« Ma vie Ma gueule » de Sophie Fillières : Je doute donc suis-je ?
Ma vie Ma gueule sera le dernier film de Sophie Fillières. Son destin tragique admoneste-t-il la réception du film ? Ma vie Ma gueule n'est pas un film posthume, mais un film vivant, du vivant. Il me résout, tout doucement, les grandes questions, en m'en débarrassant. Le sens de la vie, c'est le sens qu'on lui imprime, « moitié dans mes godasses, moitié à côté », dans l'espoir qu'on me dise, peut-être, un jour : « merci d'avoir tenté, merci d'avoir vécu ! »
« Le sens de la vie supprimé, il reste encore la vie »
(Albert Camus, L'homme révolté)
« J'aime les gens qui doutent […].
Ceux qui n'auront pas honte de n'être au bout du compte que des ratés du cœur
Pour n'avoir pas su dire "délivrez-nous du pire et gardez le meilleur" »
(Anne Sylvestre, Les gens qui doutent)
« Ma vie Ma gueule », un film de Sophie Fillières (2024)
La science physique connaît un état curieux de la nature qu’on appelle la surfusion. C’est le cas d’un lac dont l’eau est à une température inférieure à zéro degré, mais n’est pas gelée. Pourtant, si on y lance un minuscule cristal de glace, le lac gèle totalement. Peut-on imaginer qu’une situation semblable arrive à Barberie Bichette, l’héroïne chancelante de Ma vie Ma gueule ? Pourrait-on simplement penser que sa vie soit métastable et attende son glaçon, toutes ses questions gelées en elle : qui suis-je ? Que fais-je là ? Que vais-je faire du reste de ma vie ?... Personne n'échappe sans doute à ces questions… mais qui a la réponse ? Et quand vient-elle cette réponse ? Au début de notre vie ou à la toute fin ? Quand tout est encore possible ou quand tout est déjà fini ? Barberie se les pose maintenant. À 55 ans.
Ma Vie Ma gueule serait-il cependant un film de plus sur la crise de notre petite entreprise de vie qui ébroue la cinquantaine, quand viennent rires et larmes, en même temps ? Non pas simplement. La crise que traverse Barberie est la grande crise, la crise d'une vie, de toute une vie, à cet instant où se joue son existence, la Krisis, ce moment critique ou soit la mort l'emportera, soit sa santé se retrouvera. Et si Barberie a longtemps coché toutes les cases, bonne mère, aimante, travailleuse dans une agence de publicité, cela ne permet pas de rédimer ses comptes, faire son bilan métaphysique. Ce qu'elle fait ne dit pas ce qu'elle est. À 55 ans, elle ne sait toujours pas quelle est sa nature. Alors, elle va s'en aller poser des questions à qui ne voudra pas nécessairement l'écouter.
Barberie, c'est Sophie Fillières, surmontée d'un corps dynamique, la présence d'Agnès Jaoui, tout comme Katerine Philippe est Philippe Katerine, une logique d'inversion qui parcourt le film. Sophie Fillières/Agnès Jaoui, est une réalisatrice qui voudrait s'actoriser pour devenir l'actrice de sa vie/ une actrice qui voudrait réaliser sa vie. Mais comment ? Le cinéma de Sophie Fillières est fait de ce bois singulier, d'un mouvement contrarié, ou comment fomenter contre soi en se cherchant des puissances alliées parmi ses ennemis intimes.
Cette autofiction, que Sophie Fillières remet toujours sur le métier, prend une teinte plus extravertie avec l'arrivée d'Agnès Jaoui dans Ma vie Ma gueule, qui n'est pas une actrice anodine, sa présence tellurique. Toute en incarnation quand chez Sophie Fillières vient toujours la crainte que le corps vacille. Qu'il aille vers quelque chose d'abstrait. Ou qu'il soit dévoré par le langage. Ou que le langage lui-même se vide complètement de tout son sens de même qu'on peut douter devant sa police d'ordinateur, sur quoi s'ouvre le film quand Barberie doute entre plusieurs polices de caractère, elle qui s'essaie à la poésie. Le frottement entre cette écriture qui menace de perdre le sens et un personnage tellurique, crée une tonalité singulière. Un rythme fait d'aller-retour. Une musique dans un film sans aucune pratiquement, sauf à sa toute fin, qui a valeur morale sur son parcours. Parce que la musique est dans le montage, le rythme de ses séquences, les dialogues pour une désenchantée enchantée finalement par le son d'un ukulélé juste avant de partir sans drame ni larmes.
