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Katy O'Brian et Kristen Stewart sur leur camionnette dans Love Lies Bleeding
Esthétique

« Love Lies Bleeding » de Rose Glass : Un amour mythologique

Louis Leconte
Love Lies Bleeding s’intéresse aux pulsions qui poussent irrémédiablement le corps vers des objets d’assouvissement, qu’ils soient vitalisants, mortifères, ou les deux. De ce point de départ, Rose Glass ramène l'amour à son existence physique, voire physiologique, qui ne serait qu'une autre modalité de la vie du corps, tout en enrobant son récit d’une patine mythologique qui en densifie la portée évocatrice.
Louis Leconte

« Love Lies Bleeding », un film de Rose Glass (2024)

Love Lies Bleeding est une œuvre pulsionnelle sur le pulsionnel. Le second long-métrage de la réalisatrice britannique Rose Glass se présente aux premiers abords comme un film sur la dépendance – à la nicotine, aux stéroïdes et bien sûr, à l’amour. En réalité, il ne s’agit pas tant d’étudier la dépendance – comme phénomène d’addiction sur la durée – que de s’intéresser aux pulsions qui poussent irrémédiablement le corps vers des objets d’assouvissement, qu’ils soient vitalisants, mortifères, ou les deux. C’est sous cet angle que Rose Glass aborde la relation amoureuse qui se noue entre ses deux protagonistes : Lou (Kirsten Stewart), tenancière du club de gym possédé par son malfrat de père, et Jackie (Katy O’Brian), bodybuildeuse en route pour Las Vegas et descendante symbolique des « Okies », ces fermiers de l’Oklahoma poussés sur les routes en direction de l’Ouest par la Grande Dépression de 1929.

Avant qu’elle ne rencontre Jacky, Lou nous est présentée comme une fumeuse aux prises avec sa dépendance. Un podcast d’accompagnement anti-tabagique explique à Lou, ainsi qu’aux spectateurs, qu’en substance, l’élan du fumeur vers la cigarette naît toujours d’un manque à combler. Une fois la relation entamée entre les deux femmes, l’analogie qui se développe entre l’amour et les autres formes d’assuétudes paraît à première vue assez lourde, et l’enseignement du podcast par trop didactique : le sentiment amoureux viserait à combler un manque affectif. C’est pourtant bien par cette mise en équivalence entre l’amour que se portent Lou et Jacky et leur comportement destructeur par ailleurs que Love Lies Bleeding réjouit. Car ce faisant, Rose Glass extrait le sentiment amoureux de l’éther de pureté où l’ont placé quantité de films, livres, tableaux et poèmes sur le sujet, pour le ramener à son existence physique, voire physiologique. L’amour n’est plus une émotion abstraite et romantisée, elle n’est qu’une autre modalité de la vie du corps, soumis au même bain pulsionnel.

Cette approche ouvre le comportement des personnages à l’ambiguïté, car le pulsionnel prend par essence sa source dans des énergies troubles. Ainsi, lorsque Jackie quitte sur un coup de sang l’hôpital dans lequel est alitée la sœur de Lou passée à tabac pour fracasser le crâne du mari coupable, l’amour que Jackie porte à Lou se noue à d’autres ressorts affectifs, plus profonds, plus indécidables, dont seul le mélange permet d’expliquer la brutalité du geste. De même, dans le geste de Lou enfermant Jackie dans l’appartement, après que les deux femmes aient fait disparaître le corps du mari, apparaît la volonté de protéger l’être aimé, mais aussi la trace d’un manque de confiance, d’un besoin de contrôle, d’une peur de l’abandon, et possiblement de tout cela à la fois. Ces deux moments sont mis en scène comme de pures éruptions pulsionnelles : comme la détente d’une énergie rageuse explosive d’une part (exprimée par le jeu de l’actrice), comme un geste purement instinctif de l’autre (un plan « bressonien » montre la main de Lou fermer la porte à clé, sans montrer sa réflexion préalable ni un quelconque remord, impliquant le réflexe physique). Dans le régime pulsionnel mis en place par Rose Glass, les actes d’amour, de survie, de vengeance, de mort s’amalgament dans un même élan vital.

Katy O'Brian dans un concours de culturisme dans Love Lies Bleeding
© Metropolitan FilmExport

Le pulsionnel trouve son relais esthétique le plus explicite dans la gestion du son. C’est la façon dont Rose Glass se sert de l’espace sonore pour souligner la sensorialité des gestes, des coups, de la contraction des muscles et de la matière organique qui confère à Love Lies Bleeding sa qualité viscérale. En outre, la réalisatrice britannique systématise un procédé sonore singulier : la ponctuation des raccords images par des sons secs, claquants, ou tranchants, et toujours brusques. Des interstices de la matière-film jaillissent donc des équivalents formels de la détente pulsionnelle. Petit à petit, Love Lies Bleeding déploie un territoire filmique fait de surgissements et d'angles morts. Jackie surgit derrière Lou et Daisy pour éliminer l’ex-petite copine collante, après que cette dernière ait elle-même surgit à la fenêtre de la voiture de Lou occupée à transporter le corps sans vie de feu son beau-frère. Le père de Lou surgit dans l'esprit de sa fille sous forme de visions sanglantes qui hantent le personnage. Chaque surgissement provoque des réactions hormonales et émotionnelles en chaînes (adrénaline, peur, colère, incompréhension, …), dans le chef des personnages puis du spectateur.

En mettant ainsi en mouvement des actes pulsionnels visant à la résolution d’une tension, ces personnages-surgissants deviennent des sortes de pulsions-de-film qui travaillent la matière d’un film-organisme dont la crevasse-tombeau du récit représenterait une sorte de subconscient. Cette brèche dans le désert du Nouveau-Mexique dans laquelle Lou et Jackie font disparaître le mari violent est littéralement présentée comme l’espace symbolique du refoulé : une cavité sombre et profonde dans laquelle est enfouie la noirceur du passé. L’enjeu narratif principal consiste alors à assumer les conséquences de l’excavation de cette brèche-subconscient. Rose Glass métaphorise le retour du refoulé en ouvrant Love Lies Bleeding par un mouvement de caméra qui part de l’intérieur de la brèche, passe par le ciel étoilé et s’arrête sur un plan large du club de gym tenu par Lou. Ce plan large contient en puissance tous les enjeux du film : le club de gym dit l’emprise du père sur la fille, comme il annonce la rencontre de la fille avec l’amante bodybuildée, et comme il préfigure le devenir mythologique du film par la présence vertigineuse de la voûte céleste.

Love Lies Bleeding se résout en effet par une scène aux atours mythologiques, dans laquelle Jackie devenue titan immobilise le père destructeur pour que Lou puisse accomplir son acte de vengeance. Tout comme l’amour, les récits mythologiques se parent souvent d’abstraction ; ces récits contiennent pourtant de l'organique et du pulsionnel, d’enfants et de parents qui copulent, se mutilent ou s’entredévorent. C’est donc tout à fait pertinemment que Rose Glass vernit son récit de vengeance et d’amour pulsionnel d’une patine mythologique qui en densifie la portée évocatrice. Ces récits nous ont appris que les dieux perchés dans l’azur sont tout comme les mortels soumis à des pulsions troubles et sanguinolentes, Rose Glass nous rappelle qu’il en va de même de l’amour.