« Lola vers la mer » de Laurent Micheli : Si par une nuit d'orage...
Avec "Lola vers la mer", Laurent Micheli dépeint le monde en couleurs de Lola malheureusement entravé par une lourdeur psychologique tant narrative (le père antagoniste) qu'esthétique (les clichés du cinéma psychologique).
« Lola vers la mer », un film de Laurent Micheli (2019)
On doit peut-être à Lola vers la mer la plus belle séquence vue depuis longtemps dans un film belge. La voiture de Lola (Mya Bollaers) et de son père Philippe (Benoît Magimel) traverse une nuit orageuse où les éclairs croisent le visage de la jeune femme alors qu'elle boude sur le siège arrière. C'est que le monde de Lola est d'abord fait d'électricité et de fulgurance plutôt que de dérèglements hormonaux et d'hystérie. Les quelques plans nocturnes qui l'illustrent montrent avec une force silencieuse que ce monde suit une ligne de fuite aussi bien indiscutable qu'impossible à canaliser d'un point de vue psychologique. Pourtant, et de manière à la fois incompréhensible et attendue — le cinéma psychologique contemporain ne parvient pas à se passer de structures binaires —, Lola vers la mer repose sur un principe bien connu : pour raconter l'histoire d'une différence, il faut mettre des bâtons dans les roues du personnage, le pousser à bout, le rabaisser et lui rappeler sans cesse l’anormalité de son existence. Ce ne sont pas les timides variations qu'apporte Laurent Micheli dans son scénario trop écrit qui vont peser dans la balance. Le cinéaste plombe en effet tellement son récit en utilisant les vieilles recettes d'un cinéma d'auteur contemporain à tendance psychologique (scène musicale naïve, alternance entre disputes et moments de joie ou de calme éphémère, etc. NB : on en devient malade) qui se répètent depuis plus de vingt ans qu'il ne peut soutenir ni le devenir de Lola, qui lutte tant bien que mal malgré les nombreux pièges qu'on lui tend, ni prendre vraiment le temps de colorer son monde en filmant les vibrations qui le traversent. Ce sont uniquement les formes limitées du cinéma psychologique contemporain qui font l'objet de notre critique puisque le rapport du visible et de l'invisible, l'horizon et les possibles, se trouvent toujours considérablement réduits par les répétions et les clichés qu'impose ce moulage esthétique et narratif.
Le principal antagoniste que Lola doit affronter est son père Philippe. Contrairement à elle, il n'a pas de monde. Ou plutôt : celui-ci s'est effondré depuis que sa femme (qui est aussi la mère de Lola) est décédée. La structure automatiquement binaire du film transforme cette figure paternelle en véritable agent de police. Il empêche en effet de faire tourner le monde de Lola comme il le devrait, et le film d'être autre chose qu'un règlement de compte bien trop pachydermique par endroits. Philippe mène une vie animée par le ressentiment, sans orage ni couleurs, il semble porter sur ses épaules toute la misère du monde dont Lola représente le plus grand fardeau. Lola vers la mer pourrait raconter la co-vulnérabilité, la co-fragilité de deux êtres qui ne peuvent plus se rencontrer au croisement de leurs mondes. Mais il s'agit d'une impression, car même s'ils semblent parfois se trouver, les ressentiments de Philippe finissent toujours par avoir le dernier mot, comme à la fin du film laissée en suspension. Quelques instants plus tôt en effet, ils dînent dans un restaurant et Philippe rabâche encore un lot de cruautés qui montre qu'il n'a pas changé même après le voyage qu'ils ont vécu ensemble. Philippe ne comprend pas pourquoi Lola veut se faire opérer, il découvre avec "surprise" qu'il est homosexuel, soit autant de nouveaux motifs de désunion. À la gare, au vu de sa mine déconfite, c'est bien un fardeau qui semble peser sur ses épaules. Son visage figé traduit son incompréhension et une blessure à jamais ouverte. Lola vers la mer serait-il d'abord l'histoire d'un père en colère qui a perdu son fils, soit un film ancré dans l'amertume et le ressentiment ? La critique que nous adressons est évidemment morale : nous aurions préféré voir le film célébrer le monde électrique et tout en couleurs de Lola dont Laurent Micheli pose pourtant les bases. Or, c'est le nom de Benoît Magimel qui apparaît en premier sur le poster et dans le générique de début. Fallait-il offrir ce privilège à la star qui accepte de jouer dans le deuxième film d'un cinéaste belge inconnu ? Le poster de Lola vers la mer, plutôt comique (ou triste, c'est selon) au vu de l'expression du visage de l'acteur, donne également l'impression de faire du ressentiment du père l'image-clé du film. C'est peut-être là le symptôme d'un cinéma psychologique à structure inégalement binaire qui pense la différence en opposition avec ce qui la menace.
