« Lost in Translation » de Sofia Coppola : Orange mélancolique
Le deuxième long-métrage de Sofia Coppola, Lost in Translation (2004), à travers la rencontre d’un quinquagénaire fatigué de sa vie comme de son mariage, acteur sur la fin, Bob (Bill Murray), avec une à peine ex-étudiante et jeune mariée désillusionnée, Charlotte (Scarlett Johansson), dans un hôtel au Japon, interroge le sens de leur existence. Une quête qui, toutefois, se termine paradoxalement dans le film, à l’instant de son dernier soupir, sans aucun Graal ni lot de consolation distribué, mais par le partage d’un secret, Bob le dévoilant/le murmurant à l’oreille de Charlotte, en un sens qui sera pour toujours dérobé au spectateur, demeurant une énigme inaudible pour lui. Lost in Translation n’offre donc pas de magic box, mais un film sous forme de « boîte noire », une interrogation sur le sens de la vie à laquelle cherche à répondre Sofia Coppola par une énigme sous forme d’absence de solution, sans doute parce que les véritables questions ne s’épuisent jamais dans les réponses.
« Lost in Translation », un film de Sofia Coppola (2004)
Voici la « boîte noire » de Lost in Translation: l’inexorable exigence d’être soi et rien d’autre, tout cela peut être la source d’un profond désespoir, conduisant à la solitude des êtres, celle de Bob comme Charlotte. Mais le film affine du même souffle qu’il existe une autre voie possible qui n’est ni une fuite, ni un remède : celle de la joie tragique ; une allégresse dans la lucidité. Pour Bob et Charlotte, toutefois, cette joie toute curieuse ne semble pas qu’un bon moment (à passer ensemble) ou un bonheur passager (par l’effet de leur rencontre) mais bien un mécanisme approbateur, une prise en charge sans réserves de ce qui survient, un consentement à la vie, une fois défait des pesanteurs du rien, ce quotidien qui ossifie, un mécanisme approbateur qui opère selon deux voies dans le film, sur la forme et sur le fond, de sorte que le dire et le faire du film fasse que sa matière exprime sa manière, afin d’être véritablement au monde pour Bob et Charlotte, dans un rapport non plus de difformité mais de conformité : par la reconnaissance que tout ce qui est familier est étranger (les mariages respectifs de Bob et Charlotte comme leur rapport immédiat au monde), et par la réciproque, que tout ce qui est lointain est proche (du Japon à Bob et Charlotte, qui sont aux antipodes les uns des autres) ; par la mise en place aussi (esthétique, scénaristique et sonore, exprimant la manière du film) d’un climat non tempéré propre à rendre compte de cette étrangeté pour Bob et Charlotte, pour leur faire apercevoir cette réalité malade qui est la leur, mais pour en faire, peut-être, aussitôt la matière d’une chance, illustrée par un genre singulier à l’écran, celui de l’onirisme.
Le carnaval des âmes
Tout ce qui est familier est étrange, dans le film de Sofia Coppola, qui soumet à rude épreuve ses personnages, semblant perdus, non pas simplement dans un pays lointain mais dans leur propre existence, leur propre langue, comme ils seraient plongés dans un trou noir. Comment, dès lors, restituer au singulier, à l’inchangeable (ce qu’ils sont, en tant qu’individus), à leur mutisme comme leur solitude, éprouvant ce sentiment de n’avoir prise sur rien, les attributs de la puissance, donc de la souveraineté ? Comment les rendre à nouveau maître d’un royaume sans bornes ni sujets, Bob et Charlotte paraissant n’avoir pas (pour Charlotte, qui entre dans la vie) ou plus (pour Bob, qui est sur le tard) d’épaisseur en tant qu’individus à la façon dont leur monde lui-même n’a pas ou plus de consistance ? Le film de Sofia Coppola est en effet une mise en œuvre de la différence, d’une éducation à l’étrangeté à travers la rencontre improbable de Bob et Charlotte comme du regard qu’il porte sur le monde, rappelant l’injonction de Derrida : « Ce qui me guide, c’est toujours l’intraductibilité ». Le particularisme du point de vue, de la singularité, qui fait la couleur locale de chacun, voilà ce qui est sans cesse présent dans le film, à titre d’ « imminisable minime minimum » (S. Beckett, Cap au pire), qui s’annonce dans les premières minutes fondatrices du film.