Par ce choix de comédienne, il s'agissait d'allier deux autres mouvements contraires : l'introspection de Sophie Fillières à l'extraversion d'Agnès Jaoui, moins réservée que Sophie Fillières, plus flambante jusqu'au point d'incandescence. Comme s'il s'agissait de mettre à nu un désordre intérieur, des chairs à vif, qui me font penser à ces écorchés chez Francis Bacon, dont l'extériorité est exposée, qui donne une mécanique particulière à Ma vie Ma gueule. Car Barberie est dans la dépression. Un véritable système dépressionnaire sur pied, au sens météorologique du terme, cette friction provoquée par la rencontre de Sophie Fillières en Agnès Jaoui : un système de basse pression (l'inhibition de Sophie Fillières) allumant son feu, déchaînant une activité cyclonique (le mouvement impétueux d'Agnès Jaoui).
Ce thème de la dépression pouvait être piégeux. Comment aborder tout à la fois la dépression en évitant de faire un film dépressif sans pour autant tomber dans la loi de bipolarité des erreurs : pour éviter la dépression, opter pour la gaudriole, faire un film reclus dans la pure comédie. Sophie Fillières ne se facilite pas la tâche. Elle met en scène une comédie qui n'est pas aimable comme son personnage, possédé par une mélancolie loufoque, qui « promène ses printemps en automne » (Anne Sylvestre).
Ma vie Ma gueule, sous dépression, avec son personnage morcelé, en devient un film puzzle, fait de trois parties, dont la première est elle-même un puzzle dans le puzzle, où chaque pièce est importante, un jeu de patience sans raison ni pourquoi apparents. Un film puzzle pour une femme éparpillée, mise en morceaux, littéralement étendue comme la mort guette, qui tâche de se reconstruire à partir de pièces manquantes. Puzzle sur la forme, car sur le fond, il s'agit d'explorer le doute de Barberie, qui nous amènera à apprendre, plus tard, sa dépression. Mais son doute, il faudra y revenir, n'est pas inhibant. Barberie ne renonce jamais : quand elle veut s'asseoir sur un banc qu'un homme occupe de toute sa malséance obscène, expression de la violence au quotidien, elle n'abdique pourtant pas. Nul ne s'apitoiera sur son sort. La seule possibilité promise, la suivre au gré de son doute pour aller vers la lumière possible ou non à la fin de son film.
Aurait pu naître, alors, le sentiment spécieux que la comédie fonctionne comme genre compensatoire chez Sophie Fillières. Il n'en est rien. Le plus intéressant : ce doute permanent que la réalisatrice creuse. Il ouvre le film. Si Barberie travaille dans la publicité, elle écrit aussi. De la poésie. Mais comment écrire, quelle police de caractère choisir ? Certaines sont-elles trop grasses ? D'autres trop apprêtées ? Ma vie Ma gueule débute sur le syndrome de la page blanche comme Barberie se déballonne, cette incapacité à laisser une trace de ce qui passe par la pensée ; le vertige de ne pas laisser la moindre trace de son vivant pour ne pas ignorer qu'une feuille qui ne trouve pas sa main meurt. Quand elle analyse ces différents types de police pour en définir le sens, elle choisit finalement l'alber medium, un non-choix qui lui retranche toute substance, l'impersonnalise de son vivant, la désynchronise de son temps, la désorbite de sa trajectoire, qui l'enterre dans sa langue : comment avancer, dès lors, depuis un corps qui n'est plus habité ? Comment faire quand Barberie voudrait porter le langage jusqu'à son bord, faire de la poésie comme Hölderlin l'emmènera à la frontière, au risque de l'indicible, au précipice de la folie ? Et si elle porte des lunettes, rien n'y mettra sens. Elles n'ont qu'une branche à quoi se raccrocher. Barberie voit ainsi le monde, son monde, comme il va, de travers, fait de traverses, qui embrasse sa folie. Ainsi de sa rencontre avec Bertrand, qu'elle a connu dans sa jeunesse, moment de bascule dans le film, qui la reconnaît au hasard d'un café. Lors de cette scène, Barberie occupe le champ, l'avant plan, qu'elle borne, quand Bertrand est en arrière plan, flou, qui se visibilise au fur et à mesure, de table en table. Un choix de cadre pour montrer combien la vision du monde de Barberie est bord-cadre, partielle, incomplète, portée par un regard borgné.
