia se loge, le réalisateur québécois nous fait éprouver les possibles de l’attente. L’écran de projection devient alors réceptacle et vecteur de l’inconscient, le recevant après l’avoir excité dans une rétroaction continue. Et lorsque le film termine et nous accompagne au-delà du cinéma, il n’en reste que la mémoire, celle des sentiments qui se sont manifestés lors d’un ennui conscient.
Alexandre Ruffier

« Mademoiselle Kenopsia », un film de Denis Côté (2023)

Un hangar, un angle, un couloir, une pièce vide, une deuxième, puis une quatrième ; du parquet sur le sol, du béton, des carreaux, probablement une fenêtre ; la lumière s’en dégage filtrée par un vieux rideau brusqué, la poussière dans l’air se repose après quelques débris au sol, plusieurs meubles accablés ne sont plus qu’indices de leurs utilités ; une chaise attend d’être occupée. La peinture verte sale couvre les murs, tire vers le bleu et peut-être le turquoise, elle se décolle d’un simple touché. Des sous-sols, des couloirs, des chapelles et autres salles remplies d’anciens bureaux empilés, ils rappellent des impressions d’hôpital, d’hôtel, de couvent sans que l’on arrive à déterminer s’il s’agit d’un ou plusieurs lieux cousus ensemble. La Kenopsia, terme inventé par John Koening dans The Dictionary of Obscure Sorrows désigne l’atmosphère sinistre et délaissée d'un endroit généralement plein, désormais abandonné et calme. Une rémanence émotionnelle d’un lieu à la population totale négative. Mais cette définition n’a pas d’importance, du moins la connaitre n’a pas d’importance. À l’image du courant littéraire de l’Oulipo et de La tentative d’épuisement d’un lieu parisien (George Perec, 1982) que le film convoque sans trop y penser, Mademoiselle Kenopsia nait dans l’unique, et suffisante, volonté d’un geste artistique. Ainsi, tout comme Perec qui établissait, assis à la table d’un café, la liste de tout ce qu’il voyait pour décrire selon ses propres mots : « Ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages », Denis Côté commence par filmer l’espace entre les vides. Et aussi le temps qui habite les lieux. Celui qu’il nous relie aux autres. Il le fait sans autre prétention que d’être en concomitance avec eux, situé au même endroit, au même moment, à le recevoir. Puis, éventuellement, y glisser un personnage, au premier abord comme un presque-pas-fait exprès, qui vient bouger ce réel pourtant si bien abandonné.

Les images de Vincent Biron sont, malgré leurs apparences, centripètes, entièrement tournées vers ce qu’il y a au-delà des murs. On y entend, camouflé par le cadre, des oiseaux et des bruits de couloir. C’est d’ailleurs un son, un « rrisshpoomrooouuuunn », une lourde métallique qui frotte et qui gratte et qui Mademoiselle (Larissa Corriveau), gardienne de et habité par, Kenopsia, du dehors l'appelle. Ou peut-être était-elle là depuis le début, entre deux plans. Cachée entre le réel et le film. Elle décroche un téléphone et parle probablement à quelqu’un. On ne le saura jamais vraiment. Son arrivée provoque une scission dialectique. À la manière d’Antonioni le décor documentaire de Mademoiselle Kenopsia devient celui d’une potentielle fiction. S’installe alors une tension entre un laissez-faire et le contrôle ordonné d’un récit ; entre un espace qui vit de lui-même et que l’on a désormais contraint.

Le montage organise cette matière par un rythme qui balance entre un ennui contrôlé et de l’imprévisible, du vide et du moins vide. En alternance avec l’exploration du liminaire s’introduisent de la musique, des monologues, de l’humour ou de la romance. Et si ces moments mis bout à bout créent fatalement une cohérence. Ils n’ont pour seul intérêt qu’être reçu en tant que moment. Seul semble compter le geste. Celui de filmer un cadre de porte, une fenêtre, une chaise et d’y placer un personnage, qui regarde, qui écoute, qui cherche et de la faire parler, d’en apprécier l’effet, le contraste avec le reste, et puis éventuellement au détour d’une porte entrouverte d’en placer un autre et à nouveau d’en explorer la conséquence. À mesure de cette descente dans le dépourvu, des projections d’extraits de films expérimentaux apparaissent. Elles sont les stigmates d’un lieu remobilisé. Une souillure du cinéma sur le vide intranquillisé. Des débris de fictions passés ou à venir hybridant le lieu en scène avec lesquels Mademoiselle Kenopsia finira, elle aussi, par interagir, terminant un processus démarré en venant hanter ces lieux.

Larissa Corriveau joue au piano dans Mademoiselle Kenopsia
© Voyelles films productions - H264

Mademoiselle Kenopsia est un essai. Sur la présence cinématographique dans le vide, sur le vide, mais aussi sur le spectateur. Il est d’ailleurs entièrement tourné vers celui-ci dans ses artifices. De son ouverture muette pendant plus de dix minutes jusqu’aux éléments de mise en scène repris du cinéma d’horreur, introduisant notamment le personnage principal par un jump-scare inoffensif, neutralisé. En alternant la contemplation avec des passages romancés, Denis Côté nous donne la chance de vivre par intermittence le sentiment d’être un spectateur à qui l’on impose l’ennui. Si au premier abord ces détours apparaissent comme une récompense à l’attente, le tout s’aplanit et chaque proposition se nourrit de la précédente. La parole incontinente, modalité d’action principale de Mademoiselle, tranche avec le silence des espaces liminaux et alimente un mystère insoluble qui nous occupe le temps de la prochaine contemplation. En s’inspirant largement des concepts du dictionnaire de Koering, par exemple l’o’erpine : sentiment que l’on ressent lorsque l’on erre dans un cimetière et que sur chaque tombe l’immensité d’une vie est résumée à une poignée de mots et un point entre deux dates, Denis Côté crée une série de pistes et de réflexions nous gardant actifs et prompts à s’égarer. Le jeu de Larissa Corriveau aide à ce processus en embrassant corporellement les forces contraires du lieu, tantôt débordantes, tantôt renvoyant à de la neutralité bressonienne, parfois dans un même élan. Elle participe à créer ce tableau noir sur lequel on peut se perdre par projection.

Et l’on se questionne. Qu’est-ce que s’ennuyer ? Qu’y a-t-il à voir dans une image ? À en déduire ? Il n’y aura aucune réponse, car le but est simplement de les faire émerger. Puis, éventuellement, de les transformer : que suis-je en train de vivre et non plus qu’est-ce qu’on essaye de me dire ; que suis-je en train de ressentir et non plus que vais-je pouvoir en tirer ? Ces sensations qu’offre le film ne se vivent qu’au présent, c’est-à-dire dans le souvenir d’une sensation vécue. Et lorsqu’il nous accompagne au-delà de la salle, n’en reste que la mémoire, celle des sentiments qui se sont imposés lors d’un ennui conscient. Un réflexe physique et émotionnel socialement darwinisé, chanceux de pouvoir vivre ici. Mademoiselle Kenopsia est une œuvre délibérément rendue imparfaite par sa radicalité esthétique, mais d’une grande générosité qui, si elle peut sembler froide, s’adresse en réalité à toute personne qui s’est un jour retrouvée dos à la lumière d’un projecteur.

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