Précisément, lors de son arrivée à Tokyo, dans son hôtel, Bob est accueilli, cadeau donné en main de la part des hôtes mais aussi avec un courrier de la part de sa femme, lui signalant qu’il a oublié l’anniversaire de l’un de ses enfants, ses enfants qui ne voudront jamais lui parler au téléphone, lui qui se trouve pourtant si loin d’eux. Bob qui, le même soir, reçoit encore un fax, à 4h20 du matin, toujours de la part de sa femme, dont toutes les conversations ultérieures se résumeront à la décoration maison comme à des discussions décalées dans le temps et l’espace, la nuit pour Bob, le jour pour sa femme : « Tu n’as pas choisi l’étagère que tu veux pour ton bureau, choisis-en une », et de lui envoyer illico un modèle type Ikea. Au même moment, dans le même hôtel, voit-on Charlotte, au côté de son mari dans le lit conjugal, incapable, déjà, de trouver le repos, quand son mari dort du sommeil du juste, c’est-à-dire de celui qui est ajusté à son monde, qui a trouvé sa place, qui possède la part qui lui revient/qui lui convient tellement bien qu’il en ronfle quand sa femme est déplacée/empêchée de dormir, signalant aussitôt, comme pour Bob, un problème de décalage horaire comme de fuseau existentiel : tout comme l’un a oublié l’anniversaire de son fils, Charlotte n’est pas à l’heure de son mari, n’est pas à la hauteur de sa vie. Désaxés comme la terre est inclinée, Bob et Charlotte sont dans le monde de travers.
Étrangeté encore, le lendemain, lors de la première séance photos de Bob, car Bob est venu au Japon, dira-t-il plus tard à Charlotte, pour fuir sa femme à laquelle il est marié depuis tant d’années mais aussi l’anniversaire de son enfant, venu donc au Japon se faire tirer le portrait pour une publicité vantant les mérites d’une boisson alcoolisée plutôt que d’être sur les planches, lui l’acteur finissant/vieillissant auquel le photographe japonais, très directif, donne des indications à ce point précises qu’elles en deviennent longues et rébarbatives que la traductrice, présente sur le plateau, curieusement, résume très succinctement, ce dont s’étonne Bob : car ce qui vient d’être dit est déjà perdu, que résume la position du corps de Bob lors de la séance, position inconfortable, Bob ne sachant jamais comment la tenir, un problème d’ajustement comme le lit de Charlotte lui semblait malaisant. Bob se trouve plongé dans un monde intraduisible, une langue étrangère (celle d’un pays comme celle de sa femme), un corps dispersé métaphoriquement au Japon, dont les membres écartés entre ici (Tokyo) et là-bas (l’Amérique) disent combien sous quelles latitudes impossibles se trouve-t-il.
Charlotte, personnage pourtant à rebours de Bob, est à l’épreuve tout autant. Jeune mariée depuis deux ans à un mari photographe qu’elle a accompagné à Tokyo (pour n’avoir rien d’autre à faire dans sa vie, confiera-t-elle à Bob), appelle au petit matin son amie Lauren, en pleurs, lui narrant une visite faite la veille dans un sanctuaire où des moines frappaient un gong, sans que cela ne lui provoque le moindre effet spirituel. Charlotte, si jeune, si fraîchement entrée dans la vie, est déjà abîmée, n’éprouve plus rien, aux cieux comme sur la terre, qui dit ne pas connaître davantage son mari, qui lui demeure étranger comme elle ne parvient pas à communiquer sa peine : « Je n’connais pas l’homme que j’ai épousé », mais peine intraduisible tout comme Bob ne comprenait rien à ce qu’on lui disait lors de la séance photos, son amie Lauren coupant bientôt la conversation, revenant un instant plus tard pour lui demander à nouveau de ses nouvelles, comme si le sens s’était enfui, comme si Charlotte n’avait jamais rien dit, et Charlotte de conclure : « rien, rien », non, il ne reste déjà plus rien. Charlotte qui, solitairement, voudrait tenter une échappée spirituelle, au son du cd d’un coach de vie, dont le titre, « À la recherche du sens de votre vie », ne la rend pourtant pas dupe, de sourire l’écoutant. Aucune trouée ne lui semble possible comme la vie de Bob est embouchée.