La forme du film intègre elle-même le doute, ce qui est le plus difficile à mettre en scène. Car s'il y a bien évidemment un aspect psychologique – Barberie doute d'elle-même comme chacun doute de soi – le plus beau est de parvenir à faire une œuvre qui soit faite de ce doute. Une œuvre qui se ronge de l'intérieur. Sans quoi, pour Sophie Fillières, il n'y a pas d’œuvre. Pas d’œuvre s'il n'y a pas une lutte permanente contre l'auto-sabotage, qui est la marque de toute ses héroïnes. Lorsque Chiara Mastroianni jouait Sophie Fillières, elle se rongeait aussi de l'intérieur. Dans Un chat, un chat, elle se met à la poubelle, s'auto-punit pour ne pas parvenir à écrire, déjà. Ma vie Ma gueule met en scène ce travail termifuge, son programme termite : Barberie s'avance, essaie de se définir, de savoir enfin à 55 ans quelle est sa nature. Mais à mesure qu'elle progresse, tout s'effrite : « J'aimerais rentrer chez moi, mais j'en suis même pas sûre ». Un vertige, philosophique, existentiel, mais qui passe autant par un contre-travail, une autre force tout aussi opérante que celui de la termite, qui est un travail hors sol quand s'opère aussi un travail du sous-sol chez Barberie. Un travail de son sol, labour et labeur de ver de terre, qui rendra possible son voyage en fin de film dans la lande britannique : quand la termite travaille pour la mort, le ver de terre, à partir de la mort travaille pour la vie par tout un travail de décomposition. Par son choix d'aller de l'avant, en fin de film, Barberie fabrique l'humus sur laquelle elle cheminera à la fin de son histoire, sa terre faite de la décomposition de tout ce qui mourait en elle.
Dans la première partie de Ma vie Ma gueule, le film de la vie de Barberie se désespère ainsi. Il se défilme en une succession de scènes sans vraiment de progression dramatique, qui va aboutir à la confirmation que Barberie est dépressive. Toujours en décalage, par rapport à elle, aux normes sociales qu'elle est censée adopter, Barberie fait du surplace. Elle a perdu la direction. Bloquée, comme si plus rien n'allait se produire, sauf l'attente de la mort. Mais dans un moteur qui tourne à vide, peut-être, mais qui tourne en permanence. Barberie semble comme n'avoir pas de frein sur la langue. Elle parle. Tout le temps, à qui veut l'entendre ou non, soliloque sans impatience.
Une première partie du film puzzle, donc, avec ses jeux de mots, ses références en vrac, ses private jokes, ses assonances lors des scènes de monologue. Drôle ? Simplement drôle Ma vie Ma gueule, comme une manière de surmonter son drame par l'humour ? Mais rien n'est drôle dans cette drôlerie. Sauf à croire que la qualité d'écriture soit artificielle. Au contraire, elle exprime Barberie, avec cette série de blagues reposant sur l'opposition, comme si Barberie avait pour philosophie le judo : tourner la force de l'adversaire contre lui quand Barberie est son propre ennemi. Une femme tout en opposition, qui dit : « tout plutôt que rien », « le rien et le tout », des formules en forme d'impasse qui renseignent sur sa prise en terre, sa bourbe. Cette façon qu'elle a de soliloquer témoigne de tous les échecs de communication qu'elle a eus et accumulent au cours de cette première partie du film : quand elle s'adresse à son psychiatre, elle essaie de construire un dialogue auquel il ne répond pas ; lors d'une réunion, elle écrit un poème abscons en lieu et place de répondre à la commande qu'on lui avait passée, le tout surmonté d'une grande difficulté à parler à sa famille. Cette fragmentation de son univers personnel est rendue par la mise en scène.
