« Lux Aeterna » : La Béatrice de Gaspar Noé
Une nouvelle fois, Gaspar Noé prouve avec Lux Aeterna qu'il est le batracien préféré du cinéma français, la grenouille franchouille qui enfle du rêve juvénile d'être un bœuf du cinéma mondial. S'ingénier à vouloir à chaque film donner raison à la fable proverbiale de Jean de La Fontaine a un coût, celui de l'épate et de l'éclate dont les coups font pschitt quand ils ne font pas plouf.
« Lux Aeterna », un film de Gaspar Noé (2019)
Pour les yeux et les oreilles de Chris Desp.
L'homme à la tête d'œuf est un enfant gâté dont la nouvelle gâterie produite par une chic maison de couture est un moyen-métrage jouissant du grand luxe de la distribution en salles. Parce que l'amphibien a la faim du bovidé il a les yeux bêtement plus gros que le ventre en plaçant dorénavant son nombril sous la double tutelle de Dreyer et de Dostoïevski. Un thème opportuniste (le revival de la sorcière), deux actrices qui en ont dans le pantalon (Béatrice Dalle et Charlotte Gainsbourg), le tournage d'une bouse kitsch virant apocalyptique (un orage fiche la pagaille sur le tableau électrique après le MDMA dans la sangria de Climax) devraient témoigner, mais de quoi ? De cela : si les ogres du cinéma gagnent en conscience féministe, ils rêvent encore aux génies d'hier qui ne s'embarrassaient pas de scrupules politiquement corrects en bousculant leurs actrices au nom des sacrifices nécessaires de l'art.
Lux Aeterna ne raconte pas tant la victoire à rebours des sorcières sur les inquisiteurs de cinéma d'hier et d'aujourd'hui. Le film de Gaspar Noé est plus sûrement la déploration, parfaitement audible malgré la cacophonie, d'un réalisateur qui voudrait tutoyer le génie de ses prédécesseurs en nourrissant la nostalgie des temps glorieux ou bénis où il n'y avait pas à culpabiliser quand les actrices étaient brutalisées parce que la violence était exigible du grand art dont la preuve limite consistait à en rédimer la difficile nécessité.
L'arche de Noé,
la chambre d'une adolescence prolongée
Après la croix de Christopher Nolan, on connaît la Béatrice de Gaspar Noé : rêver des géants qu'il ne rejoindra jamais en refusant de devenir le nain qu'il est. Son cinéma est l'arche recuite des aspirations qui s'échappent en exhalaisons, pleine des génies tutoyés en imagination par des avortons, saturée des bandaisons réitérées par crainte obsessionnelle de la débandade comme une démangeaison. Que les pisse-froid passent leur chemin et aillent se faire enculer, voilà ce que nous diraient le gardien de l'arche et ses affidés. On n'oublie pas que dans Irréversible (2002) le gag – parce que c'en était un, mauvais goût assumé – consistait à trouver le violeur surnommé « Le ténia » caché dans le terrier d'une boîte de nuit SM appelée le Rectum.
Contrairement à ses maîtres dont il cherche à (se) convaincre qu'ils sont ses pairs, Noé ne connaît qu'un seul et unique clivage et c'est celui qui le fait hésiter entre Charybde (la bêtise de qui force outrancièrement ses moyens à seule fin de convaincre de son génie) et Scylla (l'idiotie de qui ne peut pas ne pas se retenir de rendre compte de la vanité risible de ce forçage-là). L'auto-conviction est une auto-intoxication sur laquelle capitalise une commande d'Anthony Vacccarello pour la maison Yves Saint Laurent qui s'inscrit dans une série intitulée « Self ».
L'ambition visant les montagnes du génie accouche ainsi de prétentions aussi petites que des crottes de souris et ce n'est pas qu'on ne les aime pas les souris, au contraire, il suffira seulement de penser à la Joséphine de Kafka. Mais son chant qui faisait la joie de son peuple n'était si grand que parce que le peuple des souris en avait décidé ainsi en y reconnaissant la mélodie impersonnelle de leur espèce, jamais elle. Qui vise la montagne du génie a pour chance de rédimer sa bêtise en étant aussi à l'écoute de l'idiotie enveloppée dans la ritournelle de la petite souris.
« Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs » dit la fable mais la seigneurie n'est en dépit du titre ligetien-kubrickien pas plus étendue que la chambre du garçon qui s'y confine en faisant durer au-delà de sa date d'expiration les plaisirs solitaires de son adolescence, posters et sono, Sopalin et vidéo. C'est le moment de vérité de Lux Aeterna, celui où les actrices qui improvisent se souviennent en split-screen des garçons qui leur ont éjaculé sur le pantalon. Pour Charlotte le garçon est un gamin qui, sur un tournage, n'a pas réussi à retenir son orgasme ; pour Béatrice c'est un pervers croisé dans une salle de cinéma et démonté par ses copains kepons. L'un a idiotement éjaculé, l'autre l'a été plus bêtement et ce sont là les deux versants du cinéma de Noé qui, jamais peut-être, n'auront été aussi explicités, ce qui n'est après tout déjà pas si mal.