Comment donc concilier l’inconciliable, l’écart insurmontable qu’il y a entre ce familier qui devrait être le plus proche, qui semble pourtant si réfractaire à toute forme de saisie pour Bob et Charlotte, ce quotidien lointain, ce quotidien japonisé ? Le film fonctionne en effet sur un paradoxe apparent, car si la rencontre entre les personnages de Scarlett Johansson et Bill Murray viendra, si leur incompréhension face au monde/à leur monde comme leur solitude formera plus tard couple, ce couple est un drôle de couple, un couple désaccouplé, un couple mêlant le proche et le lointain car c’est non pas sur le fondement de ce qui fait lien par effet de ressemblance comme de reconnaissance entre eux que la magie se produira puisque tout les dissocie (par l’âge, la taille, la profession), mais sur fond de dissensus, sur ce qui dissout apparemment les liens. Dans Lost in Translation, l’idée de couple (de ce qui est proche) se réfute ainsi elle-même. Les couples officiels de Bob et Charlotte, tous deux mariés, étant en crise, le couple tenté par Bob et Charlotte doit-il ainsi, dès lors, « mieux rater » que leurs « véritables » couples respectifs ne l’ont fait. La vertu du couple Bob/Charlotte réside alors dans le travail du négatif ; apophatique, il est une dissidence passionnée et têtue contre l’orthodoxie instrumentaliste du mariage. Il y a dans leur couple une nécessité de désapprentissage, de destruction du commun qui se trouve toujours sous l’emprise de similitudes. Leur couple désécrit, contrécrit et ré-écrit : il exprime l’inexprimé ; il est un couple de l’effraction, qui s’assume avec un peu plus de modestie. Il est un couple de l’étrangeté au monde, c’est-à-dire, dans la langue filmique de Sofia Coppola, un couple de la mélancolie, thème qui revient chez elle une nouvelle fois, infléchissant sans la trahir la tradition de la pensée mélancolique. En effet, quand le mélancolique est souvent présenté comme un personnage solitaire, une monade, un individu seul face au monde/face à son monde, chez Sofia Coppola, la mélancolie est en partage : elle était familiale dans Virgin Suicides (2000) comme nationale : les sœurs Lisbon étaient collectivement frappées de cette mélancolie comme un pays, les États-Unis, gagnés par effet de contagion par cette humeur noire, un pays qui, en raison de sa toute-puissance, se trouvait alors dans un rapport de solitude face au monde. Dans Lost In translation, la mélancolie n’est pas que celle de Bob ou Charlotte pris individuellement, elle est d’abord et avant tout celle formée par leur couple.
Lost In Translation, sur le terrain de la mélancolie, est alors l’occasion pour Sofia Coppola d’explorer plus avant ce territoire, mouvement initié largement dans Virgin Suicides. La douleur véritable serait précisément de vouloir remédier à cette mélancolie, ce que ne feront ni Bob ni Charlotte. Au contraire, si elle est explorée, ce que l’aventure du film autorise, elle pourrait peut-être aussi provoquer chez eux une certaine forme de joie paradoxale par laquelle se terminera le film, joie courte, certes (le temps d’un voyage à l’étranger, au Japon/le temps d’une rencontre/d’une éclipse amoureuse), en faisant droit au devenir, au mouvant, en tâchant d’épouser son mouvement, c’est-à-dire en renonçant dans le même temps au fixe, à l’immuable, au tout (au refus de la sédentarité : dans un mariage, une profession, en somme, un destin). Une forme de joie paradoxale, une joie tragique, donc, la farce faite à la quête du sens de son existence.
Cette joie est explorée à l’écran par Sofia Coppola, qui est possible tant que la vie est suspendue en un pur instant. Ainsi Sofia Coppola filme-t-elle une histoire in vivo, telle qu’elle se déroule sous nos yeux de spectateurs, en une attente ouverte au devenir et non enrégimentée dans quelque continuité ordonnée qui la forme, la sectionne et la limite : le couple que forme Bob et Charlotte remporte ainsi une victoire dans la défaite, car un couple est censé durer, s’inscrire dans le temps, quand le leur prendra aussitôt fin qu’il a commencé, à la manière dont Prométhée, Œdipe ou Antigone, font triompher leur « cause » à travers leur anéantissement. Leur joie n’est donc pas le contraire de la tristesse, mais une joie transcendée par reconnaissance du tragique de l’existence. Pour ne parler que d’Œdipe, les personnages du film de Sofia Coppola se refuse à la volonté de tout savoir sur eux-mêmes comme sur les autres, l’excès de la libido scienci, cet « œil de trop », comme dit Hölderlin, et sa mort symbolique : ses yeux qu’Œdipe se perce, son ostracisme, auquel Bob et Charlotte se refusent, le film se terminant sur un mystère.
