« L'Ordre » de Jean-Daniel Pollet
Avec L'Ordre, Jean-Daniel Pollet s'intéresse à l'idée de normalité. Qu'est-ce qui fait que l'on peut qualifier quelqu'un de normal ou d'anormal ? Pourquoi une fois la maladie interrompue, les lépreux n'arrivent pas à se réintégrer en société, voire ne le souhaitent plus ?
« L'Ordre », un film de Jean-Daniel Pollet (1973)
Spinalonga, 1904. C'est sur cette île grecque que sont conduits les lépreux, une fois les symptômes de la maladie rendus visibles, pour les tenir à l'écart, restreindre la propagation. Que se passe-t-il sur cette île ? L'attente. Une attente durant laquelle la vie se reconstruit avec les possibilités qui lui sont données. Est arrivé un médicament, permettant non pas de faire disparaître la maladie, mais de l'arrêter, d'empêcher son cheminement. Les lépreux se rendent alors dans un centre, supposé précéder une réinsertion en société, un retour au monde extérieur. Pourtant, le séjour se prolonge. Les lépreux , bien que guéris, ne quittent pas les lieux. C'est dans ces lieux que se sont rendus le réalisateur Jean-Daniel Pollet et le sociologue Maurice Born, en 1973, pour réaliser un essai cinématographique, L'ordre. Entretien avec Raimondakis, autour duquel le documentaire prend forme. Il nous parle de son vécu à Spinalonga, de son isolement, de sa rancœur aussi. Nous sommes face à lui, c'est à nous qu'il s'adresse. Pourtant nous sommes en 2016, lui, à cet instant, en 1973. Il s'adresse en réalité à ce qui, dans la conscience collective, forme cet étrange concept de normalité. Ce qu'il nomme les gens sains. Le début de l'entretien se déploie sous un reproche. Celui d'être là, face à lui, muni d'une caméra. Ou plutôt, sous une mise en garde, sous ce qui pourrait devenir éventuellement un reproche. Celui de se réapproprier les enregistrements, de ne pas dévoiler les choses telles qu'elles sont montrées, mais d'y attribuer un autre message, un nouveau sens.
Nous tournons à l'intérieur du centre, voyons les mêmes pavés défiler, nous longeons les murs, nous nous arrêtons, nous les longeons de nouveau. À chaque approche vers l'extérieur, à chaque fenêtre, nous sommes subitement repoussés vers l'arrière, recentrés. Nous ne pouvons que deviner, du moins pour un temps, les semblants de paysage qui ne s'exposent à notre vue qu'en vitesse, que spasmodiquement. À travers ses mouvements de caméra, Jean-Daniel Pollet retranscrit déjà une certaine idée de l'enfermement, du retour du même. Quand l'image de l'île, vue de loin, vient interrompre le cheminement. C'est donc là que nous sommes, isolés de tout. La mise en voix-off, qui englobe tout le court-métrage, nous parle un instant de cette vue, mais inversée. Celle de celui qui, coincé là, regarde l'étendue de la mer. Justement pour ne plus voir cette île, où chaque personne lui sert de reflet, où tout semble le rediriger vers sa condition de personne malade.
Jean-Daniel Pollet n'affirme rien, il s'interroge, il cherche à comprendre, nous fait part de son raisonnement. Les débuts de réflexion qu'il émet, les pistes de réponse qu'il se donne, c'est tout ce qui nous est donné, mis à part l'entretien avec Raimondakis. Et sur ces pistes de réponse, de nouvelles questions naissent. À travers l'île de Spinalonga, c'est la problématique de la normalité qui fait surface. Qu'est-ce qui fait que l'on peut qualifier quelqu'un de normal ou d'anormal ? Quelles en sont les délimitations ? Qui les a établies ? Pourquoi une fois la maladie interrompue, les lépreux n'arrivent pas à se réintégrer en société, voire ne le souhaitent plus ? C'est en quelque sorte ce qui apparaît à travers le documentaire. Un face à face, entre ce que Raimondakis appelle les gens sains et les gens qui ne le sont pas. La normalité et l'anormalité. Une tension, car il est évident que la deuxième catégorie n'est qu'un concept de la première. Et cette tension devient presque palpable, lorsque portrait par portrait, apparaissent quelques-uns des habitants du centre. Ils savent pourquoi ils sont filmés. Transparaît un agacement, une lassitude, de l'indifférence, parfois de la colère. Un échange qui s'effectue toujours dans un même sens, celui du vu et celui du voyeur.
L'ordre est une retranscription assez juste. Ce n'est ni du mépris, ni de la compassion que provoque la vision du documentaire, comme le craignait Raimondakis. Jean-Daniel Pollet a pu trouver une certaine neutralité, et ne se sert principalement que des dialogues alimentés par les habitants. C'est eux, en grande partie, qui façonnent le film, le construisent, de leurs propres impressions et réflexions, parfois juste d'un regard. Bien entendu il est difficile de rendre réellement compte de la situation à travers un documentaire. On y reste extérieur. Juste de passage. Mais de ce bref passage, nous retirons toutefois un aperçu, un fragment, peut-être même une remise en question.