Le cinéma sur-conscient de soi, self-conscient jusqu'à l'obésité du bovidé est conscient aussi de cela, à savoir l'allongement de la fréquence des éjaculations précoces quand après l'adolescence a désormais succédé l'âge de l'adulescence. « We Fuck Alone » a indiqué un jour un court-métrage du réalisateur. On y entend aussi une profession de foi, une manière d'envisager par la plus petite couture du pantalon l'art du cinéma – son lard. Lard ou cochon, la question se pose en effet depuis Carne (1992) et Seul contre tous (1999).
Bourre et bourre et se rétame
L'épilepsie devrait être forcément au bout du Golgotha du spectateur. Mais la grenouille qui rêve de se faire aussi grosse que le bœuf a les pneus qui crèvent d'emblée et deux fois, faute à la tutelle à deux têtes qui écrase le surmoi de la tête d'œuf en lui rappelant de quel bois elle est doublement faite. D'abord parce que le bonheur précédant l'épilepsie décrite par Dostoïevski se renverse ici en mal de crâne de l'hystérie du tournage apocalyptique, qui n'est franchement pas un bonheur quand de surcroît il précède l'autre mal de crâne provoqué par le shaker du stroboscope frénétique. Ensuite parce que la sorcière de Dreyer est l'allégorie d'une époque (le nazisme) qui documente également les violences réelles de la mise en scène quand le réel est le grand absent de la fantasmagorie de poche de Noé qui n'a rien d'autre à documenter – un air connu du Carnaval des animaux en suggère d'ailleurs l'idée – que l'aquarium de son ciboulot saturé.
L'enfant gâté est celui de l'immaturité, d'où son hystérie parce qu'il cherche à tout prix – n'importe lequel – à obtenir cette reconnaissance qui, forcément, sera toujours insuffisante, à jamais insatisfaite. Il ne le sait que trop comme Béatrice a les crocs de se voir mise sur la touche par un producteur sexiste en faveur du chef opérateur qui peut accéder au poste tant convoité de réalisateur. Et doit-on s'étonner alors qu'il ressemble à la version prématurément vieillie de celui qui remet le couvert de la mise en scène de l'enfer sur Terre comme le diable est nécessaire au bon dieu pour rappeler que l'enfer est pavé de bonnes intentions. « Dieu merci, je suis athée » : l'ultime citation d'un certain Luis B. reste la savoureuse aporie d'un cinéaste qui, élevé chez les jésuites, sait bien que l'athéisme est l'un des plus beaux bâtards du christianisme ; elle sert chez Noé de dernier clou pour la grenouille coincée dans l'impasse pavée des intentions lourdaudes du bovidé.
C'est pourquoi on ne peut sérieusement en vouloir à un garçon pas si méchant au fond dont les laborieux supplices renouvellent à l'époque postmoderne et désenchantée le style de Saint-Sulpice.
Certes, la surexposition des hautes références ont tout des bassesses hautaines de l'auto-adoubement et la police romaine n'aide pas la grenouille à désenfler, loin de là. Les adresses fraternelles aux génies par leur prénom allégeraient la sauce sur le versant assumé de la parodie mais l'ours cher aux carnavals de l'époque médiévale s'expose ici comme une antiquité empaillée. C'est vrai que la grenouille bourre tant qu'elle peut en visant l'horizon démiurgique du bovidé. Le batracien bourre et bourre et se rétame finalement dans la confusion sans rémission entre la bêtise de celui qui bande tant qu'il peut les muscles de son esprit de sérieux et l'idiotie de celui qui voudrait seulement s'amuser de s'en barder. Il faut dire qu'on aura été plus d'une fois prévenu, par la récente et absconse « inversion intégrale » de Irréversible (zéro + zéro = la tête à toto) ou par un titre programmatique : Enter the Void (2009).
La leçon de Humpty-Dumpty
La destruction fut la Béatrice de Mallarmé. La Béatrice de Noé consiste pour la grenouille prétentieuse à crever en se rétamant sur la dalle en béton de ses bovines ambitions. Pour la grenouille rêver du bovidé c'est peut-être songer aussi à la boucherie des critiques qui seront consacrées à ses rêveries, gonflées qu'elles sont du consensus mou qu'elles suscitent rituellement. Pourtant, la tambouille orangée des films tournés par un homme qui se casse aussi ostensiblement le crâne d'œuf pour les concocter ressemblent toujours visuellement à des omelettes tomatées. Ce n'est pas qu'on ne les aime pas les omelettes aux tomates mais à force de confondre l'écran avec une poêle à frire il n'est pas dit que l'omelette ne finisse pas en tas informe ratatiné sur le sol.
Peut-être le marmiton au gros citron serait-il inspiré de relire les textes écrits par Georges Bataille pour la revue Acéphale. Peut-être devrait-il s'en remettre aussi à une vieille comptine anglaise, dont la morale a suscité de puissants effets chez Lewis Carroll et John Lennon, s'il a encore en lui le désir de sauver un peu d'enfance et de sa sauvage innocence d'une adulescence crâneuse et tumescente.
« Humpty Dumpty sat on a wall.
Humpty Dumpty had a great fall.
All the king's horses and all the king's men
Couldn't put Humpty Dumpty together again. »(1)
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Gaspar Noé
- Thibaut Grégoire, « Climax : la Danse Macabre de Gaspar Noé vers la Beauté », Le Rayon Vert, 20 novembre 2018.
Notes