La mélancolie est donc la vigilance que Bill et Charlotte se doivent à eux-mêmes, en découvrant que, étant au monde, ils font l’expérience de la contingence, donc de l’absurdité. Mais celle-ci peut alors être soit prolongée, soit reniée : soit délivrer chacun de l’injonction de trouver un sens à sa vie (que fera Charlotte de son avenir, elle qui a fait des études de philosophie qui mènent à tout, c’est-à-dire nulle part, qui a commencé la photo pour l’abandonner aussitôt, la photographie ne conservant rien du présent mais le tuant à vouloir se l’accaparer, Charlotte qui voudrait encore devenir romancière mais tout ce qu’elle écrit serait bien trop méchant pour qu’elle s’y complaise ?), ne pas donc chercher un sens à sa vie, chacun étant le produit d’un concours extravagant de circonstances (quelle probabilité pour que Bob et Charlotte se retrouvent dans cet hôtel, probabilité réduite à ses dimensions lilliputiennes par le contraste de tout ce qui les sépare sur le papier), autant de données qui peuvent paradoxalement permettre à Bob et Charlotte de poser un pied plus léger sur terre ; soit au contraire en appeler aux forces telluriques du sens, à la pesanteur toute terrienne du propriétaire, choix qui sera fait par Sofia Coppola dans son dernier film, qui ne laisse pas d’intriguer, On The Rocks (2020).
En somme, dans Lost In Translation, il y a une leçon de la contingence, une façon de s’acclimater de la facticité de l’existence où Bob et Charlotte se trouvent. Son mot d’ordre, au vrai, n’est pas que tout est sans sens, mais que tout est sans nécessité, quand On The Rocks semble considérer au contraire que tout est sens dessus dessous, ce à quoi Laura (Rashida Jones) va s’efforcer de remédier dans le dernier film de Sofia Coppola en réinstallant un ordre disparu, et professionnellement, et dans son couple.
Tout est sans nécessité dans Lost in Translation, c’est-à-dire encore étranger ; ce que l’utilisation de la musique du groupe Air, dans le film, accompagne singulièrement. Une musique qui joue comme un commentaire antébrechtien sur le film, produisant non pas un effet de distanciation mais d’amplification d’un registre bien particulier, qui fait l’ambiance sonore comme il occupe le temps et l’espace du film, celui de l’onirisme.
Brumes électriques
Il a beaucoup été écrit, à cet égard, sur la musique du film de Sofia Coppola, sur le « son planant » de Air, pour dire la beauté comme le caractère éthéré de Lost in Translation, musique associée au jeu des couleurs, les tons pastels du personnage de Scarlett Johansson, ajoutant sans doute à l’allure évanescente du personnage comme Charlotte semble incapable d’agripper quoi que ce soit dans sa vie pour s’y tenir fermement, ce luminaire qu’elle accroche dans sa chambre d’hôtel, si fragile qu’on aurait peine à le voir s’allumer. Il pourrait être proposé une autre lecture de cette musique électronique, dont les ambiances sonores sont si amples qu’elles élargissent la réalité perçue par Bob comme Charlotte, le film mélangeant à la fois une esthétique documentaire, sur Tokyo et ses environs, ses gratte-ciels, ses rues bondées, les bars et karaokés, ses temples, un espace documentaire dilaté par l’onde sonore onirique. Ses habitants filmés dans leurs pratiques du quotidien, qu’il soit nocturne ou diurne, leurs habitudes comme leur rythme, mélange de lenteur (visites dans les temples) et d’effet d’accélération, de rythme comme de bruits (scènes dans les bars ou les salles de jeux vidéos que visitent en spectatrice Scarlett) mais aussi de contre-rythme comme de silences (visites encore dans les temples comme la participation à une séance de décoration florale japonaise pour Charlotte) qui crée des effets de contraste installant le décor d’une ville alliant le beau au laid pour mieux signifier l’état d’esprit dans lequel se trouve les personnages : un inconfort dans leur existence, dans un lieu (un hôtel) qui pourtant s’efforce au possible à leur confort : piscine intérieure dans laquelle se rendent, de nuit, Bill et Charlotte, salon de massage, sauna, bar, chanteur/chanteuse jazzy avec laquelle Bill terminera une nuit jusqu’au service d’une escort girl proposé à Bill pour une scène éroticomique par laquelle s’ouvre à peine le film.
Ces effets de contraste sont sous-tendus par une somme de dissimilitudes vertigineuses dans le film, propre à créer cette ambiance onirique. Au principal, et tout d’abord, cette histoire d’amour hautement improbable entre une actrice en voie d’iconisation et un acteur au physique sortie des seventies, ces acteurs choisis par le Nouvel Hollywood, en réaction au modèle hollywoodien sculptural, façon Grégory Peck et consorts, physiques de statue grecque quand Bill Murray serait une variante de Gene Hackman droopynesque (l’un des amis de Charlotte, à la rencontre duquel elle ira pour la première fois accompagné de Bob dans Lost in Translation, s’appelle, à cet égard, Charlie Brown), un physique d’élégant dégingandé qui sera pour Bill Murray la marque de fabrique de son jeu dans les films de Jarmusch (Broken Flowers, en 2005) et de Wes Anderson, marque en voie de déposition déjà, cependant, dès Rushmore, en 1998, continuée dans La vie aquatique, en 2005 et Moonrise Kingdom en 2012, en notant que Gene Hackman, précisément, a joué dans La famille Tenenbaum en 2002.