De facture modeste, fait dans une économie à échelle réduite, pour toucher à l'intime, au journal, Ma vie Ma gueule pourrait être un film de famille. Un film qui pourrait avoir été fait par son personnage principal, qui a comme un Air de famille, co-écrit en 1996 avec Jean-Pierre Bacri. Mais un air dans un drôle de journal, sans pages encore, des mémoires qui se feraient démémoire, qui se nettoieraient les filtres, des mémoires qui se démémoriseraient pour se refaire l'à-venir. Le pendant de cet intimisme ferait son statisme, lui reproche alors une partie de la critique. Au contraire, en huit films, celui-ci amorce un changement. Le décalage y est plus important. Sophie Fillières s'y est mise en mouvement. La caméra bouge plus que dans ses films précédents, à l'épaule, même si les plans sont fixes. Une partie de la critique lui reproche ce peu d'audace formelle. Je réponds que l'audace repose sur ce choix antagonique : des plans fixes, mais filmé caméra à l'épaule, soit une manière de saisir par où passe une fêlure, un mouvement cassé, brisé dans son élan, fait de gravité et légèreté, Barberie. Un choix formel pour dire la dépression, qui n'est pas simplement stationnaire. Barberie ne fait pas seulement du surplace. Elle rebrousse sans cesse chemin. Un doute permanent qui la place entre passé/futur, aller de l'avant/aller de l'arrière, qui se résout au cours de la deuxième partie quand il n'y a plus que de l'avant, qu'elle abandonne ses enfants sur le quai d'une gare au Portugal. Une intensité qui passe encore par la mise en place d'une comédie de dialogues et de situations, sans jamais commenter ce qui vient de se produire, comme s'il fallait devancer la mort, passer très vite à une nouvelle situation. Une vivacité même dans les moments de repos et de pause.
C'est dire la force du scénario, des dialogues, comme du montage, puisque Sophie Fillières n'aura jamais pu terminer Ma vie Ma gueule, le montage ayant été fait en partie, en compagnie de ses deux enfants et sa productrice Julie Salvador. L'histoire est connue. Agathe et Adam Bonitzer ont pris la suite de la post-production, mais dans un montage initialement très encadré par Sophie Fillières. Les enfants n'enfanteront pas, dès lors. Ils ne produiront pas un geste artistique propre, sauf à se situer dans l'écart qui est celui du film. L'essentiel est donc ailleurs : cette mise à distance participe de la tonalité comme du sens de Ma vie Ma gueule. Ainsi est-ce très beau de voir à l’œuvre ce retrait quand on sait combien Agathe Bonitzer a été très présente dans le cinéma de sa mère auparavant. Or les enfants sont joués par d'autres acteurs dans le film. Les enfants sont désenfantés. Ils apparaissent à une autre place. Un retrait en forme d'allègement. Une manière de partir plus léger, sans bagages, l'histoire de cette femme qui s'en va vers une destination liée à son imaginaire très personnel comme de sa propre histoire. Un allègement rendu par le retrait physique des enfants.
Ainsi, lors de la première partie de Ma vie Ma gueule, chacun se trouve tout du côté de Barberie, sa subjectivité éclatée, fracturée de l'intérieur, pour la suivre jusqu'au point de rupture, sa dépression, pour se trouver ensuite du côté de la subjectivité de ses enfants. Puis, lors de la troisième partie, une conjonction se produit. Barberie s'accomplit. Se rencontre. Se retrouve plus sereine après les aventures qu'elle a traversées. Elle a ce projet de départ pour l'Angleterre. Pour partir seule, de manière acceptée par ses enfants, déliée, paumes en avant.
Trois parties dans un film qu'il s'agirait/qu'il s'agissait de remonter, une façon violente de se chapitrer soi-même, pour s'auto-saboter. À l'instant où il était essentiel de savoir quelle est sa nature, ce qui faisait son moi, son unité, Sophie Fillières démembre Barberie, la dépèce de son vivant. Dans le même temps, un mouvement d'ensemble contrarie cette dissociation, pour signifier que ce découpage de son unité, c'est la forme que prend Barberie, qui fait penser à une femme qui s'en va. Une Wanda, de Barbara Loden, qui partirait, avec sourire. Wanda, certes, n'est pas du tout dans la même tonalité de cinéma, très heurtée pour raconter l'histoire d'une personne qui abandonne tout. Traverse une partie de l'Amérique défavorisée. Qui ne sait pas où elle va. Ma vie Ma gueule en serait a priori le contre-emploi. Pourtant, Barberie se défait de tout. Opère une mue sans qu'on sache vers où elle la portera, sinon vers cette fin en forme d'effet Brigadoon de Minelli, qui est à l'horizon du film, ce moment où se découvre le paysage, avec son secret jamais formulé, toujours montré, contenu dans ce proverbe africain : si tu recules, tu meurs ; si tu avances, tu meurs. Alors pourquoi reculer ? L'art de Sophie Fillières est de produire, sous couvert d'humour et de de manière très feutrée, cette puissance d'arrachement très grande, ces petits pas de Barberie, en fin de film, pour décider de sa vie, qui l'emmèneront au bout de son monde.