Laurent Micheli se sert de la bêtise de Philippe pour construire un récit psychologique qui mettra donc à l'épreuve Lola. Cette bêtise est pourtant présentée comme une fragilité et c'est bien là un des problèmes de Lola vers la mer. Jamais Philippe n’appellera Lola par son nom. Il utilisera toujours la troisième personne du singulier au masculin. Quand Lola, durant leur voyage en voiture pour aller disperser les cendres de la mère à la côte belge, demande à s'arrêter pour aller aux toilettes, Philippe lui dit qu'elle peut pisser debout contre un mur. Il fait exprès de ne pas comprendre Lola : ce sont tous les possibles du film et son horizon qui se trouvent réduits à son incompréhension. Pour lui, si Lola devient ce qu'elle est, c'est parce qu'elle a eu une adolescence difficile qui s'est progressivement dégradée. Dans une scène ambiguë où il discute avec la tenancière du bar à champagne où ils font escale, il explique que Lola lui a fait vivre un enfer : crise de nerfs et d'hystérie, pleurs et cris pour un rien, automutilations, fugues, jusqu'à ce qu'elle soit devenue "irrécupérable" en commençant à "s'habiller en fille". Ce qui pourrait relever de l'intensité de la vie vécue passe pour un dérèglement psychologique, une hystérie, soit tout ce que n'est pas Lola. À nouveau, c'est le monde vide et pétri de ressentiments du père qui s'étale dans une fragilité que le film, de notre point de vue moral, ne remet pas suffisamment en question. Le spectateur est appelé à se faire son propre jugement (et tant mieux) jusqu'à avoir pité de lui. Philippe aurait tout faux mais, en même temps, son rôle d'agent ne cesse de bloquer l'accès au monde de Lola dont peu de choses transparaît. Si Lola vers la mer confronte deux regards, deux rapports à la vie, un qui la nie et l'autre qui l'expérimente, celui de Philippe ne peut endosser quelconque vérité, si ce n'est celle de son caractère destructeur. C'est à cause de lui que l'hystérie pointe le bout de son nez et que le monde de Lola reste timidement caché dans un récit qui lui accorde finalement peu de place.
Si cela ne suffisait pas, Laurent Micheli chausse donc aussi ses gros sabots en reprenant les mauvaises recettes du cinéma d'auteur contemporain à tendance psychologique et engagé. Tout à son honneur, Lola vers la mer n'est déjà pas un film coup de poing à l'instar du très mauvais Girl de Lukas Dhont auquel il ne faudrait absolument pas le comparer. Lola vers la mer n'en demeure pas moins un film psychologique trop appuyé, et c'est logique que le monde de Lola trouve difficilement, dans ce contexte, des chemins en friche pour s'exprimer. Le cahier des charges du petit psychologue doit semble-t-il être respecté avant tout. Les retrouvailles inaugurales entre Philippe et Lola parlent d'elles-mêmes. Exactement comme dans Continuer de Joachim Lafosse, Lola commence d'abord par s'adresser à son père en utilisant son prénom – lourdeur ultime qui ne semble pas encore assez usée pour certains qui semblent y trouver de la finesse psychologique. On découvre également un paquet d'argent qui réapparaîtra plus tard. L'écriture s'avère aussi discriminatoire et humiliante, comme lorsque Lola affronte deux policiers flamands qui se moquent d'elle ou lorsqu'elle demande des hormones à un pharmacien (lui aussi flamand, bonjour les clichés) qui refuse de les lui donner. Laurent Micheli nous gratifie de surcroît d'une de ces laborieuses scènes musicales servant de rupture narrative (NB : on n’en peut plus) : Lola danse de grand matin avec une prostituée dans la cuisine du bar à champagne, comme si c'était reflétait la puissance de son monde. Bien au contraire, cette scène pétrie de naïveté ridiculise Lola, mal à l'aise, et le film. Elle n'existe que pour apporter un peu de "bonheur" éphémère entre deux moments de tristesse et de colère. C'est de la liberté en toc, à l'instar de tous ces inévitables moments artificiels dits de "liberté", comme lorsque Lola passe la tête par la fenêtre de la voiture. Enfin, le tout se termine bien sûr au grand air, à la mer du nord, pour régler ses comptes et prendre un nouveau départ, certes ici incertain.
En refusant le film coup de poing, le voyeurisme et une confrontation trop violente entre les contraires (par exemple, de la violence physique contre Lola de par sa différence), Lola vers la mer évite quand même les contradictions morales de Girl où pointe un voyeurisme complaisant puisque Lukas Dhont filme un personnage qui cache à tout prix ce qu'il ne veut pas montrer. Si Laurent Micheli ne s'intéresse pas suffisamment à nos yeux au monde de Lola et à ses possibles, le rendant presque artificiel, celui-ci, on l'a dit, garde en creux la force d'un orage mais aussi une puissance céleste. On apprend ainsi à la fin que Lola avait reçu un télescope pour son anniversaire — le plus beau cadeau qu'on lui ait jamais offert. Elle a grandi en regardant les étoiles. Dans la lecture de la lettre finale destinée à sa mère, Lola explique que le télescope servait à réunir toute la famille. Ses parents lui apprenaient le nom des étoiles et des constellations, et ils découvrirent sa préférée : Monoceros, la licorne. Quelques plans de ciels étoilés dialoguent à distance avec ceux où grondent les orages. Si la référence à la licorne peut prêter à sourire par sa naïveté rose bonbon, il faut constater que c'est par là que le monde coloré de Lola exprime ses intensités et ses vibrations, à des années lumières des explications psychologiques ridicules de Philippe. Une licorne, des bulles de savon, une veste jaune, des mèches roses, un skatepark, et oui peut-être aussi passer sa tête par la fenêtre de la voiture au son d'une musique qu'on aime : Lola nous fait bien signe, à la surface de son monde.