L’improbabilité de cette rencontre amoureuse entre ce quinquagénaire finissant, acteur sur le déclin, mari usé à la corde, et Charlotte, qui n’a rien de Corday, qui aimerait bien pourtant assassiner son existence, qui vient à peine d’y entrer comme dans son mariage, duplique au possible ces effets de contraste sur lesquels l’improbabilité s’articule, organisant à sa suite la composition du film. D’abord l’incongruité physique de chacun dit tout le caractère hors norme de leur rencontre qui aurait dû s’apparenter, non pas classiquement comme dans les comédies romantiques classiques par un début de télescopage pour finir en atterrissage, mais au mieux par un évitement tant Bob et Charlotte ont autant un problème de décalage horaire que visuel, rendu par la taille de chacun. Comment en effet se regarder les yeux dans les yeux quand l’un tire vers le ciel, Bob, quand l’autre entre en terre, Charlotte, malgré le fait qu’elle se trouve sans doute logé au dernier étage d’une tour de verre hôtelière dont la hauteur lui rend finalement le monde à son échelle : minuscule pour ne pas dire invisible ? Rien de commun, donc, entre Bob le grand (par la taille), qui n’est nulle part à sa place, dont la tête dépasse en permanence, ce pommeau de douche, dans sa chambre d’hôtel, qui sera toujours situé trop bas pour lui nettoyer la figure des impuretés de sa vie et Charlotte la petite (par la taille, toujours) terrassée à l’idée de manquer sa vie, vaincue avant d’avoir commencé.
Ces effets de contraste sont encore dynamisés par la loi des antipodes, Sofia Coppola maximisant/glamourisant le (pauvre) capital séduction de Bill Murray quand elle minimise au contraire le (riche) capital ensorceleur de Scarlett Johansson, par son jeu, ses tenues vestimentaires, la filmant parfois à demi-vêtue, la montrant non pas dans sa vérité mais son tremblement comme son hésitation : pour aller dans la vie, encore faut-il un semblant d’assises. Contrastes qui sont encore dupliqués dans les couples respectifs de Bob et Charlotte : si Bob monte sur les planches, sa femme lui parle boiserie et déco ; si Charlotte est originaire de N-Y., son mari l’est de L.A., Charlotte, dans la vie avec un bon de sortie de Yale, prénom français en sus qui fait sa distinction, c’est-à-dire une « bêcheuse » pour son mari photographe pourtant incapable de la saisir parce que épouse inservile (Charlotte qui fume des cigarettes contre toute forme de prévention dispensée par son mari).
De la même manière, Bob et Charlotte n’occupent pas les mêmes territoires. L’espace de l’un n’est pas celui de l’autre. Charlotte, si elle est toujours spectatrice tout comme Bob de son existence et de son environnement, est un être du mouvement/en mouvement, qui dans sa trajectoire courbe dit l’indécision, s’efforçant d’occuper un espace qui lui échappe en permanence, quand Bob est le plus souvent statique, cloué à son monde, état stationnaire de celui qui, revenu de tout, ne partira plus jamais comme Johnny s’en allait-en-guerre (Donald Trumbo, 1971) : lorsque Charlotte part à la rencontre d’une ville étrangère, s’en éloigne encore par le train (où vont les choses) pour aller visiter un temple lors d’une cérémonie de mariage, Bob ne change jamais de chaise au bar comme il est photographié assis. N’empêche, Bob voit donc aussi le monde en spectateur, mais paradoxalement pour un acteur, le film s’ouvrant sur un Bob endormi dans un taxi, musique enveloppante de Air, avant son arrivée à l’hôtel, qui découvre bientôt une Tokyo au néon, qui doit se frotter longuement les yeux pour être au monde. Bob acteur/spectateur, « dépaysé », donc, dit-il à sa femme, qui crée aussi un effet de contraste intime, un conflit intérieur, qui le place le plus souvent en situation d’observateur comme lors de cette scène à la piscine où un professeur de sport, à l’extérieur du plan d’eau, mime les mouvements que doivent faire les autres dans l’eau, Bob qui plonge finalement la tête sous l’H2O, pour entendre le monde à bas bruits au rythme de son cœur : Tokyo, ville de bruit et de couleur, où quand un moine toque un gong, lui répond en écho un jeune baguette en main frappant l’écran d’un dieu incertain, un jeu vidéo, dans un Japon où chacun, du moine au lycéen, semble maître de son destin comme en rythme lorsque Bob et Charlotte en manquent singulièrement, ce rythme qui s’emballe, la vitesse de cette machine à faire courir sur laquelle Bob s’entraîne un soir dans la salle de sport de l’hôtel, avec l’espoir sans doute de retrouver un peu d’allant, lui qui est toujours assis, qui ne parvient plus, bientôt, à la contrôler ni à s’en échapper comme de sa vie, qui crie au secours comme l’enfant aurait perdu ses parents, comme Bob a perdu ses jambes.