Finalement, quelle était donc cette nature de Barberie ? J'aurais pu penser, facilement, qu'elle est un personnage de type existentialiste. Quand elle se demande ce qu'elle est, quelle est son essence, le film de sa vie lui répondrait que son existence précède son essence. Elle ne serait rien d'autre que ce qu'elle fera. Sa réalité ne serait pas un système logique, mais une subjectivité individuelle qui échapperait à toute logique, et dont les choix, les activités, les responsabilités, détermineraient la place dans l'existence. Philosophie terrible, du choix, de la responsabilité absolue. Sartre ira très loin en ce sens, qui pensait que nous sommes responsables de tout, que partout, nous avons au moins une manière de penser, d'adhérer ou de refuser ce qui se passe, qui définit notre liberté.
Albert Camus, avec son thème de l'absurde, ne cherchera pas à résoudre ce mystère de l'existence, mais à l'accepter. La philosophie ne pourrait pas l'expliquer, par ailleurs, dit-il. Ce sont les romans et la vie humaine qui devront assumer ce mystère avec courage en portant l'existence humaine dans toute sa complexité. L'essentiel serait de reconnaître l'existence dans sa brutalité : être, c'est être réel, comme Le voyageur sans bagages d'Anouilh se cogne à tous les murs en partant, mais part. Exister, ce serait échapper à l'inexistant, au néant, à la mort. Il fallait donc exister avant d'être. Voilà la solution que trouverait Barberie à son problème de nature, en fin de film. Elle n'en aurait pas. Elle ne précéderait pas son existence. Elle ne la prédéterminerait pas. Il lui appartenait de faire de ce vide la matière d'une chance.
Pourtant, plus je regarde Ma vie Ma gueule, moins je peux me résoudre à réduire Barberie à une idée, fut-elle philosophiquement grande. Au moment de lui conférer l'être, ce serait l'étêter. Barberie est autre chose, faite d'une autre matière. Elle est tout du côté de la poésie. De sa poésie. Lorsque je la regarde, je pense alors à autre chose, de plus léger, donc de plus fondamental parce qu'insaisissable. Je pense au travail de Ben Vautier, plus connu sous le nom de Ben, dont les œuvres sont reconnaissables à raison de leurs « écritures » déclinées sous diverses formes, des lettres blanches sur fond noir. Ben questionne tout, s’étonne de tout et a un programme : une idée par jour. L'une de ses idées, un jour : ouvrir La Fondation du doute, dont Barberie a toujours été membre.
Adolescent, déjà, Ben invente : la théorie des chocs. Il a 16 ans. Il travaille à la librairie le Nain Bleu. Chaque fois qu’il a un choc dans un livre d’art, il déchire discrètement la page pour la punaiser dans sa chambre à coucher. Ben punaise des chocs. Il y a John Cage, il y a Duchamp. Voilà les racines qui soulèvent la terre. Qui font que tout est possible comme : s’asseoir sur la Promenade des anglais, écrire « Regardez moi cela suffit » et rester pendant une heure. Comme signer les choses. Un jour, Ben écrit : « Je doute ». À cette phrase courte, pas besoin de s’étendre. Une écriture ronde. Du blanc sur du noir. Il écrit « Je doute ». Il écrit aussi J’aime qu’on m’aime/ Écoutez-moi/La mort, c’est du temps perdu. Tout ça, sur du doute.
L’atelier intérieur de Barberie est ouvert au doute, aussi. Elle veut, comme Ben, faire de la poésie. Tracer et signer la ligne d’horizon en tant qu’œuvre d’art. Signer le manque ou l'amour. Les arbres et les plantes. Signer la nuit. Le vent dans la lande britannique. Le centimètre que l'Angleterre perd par an sur la France, s'il existe. Et rien à voir avec le scepticisme. Barberie pousse le doute jusqu’au point 0 pour bien recommencer. À 55 ans, un doute sans résolution, mais un doute accompli. Qui fait confiance à soi : puisqu’enfin, elle tient les rênes de ce qu'elle croit ou pas. Son doute, c’est le contraire de l’hésitation, le doute qui fait l’action. Barberie a simplement abandonné la certitude. Un jour elle entre dans la clarté. Elle signe la vie. Elle se prend pour Ben. Elle dit moi aussi. Le chemin ira vers n’importe où, sans faire n’importe quoi. Il cherchera la vérité. Car créer c’est douter, douter c’est toujours créer, comme j'aimerais un jour moi aussi inventer mes propres pas.