Tout autant, si Bob et Charlotte sont également soumis à la tyrannie du temps (que faire de sa vie pour Charlotte ? Qu’ai-je fait de la mienne pour Bob?), tyrannie augmentée par le décalage horaire comme la perception du temps en raison de leurs insomnies respectives, l’espace est tout autant un lieu de froissement dans le film. A l’ouverture de la ville comme son immensité et son peuplement répond la fermeture comme l’isolement des si nombreux lieux de claustration : avion, hôtel, voiture, train, ascenseur, chambre, lieux de tournage pour Bob et le mari de Charlotte, bars, boîte de nuit, karaoké, salle de sport, temple. Si le temps semble compté pour Bob et Charlotte, l’espace pourrait les laisser sur le bas-côté. Pour des êtres-voyages, Bob et Charlotte semblent finalement sans destination.
En somme, autant d’écarts, par l’âge, la taille, le physique, les parcours, le temps, l’espace, installent dans le film un climat comme une ambiance qui disent l’inconfort comme le mal être des personnages. Voilà donc leur point d’ancrage, malgré tout ce qui les sépare : Bob et Charlotte se comportent à l’égard de leur vie en profane ; en profane, c’est-à-dire étymologiquement, qu’ils sont comme celui qui se tient devant le temple, son temple, qui n’y entre pas. C’est que Bob et Charlotte n’ont pas un problème d’habitat. Ils ne savent pas, plutôt, habiter leur monde. Voilà pourquoi ils sont exilés (de leur pays comme de leur vie) de sorte qu’ils sont tous deux frappés d’un mal curieux, qui ne devrait pourtant pas être une curiosité au pays du soleil levant : ils sont incapables de dormir, se retrouvant chaque nuit au bar, à la piscine, au sauna, dans les karaokés et autres lieux nocturnes. Or, c’est cette incapacité fondamentale à trouver le sommeil qui va finir par régler leur vie, autorisant leur rencontre. Car Bob et Charlotte n’ont qu’un seul souhait : arriver à dormir enfin, habiter le monde. Non pas tant pour se reposer, mais pour être dans ce tiers du temps de sa vie où l’on n’y est pas, sortir de leur trou par un trou : Bob, seul, face au Mont Fuji Yama, dans une scène Au-dessous du volcan, qui voudrait bien atteindre ce trou inaccessible, son cratère, canne de golf en main, balle au sol, qui frappe au loin. Comment donc s’en sortir pour lui ? Comment donc s’échapper pour eux ?
A force de contrastes, le film se tient donc dans un clair-obscur permanent, comme si Bob et Charlotte se trouvaient aux pôles, une nuit qui se prendrait pour le jour (interdisant le sommeil), un jour qui aurait les allures de la nuit (comment donc y voir clair dans sa vie ?) : pour être heurtées, les existences de Bob et Charlotte finissent par en avoir les couleurs à ce point saturées qu’elle les empêchent de trouver le repos, de jour comme de nuit. Une absence de sommeil qui produit une réalité difforme, installant non pas Bob et Charlotte dans un mol oreiller ouaté, un monde planant, fait de rêverie, confortable, mais un climat étrange pour signifier l’inconfort : une ambiance onirique.
Précisément, l’onirisme n’est pas la rêverie. Elle est une pathologie de la rêverie. En effet, Bob et Charlotte sont des personnages incapables, constitutivement, de rêver. D’abord, leur vie le leur interdit : quand elle ne le permet plus à Bob (qui, en somme, semble déjà arrivé dans sa vie pour en avoir fait le tour), elle ne le permet pas à Charlotte (incapable d’apercevoir la moindre issue de secours). Bob et Charlotte sont fatigués d’exister, en bout de course, que leur vie soit en train de se jouer au finish (pour Bob) ou qu’elle n’en soit qu’au stade du starting-block (Charlotte). Ensuite, et à l’évidence, Bob et Charlotte ne peuvent pas rêver puisqu’ils sont incapables physiquement de dormir. Dès lors, ce qu’ils perçoivent de la vie/de leur vie, à travers leur rencontre quasi invraisemblable, semble relever a priori davantage du registre de l’onirisme. Si la consonance du terme est belle, elle n’en emporte pas moins une dimension psychiatrique, l’onirisme étant une forme de délire. Toutefois, dans le film, cette déréalisation de la réalité de Bob et Charlotte est contrecarrée dans ces effets néfastes par par les scènes durant lesquelles Bob et Charlotte, lors de chacune de leurs rencontres, consomment de l’alcool, que ce soit au bar lorsqu’ils se rencontrent pour la première fois, au restaurant plus tard (consommation de bière), dans la chambre de Bob (saké) lorsqu’ils regardent ensemble La Dolce Vita, mais aussi lorsque Bob fait part à Charlotte de son plan d’évasion, préparant un coup comme on lève le coude, le braquage de sa vie, parce que « j’suis piégé » confie-t-il à Charlotte, tenter une évasion en se cherchant une complice, d’abord s’arracher de l’hôtel, puis de cette ville et enfin de ce pays : « Vous avez assez bu j’espère, faudra du courage », dit-il finalement à Charlotte. Une omniprésence de l’alcool, dont Bill est le VRP, venu au Japon pour des séances photos prodiguant les bons soins comme les mérites d’un whisky. Proprement, chacune de ces scènes est l’occasion pour Bob et Charlotte d’un instant de vérité, le seul moment du film où l’un comme l’autre confessent leur inaptitude comme leur incapacité à être au monde, ce monde qui leur échappe tant il leur paraît étranger. Dès lors, si l’onirisme, au sens psychiatrique, est bien une pathologie du rêve, qui produit les mêmes effets qu’un rêve, les mêmes effets hallucinatoires mais non pas à l’état de sommeil mais a contrario à l’état de veille (comme se trouvent Bob et Charlotte), qui entraîne des réactions affectives et motrices (la rencontre de Bob et Charlotte), ce qui distingue donc radicalement l’onirisme de la rêverie, n’en reste pas moins que leur consommation d’alcool en dissipe paradoxalement les vapeurs. Tout ce que perçoivent Bill et Charlotte, de nuit comme de jour, se produit sans doute dans un état de veille permanent, un état de siège comme un état des lieux de leur existence avant de tout solder, état de siège comme état des lieux rendus possibles par l’ingestion d’alcool, mais alcool qui produit un effet de déplacement de l’onirisme dans le film. Chez Sofia Coppola, en effet, l’onirisme n’est plus une altération des facultés mentales de Bob et Charlotte mais un onirisme qui, sous l’effet de l’alcool, produit un enivrement qui ouvre à une lucidité incroyable.
Cette lucidité les amène à la vérité du film : ce qui est onirique, au sens de proprement délirant, d’ordre psychiatrique, donc, ce n’est pas finalement le regard que portent Bob et Charlotte sur leur existence, regard obvie qui se trouverait en état de déréalisation total, mais ce qui est onirique est bien plutôt la réalité malade de leur quotidien qui ne s’interrompt jamais comme une ville incapable de dormir. Dans son flux permanent et tendu, ce ne sont pas Bob ni Charlotte qui sont hébétés comme enivrés par l’alcool, c’est la réalité qui est étourdie, une réalité qui est proche d’un état de confusion mental finissant par annuler, finalement, toutes les différences sur lesquelles étaient construites le film lors d’une scène terminale, lorsque Charlotte, au restaurant avec Bob, pour des retrouvailles difficiles après qu’il ait passé la nuit avec la chanteuse du bar, est incapable de distinguer les photographies des plats sur la carte du restaurant tant ils sont semblables les uns aux autres, chaque plat étant substituable à l’autre comme chaque vie, au fond, dans sa forme abrutissante, confinerait au néant s’il n’y avait pas de ressaisie. Bob et Charlotte ne déraillent donc pas, c’est la réalité qui est bord cadre/borderline. Ce ne sont finalement pas Bob et Charlotte qui sont en manque d’orientation dans leur vie, c’est le monde qui est désorienté à force de buts à atteindre et de sens à quêter, un monde dont le sérieux comme le caractère industrieux apparaît aussi fumeux que la vie de Bob et Charlotte est vaporeuse. C’est donc parce que Bob et Charlotte sont autant incapables de sommeil, que leur horloge interne fonctionne à merveille. Déréglés, non plus synchrones mais désynchronisés, ils sont enfin en mesure de quitter les rails comme les fuseaux horaires de leurs existences respectives, apercevoir enfin ce que chacun met la nuit sous l’oreiller. Et c’est ainsi que la scène d’au revoir, par laquelle se termine le film, vaut en réalité comme retrouvaille (avec eux-mêmes, avec leur vie), un secret auquel chaque spectateur sera tenu, Bob, au milieu de la rue, parmi la foule passante, murmurant à l’oreille de Charlotte quelques mots inaudibles auxquels elle acquiesce doucement, Bob et Charlotte s’embrassant enfin pour se dire au revoir, Charlotte pleurant et sourire à la fois, une larme échappée comme le taxi de Bob s’en va désormais retrouver un chemin dont on ne sait pas s’il sera certain ou bien encore incertain, multidirectionnel sans doute comme ce panneau de signalisation filmé par Sofia Coppola montre tant de routes disponibles, n’ouvrant plus au doute dorénavant mais au champ des possibles.
Voilà donc la « boîte noire » du film, un secret qui ne se partage pas. C’est que Bob et Charlotte, de secret, finalement, n’en ont pas. Leur secret, c’est de ne pas en avoir. Plutôt, leur secret n’est pas d’avoir de programme de vie. Que cette absence de programme leur tient lieu de programme et de sens. Une programmation de leur vie qui se refuse comme on réglerait impossiblement un flou pour Bob l’acteur venu se faire photographier, le mari de Charlotte photographe de métier, Charlotte elle-même s’adonnant un temps au plaisir de la capture d’images. Leur secret : le plus court chemin n’est pas la ligne droite, mais la courbe qui passe par d’autres langages, et au terme de cette courbe de se retrouver tel qu’enfin une langue inconnue, une manière inédite d’aborder leur vie, les aura changé en retour. Lost in Translation témoigne finalement d’une mise en scène où se joue en des silences, toujours le même et seul drame d’être et de ne pas être au monde. Son verbe est un verbe de négatif où n’apparaît que ce qui disparaît. Bob et Charlotte, s’efforçant d’amener au jour, d’amener au verbe ce qui, en eux voudraient avec une telle force obstinée et condamnée s’élever jusqu’à la signification, jusqu’au langage donc, mais demeurera, imminent et captif, au seuil nocturne et muet par où on les quittera à la fin du film. L’ennui avec les mots, à quoi consentent Bob et Charlotte, c’est que trop aisément ils feignent de signifier : en conséquence ils trahissent la profonde rumeur que les existences de chacun les charge de tirer vers la page claire de leur programme. Bob et Charlotte rusent alors avec eux : autant qu’Orphée ils sont Ulysse, détournant les vocables de leur sens immédiat, nous dérobant leurs derniers instants de paroles. C’est que toute langue demeure étrange et étrangère à notre condition, qui est celle la plupart du temps d’un étranger en un étrange lieu. La parodie de la parole signifiante comme de trouver un sens à son existence, voilà le dérisoire royaume où Bob et Charlotte peuvent se réfugier, en en disloquant les attentes pour y trouver place, dans le cadre d’une relation amoureuse. Une histoire d’amour qui paraissait sans doute incompréhensible. Au-delà du principe de raison. Mais qui n’était pourtant pas une hallucination, le produit de leur seule imagination. Non. Ce qui s’annonçait, à la rencontre de Bob et Charlotte, n’était pas une illusion, bien que cet amour reposait tout le long du film sur l’absence de rationalité. Mais avec Charlotte, mais avec Bob, s’est augurée une intensité de vie qui les a régénérés de la leur sentant qu’ils étaient aimés. Ensemble, tout est devenu incomparable, tellement différent. Bob et Charlotte se sont refait santé mélancoliquement auprès l’un de l’autre. Une histoire d’amour pour vivre enfin intensément ce qu’ils n’avaient vécu jusqu’à leur rencontre que dans la platitude et l’ennui. Mais une histoire d’amour exprimée à leur manière, par leur conduite : à leur forme hésitante, d’être absents malgré tant de figures. « Figure porte absence et présence », disait, à cet égard, Pascal. Une approche radicale de la vie comme de l’amour qui serait celle d’un « savoir » paradoxal du pas su précisément, un consentement à la vie, un oui sans réserves à tout ce qui arrive.
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- David Fonseca, « On The Rocks de Sofia Coppola : True lies, false life », Le Rayon Vert, 15 mars 2021.
- David Fonseca, « Virgin Suicides de Sofia Coppola : Soleil noir de la mélancolie ? », Le Rayon Vert, 27 décembre 2020.
- Thibaut Grégoire, « Les Proies : L’homme amoindri et la menace sexuelle chez Sofia Coppola », Le Rayon Vert, 20 septembre 2017.